La communication entre libéralisme et démocratie

Conférence introductive par Philippe Breton

Au delà des points de vue et des positions particulières de chacun, le regard critique que nous portons sur le libéralisme est ce qui nous rassemble ; pour quelques uns d'entre nous, c'est la volonté de penser une alternative. Comment le faire aujourd'hui sans construire ou reconstruire une pensée de la communication ? La communication (ses techniques, ses outils, ses moyens) est à la croisée des chemins ; est-elle l'outil des marchés ou celui de la démocratie ? Cette alternative, brutalement formulée, tisse le cadre de nos réflexions.

La communication est devenue un enjeu économique, social et politique majeur. Dans Captain of consciousness (Capitaine de conscience) un sociologue marxiste américain, Steward Even (?), décrivait l'avancée du capitalisme au XIXe siècle, comme étant l'arraisonnement de l'univers du travail des hommes et des femmes et, au milieu du XXe, comme régissant la vie hors travail, c'est-à-dire l'univers de la consommation. En prolongeant cette épure, l'univers de la communication, donc du lien social, constitue une de ses nouvelles avancées depuis l'après guerre. Avec l'univers de la communication, c'est l'ensemble du budget temps de la personne humaine qui est concerné. La communication est le nouvel eldorado du libéralisme qui veut soumettre ces zones qui échappaient jusqu’à présent aux lois du marché, la jeunesse en étant la cible privilégiée.

La communication est devenue progressivement un enjeu social, économique et politique. Les grandes techniques et moyens de communication sont nés au long du XXe siècle, l'essentiel d'entre elles pour le meilleur ou pour le pire apparaissant au sein d'institutions étatiques. C'est le cas pour les médias traditionnels télévision, radio mais aussi pour l'informatique et les nouvelles technologies. Ces dernières n'auraient pas connu leurs développements actuels si elles s'étaient développées selon les seules lois du marché car la majeure partie de l'innovation a aussi été réalisée à l'intérieur du secteur étatique, en particulier militaire. Aujourd'hui, la plupart de ces grands moyens de communication sont susceptibles de relever des lois du marché. Cette mise en coupe réglée dans sa réalité et ses effets est masquée par des effets de brouillage idéologiques et par l'absence de débats de société sur ces questions. L'idéologie de la communication est l'un de ces effets qui empêche le public de bien comprendre les enjeux de cette mise en coupe réglée de l'univers de la communication par le libéralisme. Un certain nombre d'universitaires la dénoncent depuis plusieurs années mais une pensée critique de la communication nécessiterait a minima l'ouverture d'un débat de société. Aujourd'hui, il paraît difficile à conduire en raison de quatre obstacles principaux : le déterminisme technique ; l'utopie d'un changement par la communication et d'une substitution du politique par les moyens de communication ; la croyance, qui s'est progressivement répandue, selon laquelle la manipulation et les dérives de l'argumentation n'existeraient plus ou n'auraient plus d'effet ; une nouvelle religiosité se noue autour d'Internet et s'associe très étroitement à la poussée libérale dans ce domaine.

1 - Le déterminisme technique.

Son schéma explicatif est simple : des techniques de communication se sont posées sur notre société en quelque sorte, elles sont extra-terrestres et provoquent automatiquement un changement social important, inéluctable et, par nature, positif. Cette hypothèse déterministe a trouvé des relais à l'intérieur du monde de la communication. Marshall Mac Luhan est l'un de ceux qui l'a formulée le plus nettement et qui a le plus influencé les professionnels de la communication. Il a de très nombreux héritiers aujourd'hui. Une analyse du contenu des médias réalisée sur ces dix dernières années montrerait qu'ils ont présenté sur ce mode les nouvelles technologies et Internet ; une technique formidable, inventée on ne sait où et qui s'est posée sur Terre, dont les conséquences sont profondes, inéluctables et positives

Cette hypothèse est une naïveté philosophique, une aberration sociologique et historique. Elle relève du fatalisme (c'est-à-dire d'un archaïsme de la pensée) technologique. Elle a des effets dévastateurs dans l'opinion publique car elle accrédite l'idée que d'importants changements ont lieu dans notre vie sans que ayons de choix à exercer sur eux. Cela contient le projet d'une ruine de la démocratie car on nous dit simultanément que tout va changer dans notre vie et que nous n'avons rien à dire sur ces changements. Cet obstacle gêne la possibilité de mieux comprendre les enjeux de la communication aujourd’hui, en particulier les choix possibles.

2 - La croyance dans les vertus naturelles de la communication

, comme si le fait de communiquer rendait, par nature, les choses positives. Cette croyance utopique, très profondément enracinée, s'est développée au travers du thème de la société de communication. Elle est au point de rencontre du courant libéral et de courants libertaires qui imaginent grâce aux nouvelles technologies de communication pouvoir construire demain une société sans État, sans lois, sans contraintes, plus harmonieuse et non violente. Elle est présentée sur le registre de la promesse. À l'examen, cette utopie de la communication est présentée comme une alternative au politique pour changer le monde. Cette présentation n'est pas nouvelle ; déjà, dans les années 40, la cybernétique proposait les nouvelles technologies ; elles étaient réellement nouvelles à l'époque comme une alternative aux modes de gestion et de régulation politique des sociétés. Ce discours, en particulier la communication comme alternative du politique, est dirigé vers la jeunesse dont il capte une partie de la volonté de changement. Celle-ci s'investit dans les nouvelles technologies, pensant avoir trouver là la clé de la transformation du monde.

3 - Le jeu serait désormais ouvert et transparent dans nos sociétés de la communication ;

il n'y aurait plus de manipulation de l’opinion. Cette idée trouve des relais à l'intérieur même du monde de la communication. Il serait donc désormais possible de tout dire dans l’espace public et toutes les méthodes de débat seraient acceptables. Je me demande si nous n'avons pas baissé la garde, ces dernières années, devant les manipulations publicitaires. La publicité est-elle vraiment ce pouvoir sans conséquences que décrivent des intellectuels ? N'utilise-t-elle pas encore assez lourdement des techniques de manipulation ? N'avons nous pas également baissé la garde devant le développement des techniques de manipulation dans l'entreprise ? En France, l'enseignement de la communication dans la formation professionnelle, à l'extérieur de l'Éducation nationale mais parfois aussi à l'intérieur a été laissé presque entièrement ouvert aux théories de la manipulation et à ceux (en particulier les partisans de la programmation neurolinguistique - PNL)qui se présentent comme une quasi-secte d'origine américaine. Nous avons aussi baissé la garde devant le simulacre de débat et de démocratie qui a lieu à la télévision. Revenir sur ces questions en refaisant le bilan de la présence de la manipulation dans l'espace public, ce serait tenter de revivifier l'argumentation et offrir la possibilité d'un libre débat et d'une parole vivante qui est au coeur de la démocratie (de la révolution démocratique grecque, cet idéal que nous poursuivons toujours aujour'hui). Le libéralisme, en transformant systématiquement l'univers de la communication en une monnaie et une marchandise, favorise le développement de ces techniques de manipulation.

4 - Une nouvelle religiosité se noue autour de la communication, d'Internet et des nouvelles technologies>

Elle se forme aux États-Unis mais un certain nombre de discours qui mélangent une dimension spiritualiste avec le technique, arrive sur nos rivages. Ces discours fournissent au libéralisme le sens et la légitimité qui lui faisaient jusqu'à présent cruellement défaut dans son avancée dans le domaine de la communication. Une citation de l'un des thuriféraires de cette nouvelle religiosité montre comment se rejoignent nouvelle spiritualité, monde virtuel et univers du marché : "Plus on est virtuel et plus on fait d'argent ; plus on monte vers le monde des idées, la noosphère et plus on est récompensé par le marché. Il n'y aura bientôt plus de différence entre la pensée et le business, l'argent récompensera les idées qui feront advenir le futur le plus fabuleux, le futur que nous déciderons d'acheter". Nous devons avoir une réflexion en profondeur vis-à-vis de ces nouvelles évolutions. Max Weber avait lié le capitalisme, l'éthique et le protestantisme. Le libéralisme, via les nouvelles technologies, ne se doterait-il pas d'une nouvelle religiosité qui lui conférerait sa légitimité

Cette liste des obstacles et des croyances est un choix personnel et n'est pas exhaustive. Nous allons les rencontrer tout au long de ces deux jours dans notre exploration des différents aspects de la communication. J'ai voulu en les rappelant insister sur le fait que repenser la communication est une bataille qu'il faut gagner dans l'opinion publique. De ce point de vue, nous possédons un avantage : les techniques et les moyens de communication ont souvent été dans l'histoire les outils de la démocratie. Le talon d'Achille du libéralisme se trouve peut-être là. À nous de profiter de cette faiblesse. Cette bataille pour repenser la communication passe par l'instauration d'un vrai débat de société. Pour l'instant, il manque cruellement. Nous avons ici, les uns et les autres, chacun à notre mesure, la responsabilité de l'initier et de le conduire.