Autre chose qu'un discours, davantage qu'un accompagnement, mieux qu'une résistance

Yves Jeanneret


En première analyse, il existe bien undiscours d'accompagnement desNTIC. La critique de ces discours est un acte politique important. En effet, identifier ce type de discours, le nommer, le détacher des objets, autorise à en reconstruire les présupposés, à le dénoncer, à prendre la mesure de son ampleur et de ses effets. Plus d'une des analyses présentées dans ce numéro l'atteste. L'effort pour repérer ces idéologies, qui ne parlent souvent des "NTIC" que pour parler d'autre chose, permet de les détacher de leur apparente évidence. En effet, ces discours ne sont pas seulement de l'ordre du mode d'emploi ou de la vulgarisation technique; ils s'organisent souvent autour d'un ensemble cohérent de catégories politiques, incarnées en quelque sorte dans la figure de la technique. Ainsi peut-on reconstruire méthodiquement les argumentations convergentes qu'autorise l'annonce d'une "ère des réseaux" et montrer que cette idéologie n'est pas une description mais une exploitation des objets qu'elle désigne (réseaux, technologies, information, etc.).

Un tel ensemble de discours est avant tout paradoxal, les analyses ici réunies le montrent avec éclat: annonçant la liberté, il autorise de nouvelles contraintes; annonçant l'équité, il justifie le cynisme; annonçant le partage, il crée de nouveaux clivages; annonçant la démocratie, il déserte le politique. Arracher ces discours à leur prétention planétaire et à leur universalité technique pour les ancrer dans des enjeux, des lieux et des situations - analyser leurs effets dans la ville, dans l'entreprise, dans l'industrie culturelle, dans la relation sociale et amicale - permet de saisir des changements aussi importants que masqués. Ainsi peuvent être saisis et contestés les principes au nom desquels la nécessité du changement est imposée, sous des formes déterminées, aux salariés, aux citoyens, aux personnes privées. La critique des discours trouve une pleine justification dans la liberté qu'elle donne de voir et de dire ce qu'une approche purement technique des changements masque au regard et soustrait à la parole.


Ni un réel discours, ni un simple accompagnement

Un tel effort de pistage et de démythification est important.. Dans la lignée des analyses de l'idéologie ordinaire menées par Barthes et du démontage des disciplines de discours de Foucault, il soustrait ces discours à leur apparente naturalité. Il est important que certains opèrent un démontage méthodique de ces nouvelles machines rhétoriques, que d'autres s'emploient à produire et à diffuser non moins méthodiquement. J'y ai apporté en plusieurs occasions une modeste contribution. Ce contre-pouvoir permet de désigner une idéologie, de la décoller des objets auxquels elle adhère, de la combattre, d'y résister, alors que laisser en l'état l'agglomérat des objets et des discours conduit à subir un certain modèle politique comme le simple prolongement de la technique. A cet égard, le succès actuel de l'expression "discours d'accompagnement" - formule frappante qui synthétise les analyses critiques menées depuis une décennie par nombre de chercheurs - fournit un point d'appui pour ce projet de reconstitution d'une distance, d'institution délibérée d'une posture politique dans le technique1. Il existe bien, parmi les discours politiques actuellement en circulation dans la société, une entreprise de discours, cohérente et puissamment relayée, pour doter les médias informatisés de vertus extraordinaires et faire avancer, sous couvert de cette révolution annoncée, divers projets de marchandisation de la culture, de libéralisation des échanges et des statuts, de mise en concurrence et en instabilité des salariés, de légitimation providentielle d'un modèle social et économique. Tenons cela pour acquis.

Mais s'agit-il vraiment d'un discours d'accompagnement? Sommes-nous face à une formation idéologique cohérente, qui viendrait de l'extérieur se juxtaposer aux médias informatisés, en colorer l'interprétation et en produire des représentations illusoires ? En posant cette question2, je voudrais approfondir la nature des faits idéologiques et imaginaires auxquels nous sommes confrontés, et surtout combattre l'idée qu'il suffirait de résister à ces discours, comme à un corps étranger à la réalité de la technique, pour adopter une posture politique efficace à propos des objets contemporains.

Et d'abord, quels sont ces objets? Ont-ils, par-delà les discours, une réalité vraie que nous pourrions opposer à l'illusionqui les accompagne ? Savons-nous les désigner sans idéologie? Poser cette question permet peut-être de clarifier les choses et de marquer les limites de ce que peut désigner le "discours d'accompagnement des NTIC". Notons d'emblée qu'appeler "technologies de l'information" les objets dont il est question ici, c'est déjà les saisir au sein d'un discours, ou plutôt d'une langue et d'un imaginaire particuliers, et particulièrement énigmatiques. Qualifier ces objets de technologies de l'information est leur donner une vertu assez mystérieuse, celle de "traiter l'information". Que désigne ici le mot "information"? Un traitement mathématique de la probabilité? l'écriture codée des programmes informatiques? des contenus discursifs ou iconiques? une valeur de connaissance véhiculée dans des situations sociales? Tout cela, n'en doutons pas, et de façon indistincte. Le discours est donc présent d'emblée dans la désignation des objets qu'il est censé accompagner.

Parler de "technologies de l'information" procède d'un ensemble d'hypothèses complexes et résulte de tout un travail médiatique. Cela suppose en particulier une opération linguistique et une figure sémiotique (visuelle), sur lesquelles il vaut la peine de s'attarder quelque peu. Cette désignation consiste à donner un nom allusif à une classe d'objets - et donc, par-delà cette désignation, à constituer cette classe comme définie par le traitement de l'information Mais, par-delà cette opération linguistique, elle conduit à se représenter ces objets, à les imaginer visuellement, d'une certaine façon, ce qui nous sort d'une seule référence au discours. Des "technologies de l'information", ce sont des objets de passage et d'accès, des filtres à travers lesquels passe une matière indistincte qui s'y transforme, l'information: image que concrétisent, depuis le célèbre schéma de Shannon, des circuits, des réseaux, des graphes, des liens.

Cette double figure, terminologique et visuelle, linguistique et sémiotique, de parole et d'image, est le c½ur de ce avec quoi nous nous débattons aujourd'hui. Mais il faut bien admettre que cette figure est souvent présente dans la résistance aux discours du pouvoir. Cette reprise sur le mode critique est symptomatique de la difficulté que nous rencontrons, en tant que chercheurs et en tant qu'acteurs politiques, à échapper à ce qui est davantage qu'un discours. C'est à mon avis le signe que la politique ne peut pas se contenter de s'exercer du dehors sur les objets et les discours, qu'elle doit élucider la dimension politique des objets eux-mêmes. Et, indissociablement, des imaginaires que ceux-ci convoquent, autorisent et matérialisent par leur mode d'existence même.

L'erreur serait ici de croire que la désignation des objets procède, chez les promoteurs comme chez les critiques, d'un acte de caractérisation. Penser clairement les objets n'est nécessaire, ni pour les promouvoir, ni pour prétendre les démocratiser. La désignation "technologies de l'information" ne vise pas à clarifier ces distinctions nécessaires, elle a pour effet au contraire d'amalgamer en une seule pseudo-notion un ensemble de médiations techniques et sociales extrêmement complexe3 - et donc de fournir l'occasion d'effacer cette complexité. Toute l'idéologie évoquée plus haut, ne tient, ne se propage, ne résiste à toute critique que parce qu'elle se glisse dans le pouvoir allusif de cette désignation.

Cette interrogation succincte sur le nom des objets indique assez, me semble-t-il, que l'idée de discours d'accompagnement n'est qu'une première étape dans une analyse critique qui doit saisir plus précisément un objet idéologique d'une nature particulière. D'une part, nous ne sommes pas seulement face à un discours classique, dont le régime social et idéologique serait bien défini, les fonctions repérables et l'expression explicite; d'autre part, l'imaginaire contenu dans les mots et les images fait davantage qu'accompagner les objets, il les constitue.

Or l'interrogation linguistique amorcée n'est que le point de départ d'une critique complexe et polymorphe. Voici quelques exemples simples de ces emboîtements. Si nous parlons de nouvelles technologies, que nous évoquons (pour la craindre ou la désirer, mais en y croyant) une société de l'information, si nous revendiquons une politique de l'information ou une liberté de l'information, nous ne faisons que reconduire une sorte d'amalgame de ce que voudrait distinguer l'idée d'accompagnement: dans notre propre mouvement de résistance à un ordre informationnel, nous mêlons dans le terme "information" les propriétés réelles des objets, les conditions de leur appropriation sociale et les idéologies de la culture qu'ils peuvent justifier. Si nous prétendons ½uvrer à une réelle interactivité, inventer une vraie démocratie électronique, revendiquer une égalité d'accès à l'information, nos combats contiennent la figure même de l'idéologie contre laquelle ils prétendent s'instituer. Ce qui se traduit sociologiquement par un fait mentionné à plusieurs reprises dans les discussions qui se sont tenues pendant le colloque: qu'il n'est pas impossible que les militants d'une informatique libre et les acteurs de la marchandisation des réseaux partagent plus d'une fois4 un vocabulaire commun, une posture politique voisine, une idéologie informationnelle envahissante. Or ce qui les rassemble n'est pas une conception explicite, conceptuellement armée, de l'information, mais plutôt un effacement - volontaire ou involontaire - des médiations sociales du pouvoir et du savoir sous l'invocation d'un terme-écran, "information".

Ceci ne pose pas à mon avis que des problèmes de détail à la pensée politique sur les objets en jeu, que je préfère nommer "médias informatisés".


Modes d'existence du pouvoir symbolique dans les médias informatisés.

Pouvons-nous, en abandonnant la formule qui piège un discours dans les objets, analyser les imaginaires à l'½uvre dans les médias informatisés - cette formule visant à donner une définition concrète des objets et à dissocier leur principe technique de leur rôle social - et pouvons-nous, à partir de là, identifier les pouvoirs à l'½uvre dans les régimes de cet imaginaire?

Il s'agit, finalement du rapport entre les objets, les pratiques, et les signes dans lesquels ces objets et pratiques sont saisis et interprétés. Je prendrai, pour avancer dans la réflexion critique sur ces rapports, le seul exemple des combats pour le logiciel libre. Celui-ci se mène au nom d'une certaine conception politique, une revendication égalitaire et citoyenne, opposée aux pouvoirs de l'Etat et des acteurs dominants du marché. Mais il s'exprime dans les valeurs les plus structurantes de l'idéologie informationnelle: dans ce discours désormais bien étudié5, le non normé est préférable au normé, l'ouvert est désirable et le clos haïssable, l'accès de tous aux données élémentaires est la condition de la démocratie. Cette revendication opère bien comme une résistance - le terme est d'usage - aux appropriations, aux clôtures, aux normalisations des conduites culturelles. A cet égard, on ne peut que souscrire au souci que manifeste cet "ébranlement critique"6. Mais les termes de la critique et les valeurs qu'elle invoque doivent être interrogés, ainsi que les attitudes sur lesquelles celle-ci débouche. Plutôt que d'avancer une nécessité des médiations dans la culture, la revendication d'une informatique ouverte repose sur la croyance en l'existence d'une donnée brute, l'information, qui pourrait être offerte à une manipulation et à une reconfiguration universelles. Le terme "propriétaire" trouve dans ce cadre une qualification informationnelle significative: un logiciel "propriétaire" ne convoque pas une critique de la propriété, mais de l'opacité.

Mais que peut être, dans un univers techno-culturel aussi complexe que les médias informatisés, une information transparente? transparente à qui? selon quel sens? à quelles conditions? Une telle posture renforce l'idée qu'existe un objet dans le monde nommé "information", donne à cet objet le statut de norme politique, et postule la transparence dans l'accès à cet objet comme principe d'un nouvel ordre (désordre?) politique. Radicalisée, cette posture politique, en même temps qu'elle renforce la croyance dans les valeurs de la transparence, donne le pouvoir aux plus habiles dans la manipulation technique, quand elle n'exige pas de tout citoyen qu'il se livre à un apprentissage approfondi de la technique logicielle pour pouvoir se dire réellement membre de la cité informatique. Cette "politique de l'information" occulte les conditions d'adaptation des messages à des publics ignorants et même participe d'un effacement plus général de la question de la médiation. Elle a aussi pour effet, en tant que discours actif, de supprimer la question des signes et du langage.

Il n'est pas inutile de confronter à cet égard l'usage que fait un Bill Gates de l'idéologie informationnelle avec celui qui est à l'½uvre dans le mouvement de défense de l'"open software". Le premier invoque la perspective d'une société de l'information et même d'une démocratie du savoir pour avancer ses entreprises de conquête d'un espace industriel de la culture, des textes et des moyens de lire, d'écrire, de rechercher, de diffuser. Mais s'il ne cesse, comme "idéologue actif"7, d'invoquer la valeur de la transparence, il sait bien, en tant qu'acteur industriel, que les médiations de la culture existent. Il n'a en effet pas le choix. Il ne peut avancer ses entreprises de marchandisation de la culture qu'en tenant compte des médiations nécessaires à la socialisation des objets: aussi développe-t-il des langages visuels, organise-t-il des ordres du texte, évalue-t-il les possibilités d'appropriation des outils. En tant qu'idéologue, le manager de l'économie "cyber" efface les épaisseurs de la culture et confond les données avec les signes; en tant que commerçant et créateur de dispositifs, il en inspecte et mobilise soigneusement la complexité.

Face à cette duplicité sociale et sémiotique, le militant de l'open software risque de proposer une résistance impuissante, voire néfaste, s'il prend trop au sérieux l'idéologie informationnelle et que, loin de la duplicité des acteurs du e-business, il croit pour sa part, jusque dans l'action, à ce que d'autres ne manipulent que comme une justification. Je ne prétends pas que tous les acteurs de ce mouvement partagent cette simplification, mais que le principe même d'une résistance fondée sur l'information porte en elle cette ambiguïté idéologique profonde, que c'est à cette ambiguïté qu'il doit une part de son pouvoir de séduction. Beaucoup des textes écrits pour une liberté de l'information pensent réellement en termes d'ouverture, d'accès, de disponibilité, de manipulation active, c'est-à-dire avec l'idée qu'il existerait des choses qui pourraient se nommer "information", "traitement de l'information", "technologie de l'information". Dans cette mesure, l'égalitarisme radical d'une posture culturelle se heurte à deux apories tragiques: d'une part, la politique devient le seul apanage des experts en programmation, si bien que la liberté s'emploie avant tout à une lutte pour la maîtrise des procédures, devenant à la fois techniciste et élitiste; d'autre part, la confusion de l'informatique, des langages, des médiations sociales et des savoirs sort renforcée de ce combat indistinct pour la valeur information dans sa pureté, si bien que ce combat pour la démocratie ne peut faire communauté sociale.


Des machines signifiantes

Cet exemple - sans doute un peu caricaturé par sa radicalisation - n'est ici désigné que pour peser la complexité de la question posée. Mais pour aller plus loin, il faut essayer de comprendre pourquoi il est impossible de se contenter de l'idée d'un discours d'accompagnement. L'exemple nous indique quelques voies pour répondre à cette question.

La première raison de ce statut particulier de l'idéologie est que les représentations (langage, images, postures gestuelles) ne peuvent être détachées des objets eux-mêmes. Ceux-ci ne comportent pas une nature technique qui pourrait être définie en tant que telle, abstraction faite de l'imaginaire qui, en réalité, les constitue. Ceci tient à la nature propre de ces objets techniques particuliers que sont les médias8: ceux-ci ne traitent pas seulement la relation de l'homme aux forces naturelles, leur rôle est avant tout de modifier les rapports qu'entretiennent les hommes entre eux par la communication. Pour cette raison, leur technicité est, elle elle-même, gorgée d'imaginaire, de désir et de pouvoir. Les propriétés techniques des médias, inscrites dans la matérialité des supports et, au stade informatique de leur développement, codés dans la programmation de leur fonctionnement, enferment des logiques d'interaction, des conceptions du langage et des signes, des valorisations de certaines logiques de communication, d'inscription des textes, de publication, d'échange. L'imaginaire de la communication, les désirs de la transformer ou de l'optimiser, selon certaines valeurs et certaines logiques - les aspirations ambivalentes et contraires par lesquelles nous voudrions la faire à notre main - sont donc inscrits dans les objets, impliqués dans la façon de les concevoir, dans la façon dont ils supposent des usages, dans la façon dont ils sont utilisés et possédés. C'est tout cet espace de médiations matérialisées9 que la simple revendication d'une ouverture ou d'une égalité informationnelles ne prennent pas en considération. Et donc, ne les prenant pas en compte, celles-ci ne passent pas réellement au politique, c'est-à-dire à la question de l'appropriation sociale effective des objets.

Cette première considération conduit à une seconde, plus radicale encore, qui est que nous ne pouvons pas prétendre à une maîtrise ou à une approche purement fonctionnelle des médias et général, et a fortiori des médias informatisés. Ce n'est pas parce que nous n'avons pas encore une vision des médias affranchie des discours que nous sommes embarrassés par eux. L'idée d'un sujet-citoyen qui verrait complètement la nature de ces objets, qui pourrait en définir la fonctionnalité et en maîtriser l'usage, de l'extérieur, est illusoire, autant que celle d'un intellectuel organique qui pourrait faire le partage entre vérité et aliénation dans le rapport à ces objets. Le pouvoir des médias informatisés tient à leur complexité, et notamment à la part considérable des opérations qu'ils automatisent et masquent. C'est paradoxalement le masquage d'un ensemble de choses qui leur permet d'offrir, par-delà les couches multiples de ces traitements (la métaphore est approximative) des textes à lire: les médias sont des machines à textes, textes appropriables par les utilisateurs mais fondés sur une épaisseur considérable d'invisible. Il est dans ces conditions très difficile de définir le politiquement désirable et de trier entre lucidité et illusion. Les médias informatisés n'offrent pas la possibilité de distinguer le bon grain de l'ivraie, de définir des fonctionnalités communicationnelles qui seraient favorables à la démocratie d'autres fonctionnalités qui seraient asservissantes. Ils ne sous laissent pas le choix d'adopter une posture clairvoyante, panoptique, sur leur nature, mais nous obligent à faire avec les divers modes de méconnaissance que nous en avons.Nous sommes en quelque sorte pris comme dans des rets (voici de quoi renouveler la métaphore du "net") dans les pouvoir mêmes de ces dispositifs. En effet, ce qu'ils nous offrent est indissociable de ce qu'ils nous enlèvent, la raison pour laquelle ils nous donnent des pouvoirs est la même qui nous impose leur pouvoir.

Cette réflexion nous mène finalement, me semble-t-il - et quelque difficile que soit cette conclusion - à un questionnement sur la notion de politique elle-même. Quel est le point de vue à partir duquel nous pouvons définir un point de vue politique sur ces objets? Les médias informatisés sont des objets ouverts en quelque sorte à la pratique. Ils n'ont pas en eux-mêmes le principe de leur sens social. Ce sont des dispositifs matériels définissables à la fois comme contraintes et comme occasions d'initiative. Cela tient à la nature sémiotique de leur mode d'existence: les objets de la communication, du sens et de l'interprétation engagent à la fois la contrainte et la liberté. Les formes qu'ils imposent sont des espaces d'appropriation possible, en même temps que la condamnation de fait d'autres espaces possibles. Les médias informatisés fomentent et empêchent des pratiques, du même fait de leur pouvoir instituant de formes. C'est dire que la dimension politique d'une gestion de ces médias ne peut se définir indépendamment de la façon dont les acteurs peuvent et désirent se les approprier - et, au-delà, d'une recherche sur ce que sont leurs réelles potentialité. Les imaginaires qui accompagnent les objets sont engagés dans cette logique sociale, d'une façon qui mérite d'être pensée et discutée, puisque le nom qu'on leur donne de "NTIC" trahit la méconnaissance de leur nature. Nul acteur politique ne peut prétendre occuper une place à partir de laquelle il devrait décréter ce que doit être un usage vraiment libre, ou vraiment rationnel, de ces objets. Et il n'existe pas de modèle politique dans lequel nous pourrions disposer des pouvoirs fournis par les médias tout en nous affranchissant des illusions qu'ils activent ou des contraintes inaperçues qu'ils instituent. Ceci explique profondément, à mon avis, pourquoi, tout en identifiant des idéologies, nous ne pouvons simplement leur résister, nous ne savons même pas ce qu'est, en pratique (en pratique communicationnelle des médias) résister.

Pour résumer cette analyse, je pense que l'espace des imaginaires liés aux médias informatisés - non simplement des discours, mais des formations sémiotiques multiples, non simplement un accompagnement, mais un processus intermédiatique complexe - ressortissent à la fois au délibéré, au nécessaire et à l'inaperçu. Délibérées, les man½uvres argumentatives et promotionnelles par lesquelles l'avènement de ces nouveaux objets techniques est mis au service de logiques sociales et économiques et enrôlé en quelque sorte dans la destruction d'aspirations et d'ordres politiques passés. Nécessaires, les incertitudes réelles qui concernent ce que nous pouvons et désirons faire avec ces objets, les pouvoirs qui marquent l'institution de formes, de logiques et de modes d'action par lesquels se matérialisent les dispositifs eux-mêmes et leurs fonctionnalités, ainsi que la question sociale délicate des conditions et des acteurs de configuration des pratiques. Inaperçus, les innombrables déplacements que ces objets opèrent de fait dans les ordres de la culture, dans les formes de la communication, dans la répartition des rôles et plus généralement dans le visible et l'invisible de la pensée et de l'action. Ni le délibéré, ni le nécessaire, ni l'inaperçu n'autorisent une séparation simple des discours et des objets, même si chacun d'entre eux exige la prise de distance vis-à-vis d'une conception purement techniciste des médias. La relation politique aux médias informatisés n'est pas donnée avant leur analyse, et avant l'analyse de ce que les hommes peuvent en faire.


Postures de recherche et d'action.

La question s'est posée dans les débats du colloque de savoir si une approche de ces questions en termes de recherche et d'activité spéculative présente un intérêt, par rapport à une approche en termes d'action politique. Je ne dispose guère de réponse à cette question. Ceci, notamment, parce que j'ai beaucoup de mal à m'inscrire dans une forme d'action politique collective aujourd'hui, n'ayant pas trouvé d'organisation qui me fournisse une association satisfaisante de positions claires avec une modalité réellement collective de l'action. J'ai cherché à être un intellectuel organique, je ne le suis plus Je me contente donc de m'employer à penser politiquement les actes que j'accomplis, en tant que personne, citoyen, consommateur, enseignant, chercheur, auteur, éditeur, ce qui ne me satisfait pas complètement. D'autre part, j'ai une forte conviction qu'il ne m'appartient pas, intervenant ici en tant que chercheur - ni agissant ailleurs en tant que directeur de recherches - de délivrer un message sur ce que doivent et ne doivent pas être les usages des médias informatisés, sur les modes d'investissement des hommes dans les actes de communication qu'ils supposent, sur les formes de l'invention et de la décision qu'ils permettent.

Je voudrais seulement insister sur le fait qu'à mon avis il n'y a pas actuellement de conception politique qui existerait, prête à l'emploi, indépendamment d'un effort de pensée, d'observation et d'analyse très intense en ce qui concerne la nature même des médias informatisés, leur implication dans le social, leurs effets sur les médiations et les pouvoirs. Plus largement, je pense que la politique exige aujourd'hui une pensée critique et attentive sur les pratiques et imaginaires de la communication, sur la dimension communicationnelle de la question politique. Pour cette raison, comprendre l'action politique autour des médias informatisés comme un transfert d'une pensée politique qui leur préexisterait - qui préexisterait à leur existence pratique, mais aussi imaginaire - me semble illusoire et dangereux.

Je pense que la recherche peut apporter une contribution à la qualification politique des médias informatisés en tant que dispositifs de communication, en lien évidemment avec les enjeux politiques (au sens classique du terme), économiques, culturels qu'ils peuvent soulever. A cet égard, j'espère avoir montré ici que parler de "discours d'accompagnement sur les NTIC" ne suffit pas à poser la question dans toute son ampleur. A un tel questionnement, un effort de recherche impliquée peut apporter une contribution, à condition évidemment que soient pensées les conditions de sa diffusion publique et de sa discussion avec divers acteurs.

Je suggère que la recherche peut apporter plusieurs contributions à cette question renouvelée, celle des implications imaginaires des médias informatisés. Je mentionnerai pour finir, et très succinctement, quatre modalités possibles de ce travail, parmi d'autres:

- d'abord, évidemment, l'identification de discours politiques agglutinés autour de l'idée d'une révolution informationnelle mérite d'être poursuivi, selon le principe affirmé par Bernard Miège que la société de l'information ne se décrit pas comme pratique mais s'analyse comme idéologie10. Mais si l'un des volets majeurs de cette critique consiste à débusquer le retour d'idéologies classiques du capitalisme et du libéralisme, cette dimension de la critique n'est pas suffisante. La distance critique vis-à-vis de ces discours ne s'institue réellement que si l'on prend en compte aussi, en profondeur, la spécificité des imaginaires proprement liés à la médiation, ou à l'illusion d'une communication sans médiation (transparence, immédiateté, immatérialité, interactivité, etc.).

- Cela suggère un autre type de travail, trop peu développé jusqu'ici, qui consiste à aller au-delà d'une simple critique de ces imaginaires, d'un simple effort (nécessaire) répondre aux idéologies qu'ils peuvent véhiculer, pour comprendre l'efficace particulier de ces signes et représentations, observer comment ils se propagent, quels en sont la force et le mode d'action particuliers. L'analyse menée par Sarah Labelle du mode d'existence de l'expression "société de l'information" dans des textes de nature diverse11 - une analyse qui ne traite pas le discours comme une simple rhétorique mais qui piste sa matérialité et ses circuits - donne l'exemple de ce type de travail, qui peut être conduit sur divers objets sémiotiques et dans divers espaces de discours. L'un des intérêts d'une telle analyse est de ne pas postuler une extériorité illusoire de la recherche par rapport aux idéologies en jeu, mais de considérer le discours de recherche, et aussi le discours militant, comme des composantes d'un intertexte social qu'ils ne contrôlent pas de l'extérieur: ce type de recherche montre au contraire qu'il est difficile voire impossible d'échapper au circuits des textes et des paroles et donc à la responsabilité de légitimation de modèles et de pratiques politiques.

- L'intrication des propriétés techniques et des modèles imaginaires dans les objets médiatiques eux-mêmes indique une voie complémentaire, qui consiste à décrire et expliciter les conceptions de la culture et de la communication qui s'inscrivent dans les espaces d'écriture de la technique: écriture des projets de développement, écriture des modes d'automatisation de la relation, du texte, de l'interprétation, de la diffusion, écriture des outils de conception et d'appropriation des textes eux-mêmes. Il s'agit de discours, ou plutôt d'imaginaires intersémiotiques, qui ne sont pas extérieurs aux objets, mais inscrits dans leur corps technique lui-même. Ainsi peut se définir un jeu de formes, de contraintes et de modes d'initiative qui s'affranchit de la catégorie floue de l'accès à l'information pour désigner les réels pouvoirs et libertés possibles dans la communication.

- Mais cette analyse (technique et sémiotique à la fois) ne prend sens que par rapport aux pratiques, interprétations et imaginaires des acteurs de la communication, dans les diverses situations où ils interagissent avec d'autres acteurs, et en fonction des projets qui les animent. La dimension imaginaire de la relation aux médias trouve ici à s'investir, non simplement en tant qu'illusion, mais en tant que ressource pour une appropriation et une qualification des objets eux-mêmes. Loin de toute disjonction entre la réalité des technologies et l'irréalité des discours, il s'agit ici de saisir la façon dont des discours, des formes, des images, mais aussi plus largement des conceptions de la communication, se reconduisent et se transforment dans l'appropriation des objets par les hommes. Parvenir à faire le lien entre les économies du discours et de l'image tels qu'ils sont diffusés par les médias de masse et la façon dont ceux-ci s'investissent et se réinterprètent - consciemment ou inconsciemment - dans les pratiques et les situations est sans doute l'une des composantes de l'analyse politique aujourd'hui.

Sur aucune de ces questions le chercheur ne peut produire seul une théorie de la communication, des médias et de leur dimension politique. Mais si elle contribue à mieux identifier des enjeux, des processus et des espaces d'action et si elle contribue à dissiper des illusions et à combattre des insuffisances du discours critique lui-même, la recherche - qui n'est pas la propriété du chercheur professionnel - est un acte politique.

1 Il y a même une réelle parenté entre le régime actuel de cette critique des "discours d'accompagnement" et celui qui s'était institué, il y a trente ans, à propos du "discours d'escorte" des valeurs littéraires, idéologiques et morales développé par les manuels scolaires (Littérature, n°7, 1972, "Le Discours de l'école sur les textes").

2 Je m'appuie dans cette analyse sur divers travaux précis récemment menés par des chercheurs sur les modes d'existence d'un imaginaire des dites "technologies de l'information" ou de la supposée "société de l'information".

3 Pour une analyse et une critique plus précise de la notion de "technologies de l'information", cf. JEANNERET, Yves, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l'information?, Lille: Presses du Septentrion, 2000.

4 Il ne faut évidemment pas réduire à un seul groupe ni à une seule idéologie les défenseurs d'une informatique libre, ni d'ailleurs les promoteurs d'une révolution de l'information. Ce qui est ici décrit est une posture suffisamment récurrente pour être considérée comme un fait d'idéologie.

5 La thèse de Nicolas Auray, "Politiques de l'informatique et de l'information: les pionniers de la nouvelle frontière électronique" (EHESS, 2000) donne une description approfondie des thématiques les plus récurrentes de cette idéologie.

6 L'expression est de Nicolas Auray, op. cit.

7 Le terme est tiré de l'introduction de L'Idéologie allemande de Karl Marx. Il désigne assez bien un certain type d'auteurs venus d'horizons divers apporter leur concours à la légitimation d'un discours sur la révolution informationnelle.

8 L'Ouvrage de Jacques Perriault, La Logique de l'usage: essai sur les machines à communiquer (Flammarion, 1989) posait bien la question de la spécificité de ces objets techniques, trop souvent oubliée par les analyses ultérieures sur les "TIC" et leur usage.

9 La croyance dans l'immatérialité de l'information est l'une des figures majeures de l'imaginaire ici étudié.

10 Réseaux, n° 101, "Questionner la société de l'information", 2000.

11 LABELLE, Sarah, "La Société de l'information" : à décrypter!, Communication et langages, n°128, juin 2001, p. 65-79.