Economie des logiciels libres

Thierry Pénard, Nicolas Jullien


Que peut apporter l'analyse économique à la compréhension du phénomène des logiciels libres auquel tous les journaux et magazines ont consacré de nombreux articles ? Que peuvent raconter les économistes sur cette démarche que les journalistes qualifient plutôt de politique (résistance à Microsoft, défense des valeurs de liberté et d'égalité) que d'économique, reprenant en cela le discours des fondateurs du libre ? Le logiciel libre est-il un bien anti-économique ou plus précisément un bien présentant un caractère d'exception, irréductible à toute analyse économique ? A ces différentes questions, on peut répondre que si le phénomène du libre offre indéniablement de nombreuses originalités, il exhibe aussi des caractéristiques connues des économistes et largement traitées par ces derniers. Par exemple, la coopération et la coordination entre individus constituent des thèmes centraux dans la théorie économique. De même, les questions d'innovation et de diffusion que pose le logiciel libre se retrouvent dans de nombreux secteurs économiques. Enfin, les économistes peuvent porter un regard intéressant sur la concurrence entre les logiciels libres et les logiciels propriétaires, ainsi que sur la défense des intérêts des consommateurs ou utilisateurs. Les quatre contributions proposées dans cette partie reviennent sur ces différentes questions, en se servant de différents outils et concepts qui sont à la "libre disposition" des économistes. Ces contributions permettent de mieux comprendre les ressorts et les caractéristiques "économiques" de ce phénomène, au-delà de ses spécificités.

Godefroy Dang-Nguyen et Thierry Pénard, dans leur article intitulé "Don et Coopération sur Internet : une nouvelle organisation économique ?", avancent que le logiciel libre s'inscrit dans une perspective plus large d'une nouvelle Economie qui s'organiserait à partir d'Internet et qui s'appuierait de façon significative sur le don et la coopération. Internet peut en effet se définir comme un réseau universel de co-production, de co-consommation et d'échanges de services sous forme électronique. Les auteurs montrent que le contexte institutionnel dans lequel est né Internet ne suffit pas à expliquer le poids actuel des services non marchands et la vitalité des comportements coopératifs sur ce réseau comme par exemple dans les logiciels libres. Selon eux, ces éléments sont consubstantiels de l'économie d'Internet, appelée aussi Net Economie. L'explication tient en grande partie à l'absence de séparation claire entre ceux qui sont producteurs de services et ceux qui sont clients. Cette réversibilité des rôles rend difficile l'émergence d'une logique classique de marché et favorise le don et la coopération sur une échelle mondiale.La deuxième contribution de François Horn intervient plus en amont sur les conditions de production des logiciels.

François Horn répertorie quatre mondes de production à partir d'une grille théorique empruntée à Salais et Storper : le premier est le monde interpersonnel des logiciels sur mesure, le deuxième est le monde fordiste des logiciels standardisés et édités en grande série (le monde de Microsoft), le troisième est le monde de la production flexible qui combine des logiciels sur mesure à partir de composants standards. Enfin le dernier monde est celui des logiciels libres (appelé le monde de la création) qui sont produits pour répondre à des besoins personnels et peuvent être co-développés avec des utilisateurs qui ont les mêmes besoins. Comme ces logiciels sont produits à partir de standards (pour permettre aux développeurs de coopérer plus facilement), ils sont assez ouverts et garants d'une certaine diversité et d'une concurrence dans le secteur marchand du progiciel.

L'article de Jean-Benoît Zimermann intitulé "Logiciel et propriété intellectuelle : du copyright au copyleft" s'intéresse aux moyens de promouvoir efficacement l'innovation dans le secteur des logiciels. Si les brevets peuvent être un moyen efficace de résoudre le dilemme entre incitation à l'innovation et diffusion collective, cette forme de protection rencontre de fortes limites dans les logiciels, compte tenu de leurs caractéristiques.
Zimmerman propose deux solutions pour dépasser le dilemme entre performance individuelle et efficience collective, la normalisation des interfaces sur lesquelles il serait interdit de déposer des brevets et le copyleft qui garantit la libre disponibilité des sources.

Enfin, Denis Phan et Christian Genthon, s'interrogent sur la stratégie des acteurs marchands vis-à-vis du logiciel libre. Tout en rappelant que la production coopérative de logiciel a toujours existé (avant les logiciels libres), ils recherchent les raisons du soudain succès de cette approche du développement. Une comparaison rapide des modes de production du logiciel "libre" (coopération distribuée, interaction programmeurs- utilisateurs, recours à Internet) et du logiciel marchand (centralisation, méthodologie) ne permet pas d'attribuer un avantage déterminant en faveur d'un mode ou d'un autre. Plus sûrement, le décollage du logiciel libre s'explique par le développement d'Internet, qu'il a favorisé et dont il a en retour profité. La percée actuelle, qui voit le logiciel libre sortir de la niche de marché des serveurs d'Internet doit être analysée à l'aune des stratégies développées par certaines entreprises de l'informatique pour contrer la domination actuelle de Microsoft. Tous ces acteurs sont à la recherche de solutions alternatives. Le logiciel "libre" venant d'un autre monde peut susciter le consensus de firmes en concurrence, après les échecs d'unification d'Unix. Le logiciel libre se trouve donc aujourd'hui partie prenante du mouvement d'évolution de l'industrie marchande du logiciel.