L'émergence d'un paradigme ?

Dominique Desbois


La vérité est dans le "libre" et Richard Stallman est son prophète. Pour le co-fondateur de la Free Software Foundation, "la vraie opposition est entre le logiciel libre et le logiciel propriétaire". L'initiateur rebelle du projet GNU is Not Unix nous explique que son combat est celui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. La vieille maxime républicaine serait-elle hypermoderne ? Pour Richard Stallman, "une des missions du logiciel libre est de garder à l'esprit et de rappeler l'importance de la question de liberté". De façon plus provocatrice, le père d'Emacs, un des environnements les plus populaires du système Unix, s'interroge sur le concept de "propriété intellectuelle". L'arsenal juridique développé pour protéger les savoir-faire techniques, copyright, brevet, marques, favorise-t-il l'innovation technologique ? Est-il vraiment adapté à une économie fondée sur la connaissance ?

Pour Bernard Lang, directeur de recherches à l'INRIA et apôtre du logiciel libre en terre de francophonie en tant que fondateur de l'AFUL, l'application des vieilles recettes techniques et juridiques de l'économie des biens matériels à celle de la connaissance relève de la pure idéologie. "Logiciels libres et entreprises" soutient sans ambiguïté la libéralisation du logiciel. Ce modèle économiquement viable, selon l'auteur, s'oppose "aux dérives monopolistiques et au secret industriel qui rigidifient les marché et stérilisent le développement technologique". L'extension du système des brevets aux logiciels informatiques constituerait une entorse grave au principe de non-brevetabilité des créations immatérielles et pourrait avoir des conséquences imprévues sur l'équilibre des marchés.

Dans ce monde d'artefacts où les êtres humains développent désormais leurs activités, l'utopie fait-elle encore sens ? Le succès soudain du logiciel libre donnerait à penser que le chemin parcouru de GNU à Linux a été pavé par l'utopie technicienne défendue avec des accents libertariens par la Free Software Foundation. Les alternatives technologiques ou sociales nous prévient Jacques Vétois dans un article intitulé "Logicels libres : de l'utopie au réalisme" ne sont plus guère à la mode. Les expériences communautaires des années 70 fondée sur l'utopie de Mai 68 ont implosé lentement sous la conjonction des contradictions internes, de la crise du militantisme et de l'absence de stratégie de confrontation avec le système dominant. Retraçant la saga du logiciel libre depuis la naissance d'Unix au sein des Bell Labs jusqu'au récent succès du pingouin finlandais, l'auteur nous montre en fait que dans une économie mondialisée l'utopie, si elle sait se parer des atours de la modernité, conserve toute sa capacité de mobilisation pourvu qu'elle puisse se déployer au sein d'une communauté d'initiés. Le territoire de cette communauté est en fait délimité par une niche technologique particulière où le contexte institutionnel spécifique aux universités américaines marqué par une culture de la coopération a permis d'adopter le mode de développement et de diffusion des innovations technologiques liées au système d'exploitation Unix.

Comme le montre Nicolas Jullien dans son article "Linux : la convergence du monde Unix et du monde PC ?", l'extension du modèle de développement du logiciel libre au secteur industriel de haute technologie s'est appuyée sur la stratégie d'insiders des constructeurs de station de travail. SUN Microsystems, Apollo puis IBM ont attaqué le marché de l'informatique professionnelle dominé par les grands constructeurs au moyen une stratégie de bas de gamme à l'instar de Digital une décennie plutôt, ouvrant le marché de la mini-informatique avec son fameux PDP-11. Unix, en tant que produit industriel, fût le cheval de Troie de cette stratégie d'entrant sur un marché dominé. Dans sa confrontation avec Windows, Linux s'appuyant sur la dynamique de convergence entre le monde des ordinateurs personnels et celui des stations de travail pour l'informatique individuelle, joue le rôle de Saint Michel chevauchant Internet pour terrasser le dragon. Avec, conclût l'auteur, la cohabitation probable d'un secteur industriel marchand pour la production de composants matériels et logiciels propriétaires et l'émergence d'un secteur non marchand pour le logiciel libre.

Confronté à un phénomène devenu massif, Linux revendique désormais 10 millions de systèmes installés, il est légitime de s'interroger sur les "raisons" qui fondent l'adhésion au logiciel libre. Philippe Labbé tente de répondre en ethno-sociologue à cette question : analysant les discours tenus par les acteurs du logiciel libre, il en tire ce qu'il appelle en toute modestie une "Esquisse des représentations des usages du logiciel libre". Sous les représentations des usages, s'avancent masquées les valeurs du "libre" : division coopérative des tâches, mission de service public, retour de l'éthique. Selon ces analyses, une nouvelle voie s'offre ainsi à l'homme dans ses relations avec les artefacts qu'il a créé et les acteurs du logiciel libre en montre le chemin. On peut cependant douter que stimulation de l'éthique et valorisation de l'acteur suffisent à rompre l'encerclement de l'individu par les marchandises, à refuser l'existence séparée que nous offre la société du spectacle et à révéler au consommateur le citoyen qu'il demeure.

"L'éthique du libre au fondement d'un nouveau paradigme économique ?". La question semble mériter un examen détaillé. L'analyse du discours libertarien des promoteurs du logiciel libre nous révèle les éléments axiologiques du discours, ouvrant la voie à une analyse rationnelle du comportement des acteurs, fut-elle basée sur le paradigme d'une rationalisation diffuse. L'analyse du comportement des agents économiques peut également nous aider à expliquer pourquoi le sentier de l'innovation s'est brusquement élargi, pourquoi le logiciel libre est sorti de sa niche technologique. Il y a là semble-t-il matière à une réflexion sur la dynamique sociale des processus de création et de diffusion en matière d'innovation technologique. Si le logiciel libre amorce une (r)évolution dans la protection juridique du logiciel, d'autres mouvements se dessinent dans le champ juridique de la protection des œuvres de l'esprit. Certains, brevetabilité du logiciel, brevetabilité du vivant, se situent clairement dans un contexte d'appropriation oligopolistique de l'information scientifique et technique, d'autres prétendent à la défense d'un libre accès aux savoirs contemporains. La question n'est pas de savoir qui avait raison mais plutôt qui l'emportera ?

Brevetabilité du logiciel et brevetabilité du vivant figuraient parmi les thèmes majeurs du cycle du millénaire sur le commerce international qui s'est tenu à Seattle en novembre 1999. La conférence ministérielle de Seattle s'est saisie des accords sur l'agriculture (non négocié), les services (GATS) et la propriété intellectuelle (TRIPS). L'élimination des barrières non tarifaires au commerce fut également au menu des discussions concernant les modalités d'application (preuve de la charge) de deux autres accords, l'un portant sur les barrières techniques au commerce (TBT), l'autre sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS). L'accord sur l'investissement (TRIMS) a été renvoyé à une date ultérieure de crainte de réveiller le mouvement d'opinion suscité par l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI).

En attendant le chantier doit rester ouvert comme le propose Bernard Cassen1, au meilleur sens du terme. Et si l'OMC doit être reconnu comme un forum international, légitime arbitre réglementant le commerce international, elle devrait alors accepter en préalable d'une part la légitimité des autres sources du droit international et d'autre part la saisine des organisations non gouvernementales afin de contrebalancer le lobbying des firmes transnationales. Car ces représentants de la société civile peuvent jouer un rôle déterminant dans l'évolution du règlement des conflits internationaux par l'éthique de la responsabilité au service des citoyens du monde dont ils sont porteurs. Revenir à l'éthique pour refonder l'économie, c'est aussi l'invitation que nous a adressé l'économiste Amartya Sen dans son discours de réception du Prix Nobel.