Quelques repères sur l'émergence d'ARPANET

A. Serres

En quoi la connaissance de l'histoire d'Internet peut-elle être utile aujourd'hui ?
Au-delà de l'intérêt anecdotique du rappel obligé et convenu des origines, opéré dans toute présentation d'Internet, il est nécessaire de prendre au sérieux l'histoire des technologies numériques et des réseaux, pour y trouver peut-être quelques clés de compréhension aux mutations et aux questions posées aujourd'hui par ces technologies. Dans cette perspective, l'exploration de l'émergence d'ARPANET, considéré comme l'ancêtre de l'Internet, peut apporter deux choses :
- une meilleure compréhension de la nature même d'Internet, en tant qu'infrastructure informationnelle ouverte, hétérogène, auto-organisée, en transformation et en expansion permanentes. La triple mise à jour des projets des pionniers d'ARPANET, des valeurs qui sous-tendent ces projets et de leurs modalités de réalisation montre que ces caractéristiques foncières de l'Internet actuel sont déjà présentes dès l'émergence d'ARPANET.
- par ailleurs, l'étude de ce réseau pose de fait la question de l'innovation technique et oblige à s'interroger sur les approches théoriques permettant de penser l'innovation.
En bref, il s'agit de comprendre ARPANET pour, d'une part mieux comprendre l'actuel Internet et d'autre part mieux cerner les mécanismes de l'innovation ; cette pensée des innovations permettant en retour de mieux saisir l'émergence de cette invention majeure que fut le premier véritable réseau informatique.
Dans cet article, nous ne nous intéresserons qu'au premier aspect, la connaissance historique proprement dite des origines d'ARPANET, sur laquelle nous tenterons de fournir un certain nombre d'éléments et de points de repère.

Histoire ou grand récit ? Le problème de l'interprétation des origines

Cette histoire commence à être connue : elle est rappelée dans un très grand nombre de livres, d'articles, de sites web... et donne lieu à une historiographie de plus en plus riche et en plein essor. Mais s'agit-il vraiment d'une histoire ou d'un phénomène de `` mise en récit '' collective des origines du réseau, de l'élaboration d'une sorte de grand récit des origines, d'un mythe fondateur ? Par-delà les fonctions souvent idéologiques de cette historiographie se pose le problème de l'interprétation des origines, que l'on peut résumer schématiquement à deux lectures courantes : la lecture militaire et la lecture communicationnelle. Et avant de fournir notre propre grille d'interprétation des origines d'Internet, il convient sans doute de les rappeler brièvement.

Les origines militaires du réseau : une véritable légende, fondée sur une rumeur et une confusion

Revenons tout d'abord sur la lecture militaire, devenue presque une `` vérité historique '', tant elle est répandue, banalisée, officialisée à travers d'innombrables écrits et présentations d'Internet, même si elle commence à être battue en brèche.
Selon cette interprétation courante, ARPANET serait issu d'un projet militaire de l'armée américaine, plus exactement de cette agence du Pentagone chargée du financement de la recherche avancée : l'ARPA (Advanced Research Projects Agency ou Agence pour les Projets de Recherche Avancée). Le réseau de l'ARPA (i.e. l'ARPA NETwork), né en 1969, serait ainsi le produit direct de la guerre froide et de la volonté stratégique du Pentagone de doter les Etats-Unis d'un réseau militaire de communication, pouvant résister à une attaque nucléaire en raison de son architecture distribuée. Créé par le Pentagone, ce réseau aurait été ensuite `` donné '' par l'armée américaine aux universités, qui s'en seraient emparé pour développer de multiples applications informatiques, échanger fichiers et ressources et, progressivement, développer le réseau des réseaux, l'Internet. Cette explication, régulièrement dénoncée par les acteurs d'ARPANET et par de nombreux historiens et spécialistes, est tout bonnement erronée : ARPANET était au départ un réseau civil, qui a ensuite intéressé les militaires, et non l'inverse. Selon nous, cette `` légende tenace et sulfureuse ''[*]repose sur une erreur d'interprétation, dûe à une confusion avec un autre projet de réseau distribué, apparu à la même époque.
En effet, au début des années 60, un projet de réseau `` théoriquement '' indestructible a bel et bien été élaboré par un expert de la RAND Corporation, Paul Baran. Dans un premier rapport en 1962, cet informaticien développe l'idée, alors très novatrice, d'un réseau de communication distribué, sans centre vital et assurant la redondance des communications et fondé sur un nouveau mode de transmission de données, la transmission par paquets. Paul Baran mènera un long combat solitaire, au cours duquel il publiera pas moins de onze rapports successifs entre 1962 et 1964 pour défendre son projet, d'abord contre le scepticisme de la RAND Corporation et du Pentagone et surtout contre l'hostilité de la firme AT&T. Mais au moment où il semble avoir gagné, lorsque le projet est confié en 1965 par le Pentagone à une nouvelle agence militaire, la DCA (Defense Communications Agency), Paul Baran décide d'abandonner en demandant lui-même l'arrêt du programme, en raison de sa méfiance pour cette agence. La brève histoire de ce projet avorté de réseau distribué témoigne ainsi des fortes réticences, rencontrées au début des années 60 chez les principaux acteurs des télécommunications (notamment AT&T), devant ce nouveau mode de transmission, la transmission par paquets, et cette nouvelle architecture de réseau.
Ainsi le projet Baran, antérieur à ARPANET (de 1961à 1965) et sans lien direct avec celui-ci, ne verra jamais le jour[*]. Et l'histoire `` médiatique '' d'Internet est donc fondée sur une confusion historique entre deux projets, similaires au plan technique mais très différents dans les objectifs et les acteurs concernés.

La lecture communicationnelle

Une autre interprétation très répandue met l'accent sur la dimension communicationnelle d'ARPANET et d'Internet : Internet serait le produit de l'idéologie de la communication transparente, de l'utopie cybernétique. Cette lecture est certes plus vraisemblable que l'interprétation militaire, car il existe une dimension utopique, idéologique et une très forte prégnance de la cybernétique dans les projets des acteurs d'ARPANET. Et l'on sait le rôle essentiel des `` discours d'accompagnement '' et de l'imaginaire technique dans les processus d'innovation. Mais cette vision, aussi juste soit-elle, reste réductrice par l'oubli des autres composants de l'innovation et la survalorisation de la dimension des discours et de l'idéologie.

Au-delà des diverses instrumentalisations auxquelles se prêtent ces deux lectures des origines, mises au service d'opérations de dénigrement ou de justification du réseau, au-delà de leur contenu historique même, plus ou moins sujet à caution, les lectures courantes des origines d'Internet sont sous-tendues par des présupposés implicites très classiques de l'innovation : un présupposé `` positiviste '' de l'innovation, réputée bonne en soi et qui se diffuse ensuite progressivement, selon une conception linéaire du `` progrès technique '', une vision historique fondée sur une causalité unique (qu'il s'agisse de l'armée, de la guerre froide ou de la cybernétique et de l'idéologie de la communication). Et dans la plupart des présentations des origines d'ARPANET, l'innovation est prise comme un objet technique déjà stabilisé, bouclé, dont la mise au point se serait déroulée selon un programme pré-établi : autrement dit, le résultat est pris pour la cause, l'innovation est un objet fini, une `` boîte noire '' qui tombe comme l'aérolithe de 2001 Odyssée de l'espace. Ces interprétations, qui évacuent l'incertitude, les oppositions, les controverses, donnent l'impression qu'ARPANET est sorti tout armé du cerveau de quelques concepteurs et stratèges.

En fait, pour appréhender cette histoire dans toute sa complexité, il faut, selon nous, procéder à une triple remise en cause :
- se dégager des interprétations courantes sur les origines (qu'elles soient militaires, communicationnelles...) et de ses propres positions actuelles par rapport au réseau, ce qui suppose un effort d'objectivation, de recul critique ;
- remettre en cause les modèles classiques de l'innovation, les représentations linéaires, fondées notamment sur le `` modèle de la diffusion '', qui ne permettent pas de rendre compte de l'incertitude des processus, de cette zone grise de l'innovation entre les rêves d'ingénieurs et l'objet technique stabilisé. Un effort théorique, consistant à s'interroger sur les modèles et les théories de l'innovation, est donc nécessaire.

- enfin, il faut chercher à se dégager de la recherche des causalités, des explications rétrospectives habituelles : un effort épistémologique de remise en question des présupposés les mieux ancrés (celui de la recherche des causes) nous paraît également indispensable.

Au rebours de l'histoire que l'on peut apeler médiatique par sa large diffusion, une étude approfondie de l'émergence de l'ancêtre d'Internet, embrassant une période d'une quinzaine d'années, donne une toute autre vision. Plutôt que de retracer ici cette longue histoire, nous essayerons de la résumer en tâchant de répondre aux questions suivantes :
- quelles sont les grandes étapes de ce long processus ?
- d'où vient ARPANET ?
- à quels objectifs répond-il ?
- pour qui est créé ce réseau ?
- sur quelles forces s'appuie le projet ?
- comment s'est construit le réseau ?
- de quelles controverses ARPANET traduit-il le règlement ?
- quelle image résumerait le mieux l'ensemble du processus ?

Sans visée exhaustive, il s'agit de montrer la complexité de cette histoire, entremêlant toutes sortes d'acteurs, d'objets techniques, de composants et de temporalités.

Quelles sont les grandes étapes de ce long processus ?

Si le projet proprement dit d'ARPA Network s'est développé de 1967 à 1969, année des premières connexions, il ne peut être compris que dans la moyenne durée et comme l'aboutissement d'un long processus d'innovation commencé dans les années 50. Schématiquement, ce processus peut se décomposer en quatre étapes entremêlées, découpage personnel permettant d'offrir une vision simplifiée :
- une première période assez longue, du début des années 50 à 1962 ;
- une deuxième étape de 1962 à 1967, celle de la mise en réseau des acteurs de l'informatique et de l'émergence du projet lui-même, 1962 étant la césure, avec la création de l'IPTO par Licklider ;
- la troisième étape assez brève, de 1967 à 1969, correspond à la conception, la construction, la mobilisation des acteurs pour la mise en place d'ARPANET ;
- enfin une dernière période à partir de 1969, non délimitée en aval, marquée par la naissance proprement dite d'ARPANET, son développement rapide, puis l'apparition des autres réseaux et leur interconnexion.
Nous reprendrons d'abord les deux premières étapes du processus, avant de répondre à quelques questions portant sur le réseau lui-même.

Des années 50 à 1962 : la longue gestation

La première période, inaugurée par la naissance conjointe de l'informatique, de la cybernétique et du `` complexe militaro-scientifique-industriel '', couvre toutes les années 50 et voit l'émergence à la fois des acteurs, des organisations, des thèmes, des techniques, des projets et de l'imaginaire technique du futur ARPANET. Dans cette période assez longue, on peut distinguer l'apparition, non simultanée et distincte, de quatre premiers ensembles d'entités et d'acteurs, aux projets spécifiques qui n'ont encore rien à voir les uns avec les autres, qui ne sont comparables en rien et dont l'interconnexion progressive constituera une part essentielle de l'histoire d'ARPANET : l'ARPA et les intérêts stratégiques des USA, Engelbart et l'hypertexte, Kleinrock et la transmission par paquets, et surtout le MIT et le time-sharing.

La naissance de l'ARPA

Créée au début 1958, l'ARPA (Advanced Research Projects Agency) est, avec la NASA, l'une des réponses des Etats-Unis à l'humiliation du premier satellite russe `` Spoutnik ''. Placée sous la tutelle du Ministère de la Défense, l'agence a pour mission stratégique d'impulser, soutenir et financer les recherches permettant de protéger les Etats-Unis, en les mettant `` à l'abri de toute surprise technologique ''. Mais l'agence est également chargée de reprendre en mains la recherche militaire, éclatée et dispersée entre agences concurrentes. Au début, l'ARPA s'est surtout consacrée aux efforts de recherche dans le domaine des missiles et l'agence ne commencera vraiment à s'intéresser aux ordinateurs qu'à partir de 1961-62.

Engelbart et l'hypertexte

Ingénieur en électrotechnique considéré, à juste titre, comme le pionnier de la micro-informatique et des interfaces graphiques (il sera l'inventeur de la souris...), très marqué par le texte prophétique de Vannevar Bush sur l'hypertexte, Douglas Engelbart, qui entre au SRI (Stanford Institute of Research) en 1957, fonde son propre laboratoire pour donner un support à ses recherches sur cette notion qu'il appelle `` l'augmentation ''. Engelbart consacrera toute sa vie à la recherche de dispositifs et de méthodes pour améliorer, `` augmenter '' l'efficacité intellectuelle. La démarche qu'il entreprend à la fin des années 50 vise à considérer l'ordinateur comme un outil de communication, au service du travail intellectuel, de la résolution de problèmes complexes et du travail en équipe.

Les travaux de Kleinrock sur la transmission par paquets

Cette phase `` d'incubation '' des composants d'ARPANET voit aussi la naissance des premières recherches sur la transmission par paquets, initiées par un jeune chercheur, Leonard Kleinrock, qui commence en 1959 son PhD au MIT sur un nouveau mode possible de transmission des données, fondé sur la commutation par paquets et non par circuits. Avec un premier article en juillet 1961, puis la publication de sa thèse en 1964, les travaux de Kleinrock sont les premiers sur ce mode de transmission, et ils auront une grande influence sur Larry Roberts, le concepteur d'ARPANET.

Le time-sharing comme nouveau modèle d'ordinateur

Les travaux sur le time-sharing constituent l'ensemble d'acteurs et d'entités le plus important, car ils précèdent le lancement d'ARPANET, dont ils constituent une sorte de préfiguration. Au plan technique, le time-sharing désigne les ordinateurs à accès multiple, permettant une utilisation collective, `` partagée '' des programmes et des ressources. Le time-sharing s'oppose au modèle dominant des ordinateurs de l'époque, celui du traitement par lots (batch processing), qui imposait des temps de réponse très longs. Après les travaux pionniers en 1957 de John McCarthy au MIT, foyer principal de recherche sur ce type d'ordinateurs, le time-sharing est en passe de devenir un thème fédérateur, un nouvel `` objet '' scientifique débattu dans les conférences de l'époque, comme celle du centenaire du MIT de 1961, qui ouvre la voie à l'ordinateur du futur conçu comme outil de communication interactive. Car au-delà des aspects techniques, se profile une toute autre conception de l'informatique et des usages possibles de l'ordinateur : ainsi le time-sharing devient-il le support technique de ce qu'on appellera `` l'informatique interactive '', ou l'informatique communicationnelle, véritable alternative au paradigme de l'informatique de calcul, alors hégémonique. Autour des différents travaux et réflexions menées au MIT et dans l'entreprise BBN s'élaborent plusieurs notions, comme celles développées par Licklider sur la `` symbiose homme-machine '', les `` communautés en ligne '', la `` bibliothèque virtuelle '', rejoignant d'ailleurs les intuitions d'Engelbart sur les interfaces et l'hypertexte. Tous ces thèmes du time-sharing, exprimés dans des discours à forte tonalité sociale et communicationnelle où la thématique cybernétique est prégnante, constituent les ingrédients d'un nouveau modèle de l'ordinateur, l'ordinateur en réseau, dont ARPANET sera la consécration, après les divers projets spécifiques du début des années 60. Par ailleurs, le mouvement autour du time-sharing va constituer une part essentielle de l'ossature humaine, organisationnelle, technique, sociale, du réseau des fondateurs d'ARPANET.

Le `` tournant '' de 1962

En 1962, deux des grandes `` filières '' constitutives d'ARPANET sont encore séparées : d'une part, le mouvement naissant, désordonné et prometteur de l'informatique interactive au MIT, d'autre part, l'ARPA, alors en pleine redéfinition de ses missions et de son fonctionnement et disposant d'un fort potentiel à la fois financier, politique et scientifique. Un homme va permettre la jonction entre ces deux ensembles, Licklider.
Ce chercheur aux multiples talents d'ingénieur, de manager de la recherche, de théoricien de l'informatique, très marqué par la cybernétique de Wiener et convaincu de la validité du time-sharing, est recruté par l'ARPA pour développer le financement des recherches informatiques. Si les conditions d'arrivée de Licklider à l'ARPA en octobre 1962 sont assez compliquées et curieuses (il aurait pris sa décision en jouant à pile ou face !) et si ses missions restent imprécises et floues, Licklider va opérer une `` traduction '' réussie de l'ARPA, en détournant cet acteur vers ses propres buts : il n'accepte en effet la mission de l'agence qu'à la condition de développer les recherches informatiques dans la direction qui est la sienne, celle du time-sharing et non selon l'axe du batch processing, alors dominant à l'agence et chez ses partenaires. Le résultat de l'arrivée de Licklider sera décisif pour la suite, avec la création du service informatique de l'ARPA, l'IPTO (Information Processing Techniques Office), qui va développer et réorienter totalement la recherche informatique académique.

1962-1967 : la montée en force de l'informatique interactive

Cette période, ouverte par la création de l'IPTO, peut être caractérisée par deux grandes tendances étroitement liées :
- la constitution, la structuration et le renforcement des réseaux socio-techniques de l'informatique interactive autour du pivot que va représenter l'ARPA/IPTO
- l'apparition des principes techniques, des expérimentations et des premiers projets de mise en réseau d'ordinateurs.

Composé d'une équipe des plus réduites (trois personnes), animé par une succession de dirigeants exceptionnels comme Licklider (de 1962 à 1964), jeunes et brillants comme Sutherland (de 1964 à 66), Robert Taylor et Larry Roberts (de 1966 à 1969), le service informatique de l'ARPA, l'IPTO, devient en quelques années un acteur stratégique au centre de la recherche informatique universitaire. Disposant de moyens financiers importants et grâce à un mode de management inédit et particulièrement souple, l'IPTO va permettre le développement des projets les plus importants de l'époque, dans les domaines de la `` recherche avancée '' en informatique : le time-sharing, notamment avec le Project MAC au MIT, le Project GENIE à Berkeley, les travaux sur l'architecture des ordinateurs (Macromodule à l'Université Washington de Saint-Louis, l'ILLIAC IV à l'Université de l'Illinois), l'Intelligence Artificielle, le graphisme, les travaux d'Engelbart sur les interfaces (la souris), etc. Tous les chercheurs en contrat avec l'ARPA sont organisés en une sorte de réseau scientifique, les ARPA's Contractors, lancé dès 1962 par Licklider et progressivement renforcé par ses successeurs. En 1967, le réseau compte une trentaine de chercheurs, plus quelques dizaines de doctorants, tous en étroite relation avec l'ARPA/IPTO, qui organise chaque année une réunion annuelle, pour exposer et discuter tous les projets de recherche, échanger des informations, développer le travail collectif... Bien avant ARPANET existe ainsi un réseau informel et humain, que le réseau informatique viendra doubler.
L'action de l'IPTO à cette époque se traduit également par la création des premiers Ph D (diplômes de doctorat) d'informatique, témoignant de la constitution en discipline autonome de la Computer Science.

Toute cette période de 1962 à 1967 est également marquée par la montée progressive de la thématique des réseaux d'ordinateurs, au triple plan des discours et des débats, des projets et des expérimentations (une première connexion à distance est expérimentée en 1965 entre la côte Est et la côte Ouest) et des principes techniques, avec le développement des premières recherches sur la transmission par paquets. En effet, entre 1961 et 1967, trois travaux de recherche similaires, de nature différente, sont menés en parallèle et sans aucun lien entre eux, aux Etats-Unis et en Angleterre :

- aux Etats-Unis, existent d'une part la thèse pionnière de Kleinrock en 1963 au Lincoln Laboratory, travail de recherche purement théorique qui restera sans implication pratique pendant plusieurs années, d'autre part le projet ambitieux et révolutionnaire pour la défense militaire, défendu par Paul Baran, déjà évoqué ;
- en Angleterre se développe également un projet de réseau expérimental au NPL (National Physical Laboratory).
Le point commun de ces recherches est l'invention d'un nouveau mode de transmission des données, opposé au mode dominant d'alors, la commutation par circuits, défendue par les opérateurs des télécoms[*]. Les fondements techniques d'ARPANET et d'Internet commencent donc à émerger, mais la technique balbutiera encore plusieurs années et l'innovation est encore loin d'être stabilisée.

1967-1969 : d'où vient ARPANET ?

A l'origine directe du projet se trouve Robert Taylor, alors Directeur-adjoint de l'IPTO. Pour des raisons à la fois économiques (le partage des ressources informatiques très chères des universités), techniques (l'IPTO dispose alors d'un système de communication peu satisfaisant) et `` idéologiques '' (Taylor est un fervent partisan des idées de Licklider sur l'informatique en réseau), le responsable de l'IPTO lance l'idée d'un projet de réseau, reliant les centres de recherche informatique en contrat avec l'ARPA, idée qu'il expose au Directeur de l'agence au début 1966. Si le projet est immédiatement accepté par la direction, il mettra un an avant de pouvoir commencer véritablement, avec le recrutement, difficile, de Larry Roberts comme responsable scientifique ; et le projet restera très minoritaire pendant plusieurs mois au sein de la communauté des chercheurs.

Quels objectifs vise ce projet de réseau ?

Les objectifs explicites sont très clairs et visent le partage des ressources informatiques, dans un souci de rationalisation des dépenses de l'ARPA : à cette époque, l'ARPA/IPTO accorde de généreux financements aux ARPA's Contractors et toutes ces recherches nécessitent des matériels très coûteux, généralement incompatibles. Le réseau devra donc permettre de connecter des ordinateurs hétérogènes, afin de pouvoir échanger informations et ressources logicielles. Mais le projet d'ARPA Network, lancé par Robert Taylor et piloté par Larry Roberts à partir de 1967, vise également des objectifs implicites : la création de communautés en ligne, soudées autour d'un nouveau modèle de l'ordinateur, l'ordinateur en temps partagé (time-sharing), support d'une nouvelle conception des usages et des potentialités de l'informatique.

Pour qui est créé ce réseau ?

ARPANET n'est donc pas lancé pour les besoins de l'armée (contrairement à la légende), ni même pour la communauté universitaire dans son ensemble, encore moins pour le grand public, mais bien pour les besoins de la recherche et de cette poignée de chercheurs en informatique en contrat avec l'ARPA.
Il est intéressant de noter que le projet, présenté en avril 1967 par les responsables de l'IPTO, Taylor et Roberts, rencontre au départ de fortes oppositions chez la plupart des chercheurs, réticents à l'idée de partager leurs ressources et surtout en désaccord avec la première architecture technique prévue pour le réseau, qui leur paraît irréalisable. Ce n'est qu'à partir du moment où ils seront débarrassés des tâches de routage des données, grâce à la proposition de Wes Clark de créer des ordinateurs spécialisés pour cette fonction, les IMP (Interface Message Processor), que les chercheurs accepteront le projet d'ARPA Network. Le premier plan du réseau, annoncé en octobre 1967, prévoit la connexion progressive de dix-neuf sites, à partir des quatre premiers sites choisis : UCLA (University of California at Los Angeles), le SRI (Stanford Research Institute), l'UCSB (University of California at Santa Barbara) et l'Université d'Utah. Le choix des sites traduit l'imbrication de raisons personnelles (les relations personnelles entre chercheurs jouent un très grand rôle), scientifiques et techniques, et la cartographie du réseau technique d'ARPANET reflètera, jusqu'en 1971, le réseau humain et scientifique des ARPA's Contractors, mis en place par Licklider et les dirigeants de l'IPTO à partir de 1962.

Sur quelles forces s'appuie le projet ?

ARPANET a été une aventure collective mobilisant, dès le début, plusieurs dizaines de personnes (environ une centaine vers 1969-70), réparties en différentes équipes pour la connexion des quatre premiers sites à l'automne 1969. Ces forces et ces réseaux différents renvoient à des intérêts, des objectifs, des valeurs, des cultures spécifiques et ARPANET est le produit des multiples interactions entre ces différentes forces, ces différents réseaux : autrement dit, ce réseau informatique est déjà un `` réseau de réseaux '' humains et socio-techniques.
Si l'on ouvre la `` boite noire '' d'ARPANET en 1968-69, on y trouve (sans parler des nombreux `` non-humains '', entités et objets techniques) des acteurs humains et des organisations qui se répartissent en trois mondes, trois pôles distincts étroitement reliés : le Pentagone et les autorités politiques (le pôle Militaire), la recherche universitaire (le pôle Scientifique), les entreprises informatiques (le pôle Economique). ARPANET est donc à l'intersection des trois pôles de l'armée, de l'université et de l'entreprise, représentatifs du fameux `` complexe militaro-scientifique-industriel '' américain, né au cours de la 2ème guerre mondiale. Pour autant, il ne faut pas voir la naissance du réseau comme le résultat d'une `` commande '' de l'armée aux scientifiques ou aux entreprises : le réseau est bien le produit commun de ces trois sphères entremêlées, poursuivant des objectifs différents mais travaillant ensemble pour un projet collectif. Et au-delà de ces pôles dans lesquels ils se situent provisoirement, les acteurs d'ARPANET appartiennent d'abord à la petite communauté informatique (ou plutôt à une partie de cette communauté), c'est-à-dire un ensemble de chercheurs circulant intensément d'un pôle à l'autre.

Comment s'est construit le réseau ?

De manière plus précise, les acteurs du projet se répartissent en trois groupes, aux tâches et missions bien définies à partir de 1968.

Dans le Pôle Militaire, l'ARPA/IPTO assure le financement, le management et le pilotage du projet. Bénéficiant du soutien de l'ARPA et au-delà du Pentagone, le jeune ingénieur Larry Roberts joue un rôle crucial de `` chef d'orchestre '' du projet : présent sur tous les fronts, il fixe les échéances, attribue les tâches aux différentes équipes, négocie à l'extérieur de l'agence, établit les contrats, surveille la mise en oeuvre du projet... Il lancera ainsi l'appel d'offres pour la construction des IMP en août 1968.

Du côté du Pôle Scientifique, les quatre universités choisies sont chargées des aspects logiciels du projet et de l'organisation future du réseau, de la gestion des flux et des informations. Au sein de ce pôle, plusieurs équipes de travail vont se constituer, chacune sur une mission précise :
- les recherches sur les protocoles réunissent des chercheurs des quatre sites, au sein d'un groupe de travail, qui jouera un rôle décisif, le NWG (Network Working Group) ;
- le SRI, sous la direction de Douglas Engelbart, est chargé de mettre en place un centre d'information sur le réseau, le NIC (Network Information Center) ;
- enfin l'équipe de Leonard Kleinrock à UCLA a la responsabilité d'un groupe technique, chargé de la gestion des flux et de la surveillance du réseau, le NMC (Network Measurement Center).
Ces trois groupes ad hoc, qui apparaissent dès 1968-69, constituent ainsi les premières instances d'auto-organisation du réseau.

Enfin le pôle Entreprises est surtout représenté par l'entreprise BBN (Bolt Beranek and Newman), qui remporte l'appel d'offres pour la construction du réseau. Au sein de cette entreprise pionnière du time-sharing, une équipe d'ingénieurs, dirigée par Frank Heart et Bob Kahn, va mener en quelques mois un travail acharné pour relever le défi technique de la construction d'un réseau de communication inédit. BBN représente donc, pendant toute cette période, le deuxième centre vital d'ARPANET après l'IPTO, car de ses travaux pour la construction des IMP dépendra le succès ou l'échec du projet.

L'année 1969 voit ainsi la mise en place des fondements techniques, matériels et logiciels, du réseau, assurée en parallèle par les différentes équipes du projet, fortement mobilisées par l'IPTO pour respecter les échéances des premières connexions.

Tout processus d'innovation se caractérise, au moment où la `` boîte noire '' va se refermer, par un intense travail de normalisation et une innovation devient irréversible lorsqu'elle est entourée, enserrée d'un étroit filet de normes en tous genres, qui traduisent les premiers choix opérés et déterminent les choix à venir, les orientations possibles. Concernant ARPANET, ce mouvement de normalisation est très visible dans les deux années clés de l'émergence (1968 et 1969), avec la définition de différentes normes, donnant lieu à d'intenses négociations entre les acteurs sur les caractéristiques de l'objet : normes techniques[*], mais aussi normes de communication, comme le système des RFC (Request For Comments), système de communication et de `` documentation ouverte '', permettant à tout acteur du projet de publier ses propositions. Les RFC, véritable mémoire technique du réseau, joueront par ailleurs un rôle majeur dans le développement de la `` culture Internet ''.
On peut dater la véritable naissance d'ARPANET de l'automne 1969, avec le pari gagné par BBN et par l'équipe d'UCLA, qui parviennent à assurer la connexion du serveur d'UCLA au premier IMP dans les temps voulus. Le réseau commence à fonctionner, après une première connexion entre UCLA et le SRI en octobre et la première démonstration `` officielle '' le 21 novembre 1969 devant Larry Roberts, venu de Washington pour assister à une session `` Telnet '' (de connexion à distance) établie par Kleinrock avec le SRI. Le pari sera à moitié gagné, par contre, pour le NWG, dont les travaux sur les protocoles seront jugés insuffisants : les recherches sur les protocoles vont continuer jusqu'en 1973-74, avec la mise au point de TCP par Vinton Cerf et Robert Kahn.[*]Après les connexions des quatre premiers sites, le réseau s'étendra progressivement aux quinze autres sites, tous connectés en septembre 1971. La suite de l'histoire est connue et peut être considérée comme l'irréversibilisation progressive d'un réseau en constant développement.

Le travail de normalisation ne sera bien sûr pas terminé avec les premières connexions, mais déjà à la fin 1969, les fondements du réseau sont définis, établis, normalisés et formalisés. L'irréversibilisation du réseau est en marche, constituant l'un des principaux paradoxes d'ARPANET : celui de l'irréversibilité d'un réseau réversible, en constante évolution. Car cette propriété même de changement permanent, d'évolution et de transformation qui caractérise ARPANET (et Internet jusqu'à aujourd'hui) trouve ses racines dans l'émergence en 1968-69, autour de tous ces outils, ces groupes et ces modes de fonctionnement autogérés, permettant aux différents acteurs de proposer et négocier collectivement les normes communes du réseau.

De quelles controverses ARPANET traduit-il le règlement ?

Une innovation technique est le fruit de négociations permanentes entre différents acteurs, elle est le résultat du règlement de controverses qui ont accompagné le processus d'innovation. Selon nous, ces controverses peuvent être `` externes '', c'est-à-dire opposer partisans et adversaires du projet, ou `` internes '' lorsqu'elles divisent les protagonistes de l'innovation. En considérant l'émergence d'ARPANET sur le long terme, comme nous l'avons fait, il est possible de discerner au moins deux controverses externes et une interne.

La première controverse externe, particulièrement vive à la charnière des années 50-60, est celle qui oppose les tenants du batch processing, i.e. IBM et d'autres firmes comme SDC (System Development Corporation), ainsi que la majorité des informaticiens, à ceux du time-sharing, i.e. une bonne partie des chercheurs du MIT, la firme BBN et la nouvelle entreprise DEC (Digital Equipment Corporation). Cette discussion technique portant sur deux systèmes d'exploitation n'est qu'un élément d'une controverse plus large entre deux modèles, deux représentations de l'ordinateur : l'ordinateur comme machine à calculer vs l'ordinateur comme machine à communiquer, à partager l'information. ARPANET s'inscrit bien sûr dans le deuxième modèle, celui de l'informatique interactive, dont il consacre une victoire importante sur l'autre modèle. Rappelons que les dirigeants successifs de l'ARPA/IPTO, les chercheurs en contrat avec l'ARPA ou les ingénieurs de BBN, sont presque tous, à des degrés variables, partisans des systèmes à temps partagé, véritables supports techniques de ce réseau de partage des ressources.

Plus globalement, cette controverse entre le time-sharing et le batch processing, en passe d'être close au moment de la naissance d'ARPANET, peut être vue comme l'une des premières figures de ce clivage historique profond, qui traverse toute l'histoire de l'informatique et qui oppose constamment deux conceptions de l'informatique, clivage s'incarnant selon les époques et les technologies dans des formes différentes mais dans lequel on retrouve une continuité chez certains acteurs : dans les années 60, l'informatique de calcul, `` passive '', représentée par IBM et les grandes firmes contre l'informatique interactive et communicationnelle, défendue par une poignée de chercheurs, dont ceux du réseau de l'ARPA ; dans les années 70, l'informatique lourde contre l'informatique personnelle, avec l'opposition entre IBM et Apple ; dans les années 90, l'informatique `` propriétaire '' contre l'informatique `` ouverte '', avec le clivage actuel entre Microsoft et Linux. La liste n'est pas exhaustive et il ne s'agit ici que de pointer ce qui semble constituer une constante, une ligne de force dans ce partage entre deux visions opposées de l'informatique, à la fois techniques et socio-politiques.

Si ARPANET apparaît comme un nouveau succès des systèmes de time-sharing sur les anciens systèmes de traitement par lots, le projet de réseau incarne, de manière plus directe, une autre controverse technique, déjà apparue au moment du Rapport Baran : celle qui oppose les deux formes de transmission de données, la commutation par paquets et celle par circuits. Là encore, derrière les discussions techniques se profilent d'autres clivages, plus sociaux, qui expriment alors les différences, souvent profondes et de diverses natures (culturelles, professionnelles, techniques...) entre le monde de l'informatique et celui des télécommunications. Cette opposition, que traduit l'hostilité ouverte du géant des télécommunications AT&T au projet ARPANET (dans la continuité de son rejet des idées de réseau distribué de Baran), n'est pas limitée aux Etats-Unis et elle a été particulièrement vive en France avec le projet CYCLADES[*]. En schématisant quelque peu, on pourrait dire qu'ARPANET a marqué la victoire des informaticiens sur les ingénieurs des télécoms, tandis que CYCLADES a marqué leur défaite. Plus tard, ce clivage historique se retrouvera dans la bataille des normes de communication, opposant la norme X-25, préconisée par les administrations des télécoms de tous les pays et le protocole TCP/IP, défendu par les informaticiens d'ARPANET puis d'Internet.

Enfin une autre controverse, interne au réseau des acteurs d'ARPANET, surgit au moment du lancement du projet et oppose, pendant quelques mois, les partisans de l'ordinateur en local et ceux du réseau. Parmi les ARPA's Contractors, l'idée de réseau ne fait pas l'unanimité, au début du projet du moins, et si cette controverse a été rapidement dépassée par la mise en oeuvre du réseau, l'on peut observer, dans la topographie d'ARPANET, que les chercheurs les plus réticents, qui sont, paradoxalement, ceux du MIT, ne seront connectés qu'en juin 1970 et ne partiperont au projet que d'assez loin. L'un des principaux opposants au projet d'ARPA Network, Wes Clark, pionnier de l'informatique qui ne croira jamais au réseau, refusera, quant à lui, de connecter son laboratoire de l'Université Washington à Saint-Louis, alors même qu'il avait été pressenti par l'ARPA/IPTO pour être au centre du réseau. L'opposition constante[*]de Wes Clark au réseau témoigne de la complexité des processus de l'innovation technique et des désaccords qui divisent la petite communauté des informaticiens de l'ARPA.

Quelle image peut résumer le mieux l'ensemble du processus ?

Pour conclure, comment pourrait-on se représenter l'ensemble de ce processus d'émergence d'ARPANET, long d'une quinzaine d'années ? Sans doute par la figure de la spirale, englobant chaque fois des acteurs toujours plus nombreux et diversifiés, chaque pallier de la spirale marquant une nouvelle transformation du projet. La figure de la spirale nous paraît en effet assez bien appropriée pour donner l'idée d'un processus de développement à la fois spontané et auto-organisé, collectif, incertain, ouvert.
ARPANET est le produit de très nombreux composants, acteurs, forces, projets, idées, etc, dont aucun à lui seul n'aurait été suffisant pour permettre l'émergence du réseau. Pour comprendre la naissance d'ARPANET, il faut écarter l'idée du plan-programme, de l'innovation planifiée a priori, sur le modèle des grands projets scientifiques d'état[*]. Même si ARPANET a été largement financé, soutenu par les instances du Pentagone, et si le processus d'innovation est un subtil mélange de volontarisme et de spontanéité, l'apparition de ce réseau relève en bonne partie d'un phénomène proche de ce qu'on appelle le `` bootstrapping '' : dans un système donné (une machine, un objet technique), aucun des éléments composant le système ne peut à lui seul amorcer un démarrage ou une transformation (par exemple, dans un système informatique, certains éléments doivent être en interaction les uns avec les autres pour pouvoir lancer le système). La notion de bootstrapping renvoie ainsi aux notions d'émergence, d'auto-organisation, d'autopoièse..., ou comment un système donné peut se transformer tout seul.
La naissance d'une infrastructure informationnelle, telle que celle d'ARPANET, présuppose une longue accumulation de multiples composants (techniques, sociaux, culturels, normatifs, etc.), le développement à un certain niveau d'univers de référence partagée (comme des normes, des pratiques...) ; et c'est la convergence de ces différents mondes de significations, à un moment donné, qui permet l'émergence d'une nouvelle réalité.
Ce qui se passe dans les années 68-69 est un phénomène de ce type, une convergence des différents composants de l'informatique interactive, sous la coordination de l'ARPA/IPTO. Et cette convergence est à l'origine du phénomène de `` bootstrapping '', d'auto-organisation, d'émergence du réseau.

C'est pour cette raison qu'il est impossible de comprendre la naissance d'ARPANET si l'on ne prend pas en compte la lente accumulation de tous ses composants, comme la montée en force de cette idée de mise en réseau, la structuration progressive du champ de la recherche informatique sous l'effet de l'ARPA/IPTO, et la convergence incertaine des différentes `` filières '', techniques, sociales, idéologiques, constituant autant de causalités locales à l'origine du réseau le plus `` indestructible '' de l'histoire des techniques : indestructible non en raison de ses principes techniques mais précisément par cette multiplicité et cette hétérogénéité dont il est l'expression.

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INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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LATOUR, Bruno. La Science en action : Introduction à la sociologie des sciences. 2ème éd., rev. par l'auteur. Paris : Gallimard, 1995. (Folio Essais)

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Footnotes

... ''
Selon l'expression de Christian Huitema, l'un des pionniers français de l'Internet. Voir C. HUITEMA, Et Dieu créa l'Internet..., Eyrolles, 1995, p. 51
... jour
Sur l'histoire du projet Baran, voir le livre de Katie Hafner et Matthew Lyon, Les Sorciers du Net. Les origines de l'internet, Calmann-Lévy, 1999
...ecoms
La transmission par paquets repose sur le principe du découpage des messages en paquets autonomes, circulant selon le meilleur chemin possible, de proche en proche et ne mobilisant pas tout un circuit. Elle repose aussi, chez Baran, sur la nécessité d'un réseau distribué, fortement maillé et potentiellement indestructible en cas d'attaque.
... techniques
Les normes techniques concernent notamment les spécifications des IMP, définies par Bob Kahn, de BBN, en avril 1969 et les normes de connexion des IMP aux ordinateurs des universités. Quant aux normes définissant les protocoles de communication, elles ne sont pas encore fixées et le domaine des protocoles sera plus long à stabiliser, puisque le véritable protocole d'Internet ne sera inventé qu'en 1974.
... Kahn.
A partir de 1974, la question des protocoles sera presque résolue, puis achevée en 1978 avec la mise au point du protocole IP (Internet Protocol), ajouté à TCP (Transmission Control Protocol), qui deviendra ainsi TCP/IP.

... CYCLADES
Le projet CYCLADES, lancé en France en 1972 par la Délégation à l'Informatique, était également un projet de réseau informatique, reposant sur la technique de transmission par paquets, comme ARPANET. Mais il a été enterré, notamment en raison de l'hostilité de l'administration des Télécoms.
... constante
Opposition amicale et loyale cependant, car c'est Wes Clark qui tirera d'embarras Larry Roberts en avril 1967, en lui suggérant de modifier l'architecture du réseau basé sur les serveurs IMP. Wes Clark jouera constamment le rôle de `` l'opposant constructif '', refusant le réseau pour des désaccords de principe, mais aidant régulièrement ses amis de l'ARPA/IPTO.
...etat
Le processus d'émergence d'ARPANET se différencie profondément, par exemple, du lancement du Minitel, produit d'un `` plan-programme '' politico-administratif, décidé `` d'en haut '' selon le mode habituel de fonctionnement des grandes administrations françaises. L'une des conséquences essentielles de cette différence dans les processus d'innovation porte sans aucun doute sur le caractère même de l'architecture technique : ouverte, et donc évolutive, en ce qui concerne ARPANET, fermée, et donc figée, pour le Minitel.