De la fracture numérique ...

Les technologies de l'information et de la communication comme réductrices ou amplificatrices des inégalités ?

Thomas Lamarche, Alain Rallet, Jean-Benoît Zimmermann*

La construction sociale de la fracture, ou des fractures numériques, nous renvoie aux politiques publiques en matière de connexion, de réseau mais plus largement aussi d’éducation, d’aménagement du territoire… Après l’éclatement de la bulle financière et la retombée du soufflé de l’ainsi nommée nouvelle économie en 2000, des signes permettaient de croire à un refroidissement des esprits.

Un mythe avait vécu et une pensée plus organisée, moins mythifiée devait pouvoir se construire sur ou à propos des technologies en réseau. La thématique de la fracture nous montre plutôt que les mythes rejaillissent et qu’il nous faut encore et toujours prendre en considération les multiples regards, parfois contradictoires, qui permettent de comprendre un phénomène.

Le principe de la fracture comme inégalité d’accès renvoie au mythe de la technologie salvatrice. Focaliser sur la fracture est à la hauteur de l’attente à l’égard du numérique. On se situe alors dans une mythification politique. La thématique de la fracture se conçoit aussi dans le cadre des nouvelles "représentations" du capitalisme qui se construisent. L’économie numérique est alors en jeu ; réduire la fracture est un enjeu central pour faire entrer, non le citoyen, mais le consommateur dans la civilisation du numérique.

Un discours politique récurrent

Derrière ces mythes, il apparaît que le numérique révèle des inégalités, appelons les choses franchement, inégalités économiques, sociales, culturelles qui pour nombre d’entre elles s’accroissent. Le numérique leur donne une acuité qu’on ne saurait traiter sur le seul plan de l’accès technique. En 1980, Jean-Jacques Servan-Schreiber publiait Le défi mondial dans lequel il annonçait la “révolution technologique” en cours, masquée par la crise pétrolière et qui devait nous libérer enfin de l’ère de l’énergie pour entrer dans l’ère de l’information. Cette “société de l’informatique”, fondée sur “l’un des trois constituants de la Nature : la matière, l’énergie, l’information”, ouvrait la voie “à un développement enfin universel”. Plein emploi, accès de tous aux savoirs et à la culture, perspectives de développement des pays du tiers-monde, ces lendemains qui chantent méritaient une mobilisation générale.

En France, les politiques ont bien compris le message, avec la création du Centre mondial de l’Informatique, le lancement du “Plan informatique pour tous” et celui du “Plan d’Action Filière électronique”. Au niveau européen, la construction de la société de l’information, chère au commissaire Bangemann, devenait une figure centrale des préoccupations politiques, porteuse d’un nouveau dynamisme pour le Vieux Continent, d’une réduction des inégalités et d’un accès universel à l’emploi et aux ressources essentielles. Le mythe du progrès technique était à nouveau en marche et fournissait aux discours politiques une substance d’espoir et de mobilisation.

Pourtant, comme le soulignaient Jean-Jacques Salomon et André Lebeau1, "la manière dont les technologies de l’information pénètrent et se propagent dans les structures sociales est un phénomène dont l’extrême complexité ne s’accommode pas d’une description globale (…). La pénétration, la diffusion, l’appropriation des nouvelles technologies prennent des voies particulières en fonction même de la spécificité des différentes situations" (p. 125).

Et, en ce qui concerne les pays du tiers-monde, "ce qui définit, entre autres choses, le sous-développement, c’est précisément l’absence des caractéristiques qui présidèrent à l’essor de l’informatique et de la télématique dans les pays industrialisés (…). L’économie de l’immatériel est aux antipodes des besoins du Sud (…) et c’est une imposture, en fait une escroquerie, que de prétendre que ces pays peuvent tirer de la révolution de l’information des bénéfices analogues à ceux qui doivent aider à résoudre les problèmes des pays industrialisés” (pp.149-150). "Partout, le goulot d’étranglement de l’informatisation de la société tient non pas à l’offre de technologies, mais à l’importance et surtout à la nature de la demande, qui est conditionnée par le niveau général du revenu et la disponibilité d’une main-d’œuvre formée à l’usage des nouvelles technologies (…). Loin que l’informatisation soit un substitut à l’éducation, il faut des moyens d’éducation de plus en plus adaptés pour généraliser l’usage des nouvelles technologies". Vingt ans après, malgré les fantastiques progrès des technologies de l’information et de la communication et après l’éclatement de la bulle de la mythique nouvelle économie, force est de constater que les inégalités ont plutôt eu tendance à se renforcer et que le fossé Nord-Sud s’est creusé, souvent de manière dramatique, notamment pour ce qui concerne le continent africain.

En 2002, le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, déclarait : "Le fossé numérique ne cesse de se creuser, des milliards de personnes n’étant toujours pas connectées à une société qui, de son côté, l’est de plus en plus"2. Cette expression terrible montre qu’à l’opposé de tous les discours politiques qui ne cessaient d’évoquer ses bienfaits, la société de l’information a produit de manière jointe, presque par symétrie, de l’efficacité et de l’exclusion. Le discours politique n’a pourtant pas perdu de sa volonté de conviction : de l’informatique pour tous, on est passé à l’Internet pour tous. Il n’a pas fondamentalement changé de nature. Il convient d’un objectif de réduire la fracture numérique comme moyen pour réduire la fracture sociale, traduisant principalement l’objectif en termes d’accès aux équipements et aux infrastructures.

Toutefois comme le note à son tour Fabien Granjon3, "la croyance dans la neutralité de la télématique qui, fait-on croire, nivelle les inégalités, permet de faire l’économie d’un certain nombre d’interrogations portant sur les publics visés (…). Car l’égalité supposée devant l’outil, les informations et les connaissances auxquelles il permet d’accéder, relève d’une mystification et d’une fétichisation de la technique faisant fi de la différenciation des usages (…). La rhétorique du progrès technologique résume les problèmes de formation à ceux d’une alphabétisation informatique, sans même se poser la question des conditions nécessaires de l’acquisition d’un savoir-faire technique".

La promesse de nouveaux marchés de masse

Derrière le discours politique sur la fracture, qui emprunte aux thèmes de l’égalité, voire au projet d’une démocratie numérique, s’en trouve un autre qui porte sur l’économie numérique. Il n’est pas dénué d’une dimension mythifiée.

On peut même penser que c’est peut-être une vision instrumentale de la fracture. Comment le politique se représente-t-il la fracture dans une perspective un tant soit peu volontariste de développement économique ? Le numérique peut-il être un nouvel axe pour renforcer la consommation des ménages ou faire consommer des services en ligne ? Dans une certaine lecture du futur de l’économie numérique, la connexion du territoire va pouvoir être assimilée à une condition de la consommation de masse de produits-services numériques. Il y a une double composante en matière de relais de consommation des ménages, dans le sens où l’on peut enregistrer une activité économique significative liée au numérique.

D’une part, l’activité liée à la connexion qui associe elle-même le domaine des télécommunications (marché de l’ADSL) et de l’informatique (acquisition/renouvellement de terminaux informatiques-PC)... à quoi s’ajoutent des composantes périphériques non négligeables (baladeur MP3 qui n’existent que pour les connectés...). D’autre part, l’activité marchande associée à l’usage d’Internet lui-même. Cela comporte une double face : production de contenu (agences spécialisées, et "producteurs" eux-mêmes) et achat de service. Si l’essor des services marchands est complexe, heurté voire incertain par rapport à l’essor des services gratuits, il n’en reste pas moins vrai qu’une économie de la production de contenu (gratuit comme payant, voire payant par le tiers publicitaire) se développe.

Paradoxalement, c’est la première composante, qui n’est pas essentiellement immatérielle, celle qui fournit le support de la numérisation, qui est la plus importante, alors que la seconde nourrit ou a longtemps nourri, le discours économique sur le pouvoir des TIC en matière de croissance. Un discours économique sur la fracture tend à avoir une vertu volontariste pour forcer la consommation. Il ne part pas principalement d’une réflexion sur les usages effectifs ou potentiels. L’économie numérique de masse qui est alors en vue passe par le façonnement de nouveaux modes de consommation marchands ; et cela alors même que les services marchands connaissent d’importantes difficultés pour émerger et asseoir la légitimité du prix pour un service d’une nouvelle nature.

Le regard porté sur l’économie numérique peut être tenté de produire une nouvelle figure de consommation, qui s’inscrit dans les industries de contenus. L’internaute télécharge, achète et réserve en ligne, dans ce sens le comportement de consommation serait le même que dans l’économie matérielle... Internet ne serait-il qu’une nouvelle forme de distribution de service ? Il fallait une voiture pour accéder à l’hypermarché, siège de la distribution de masse... il faudrait un ordinateur connecté pour accéder au réseau, lieu de distribution de masse ? L’analogie a été développée avant 2000 avec la notion d’autoroute de l’information sensée relier les populations, non pas seulement à l’hypermarché, mais aussi aux savoirs.

Pourtant l’usage "hypermarché" n’est pas l’usage principal qui apparaît ; en effet, le modèle Internet fait émerger autre chose qu’un consommateur de services. Internet est (aussi ou principalement, c’est à voir, c’est une question essentielle qui est beaucoup affaire de vision ou de modèle politico-social pour Internet) le lieu par excellence de l’échange direct, de l’échange par communauté ; lieu de la prise de pouvoir d’un nombre croissant d’acteurs en tant que producteurs (de savoir, de contenu, d’information...). Le statut et la nature économique de cette production de savoirs ou de contenus posent question au regard des attentes en terme de croissance ou d’activité économique (d’emplois par exemple). Où et comment l’économie numérique du blog des lycéens sur Skyblog, l’échange de fichiers ou encore la consultation frénétique de Google créent-ils de l’activité ?

Nous sommes face à une certaine interrogation : comment émerge et se structure l’imaginaire d’une économie numérique suppléant les soubresauts du monde industriel ? Où l’activité se structure-t-elle et comment est-elle financée ? Ce questionnement n’est pas étranger au thème de la fracture dans le sens où se pose la question du pourquoi remédier à la fracture, pour quel motif. Est-ce dans une visée éducative ? démocratique ? de croissance ?

La mythification de l’économie numérique et la confusion entre sa composante industrielle (hard et soft) et sa composante servicielle-immatérielle (contenu) produisent des discours volontaristes un peu simpliste, au regard de la fracture culturelle comme au regard de la nature des emplois induits.

Le numérique, révélateur et source d’inégalités

Le discours tout comme le marché prétendent réduire des inégalités au travers de la généralisation de l’accès à Internet et aux biens numériques. Mais quels sont les rapports entre ces inégalités d’accès et les autres formes d’inégalités ?

Voulant tourner en dérision la notion de fracture numérique, Michael K. Powell, président de la Federal Communications Commission américaine, a dit un jour qu’il serait tout aussi préférable de parler de Mercedes Divide que de Digital Divide. Les inégalités d’accès au numérique sont en effet d’abord le reflet d’inégalités socio-économiques existantes. Sont majoritairement exclus de l’univers numérique ceux qui sont déjà en position d’infériorité dans d’autres univers, ceux de l’éducation, de l’accès aux ressources élémentaires comme l’électricité ou l’eau potable, et plus généralement ceux du développement et de la richesse. Elle n’est qu’une énième réactualisation de l’idée selon laquelle il vaut mieux être riche que pauvre, vivre en Europe plutôt qu’en Afrique, diplômé plutôt que non diplômé, jeune et bien portant plutôt que vieux et malade…

Toutes les enquêtes statistiques le montrent : les inégalités d’accès au monde numérique sont le reflet d’inégalités sociogéographiques existantes. Le vernis numérique déposé sur les fractures sociales est à cet égard ambigu. D’un côté, il ravive la conscience des inégalités existantes en leur donnant de nouvelles couleurs, celles de la modernité technologique. De l’autre, il tend à occulter des inégalités plus essentielles renvoyées à une sorte d’âge des cavernes et donc inactuelles. Le fait que des millions de gens ne disposent pas de l’électricité ou de l’eau potable n’encombre pas l’espace médiatique ou le discours institutionnel comme peut le faire la fracture numérique. On en viendrait presque à découvrir l’existence d’une fracture électrique au travers du fait que pour brancher un ordinateur dans un village indien ou africain, une prise électrique est nécessaire. Ou pour prendre un exemple encore plus proche, on n’a jamais organisé un sommet mondial pour débattre du fait qu’un quart de l’humanité n’a encore jamais donné un coup de fil.

La fracture numérique comme révélateur des inégalités sociogéographiques existantes incite à suivre une démarche simple et pragmatique : commencer par le commencement, à savoir réduire les inégalités d’éducation, de richesse, de développement pour réduire les inégalités d’accès à l’univers numérique. Une grande partie des politiques à suivre relève de cette démarche. L’abord des fractures sociales par le numérique n’est pas non plus dénué de sens.

Tout d’abord, l’agitation entretenue autour d’Internet peut être utile pour résoudre des problèmes plus fondamentaux. Si l’électricité arrive jusqu’au village indien ou africain pour permettre aux ordinateurs de fonctionner, les villageois seront les derniers à s’en plaindre. Si un programme d’école numérique améliore la dotation en outils pédagogiques d’un établissement scolaire en milieu défavorisé, personne ne s’en plaindra non plus. Les projecteurs centrés sur la fracture numérique permettent d’aborder des programmes de réduction des inégalités sociales.

Le numérique ajouterait-il des inégalités sociogéographiques et démographiques ?

Approcher les inégalités par le numérique permet aussi de se poser la question de savoir si le numérique n’ajoute pas des inégalités. Certainement, tout comme l’automobile en a ajouté car elle a fait de la mobilité et de la capacité à se déplacer la source de nouvelles inégalités. On le voit bien avec les programmes facilitant l’accès des chômeurs aux transports publics pour retrouver plus facilement du travail, sans parler de la possibilité de partir en vacances. De même, Internet ouvre un nouvel espace de référence, celui du virtuel, par rapport auquel de nouvelles inégalités se créent.

La formule souvent entendue selon laquelle "on trouve ou on peut faire cela sur Internet" déqualifie celui qui n’est pas en position de le faire, quel que soit par ailleurs ce qu’on peut trouver ou faire sur Internet. L’accès est en lui-même une valeur sociale. C’est pourquoi il est recherché en tant que tel. Faire de l’accès une valeur en soi est le reflet d’une vision technology push de la fracture numérique. Dans cette vision, la question de l’accès est cruciale car l’infrastructure est la forme anticipée des promesses qu’elle contient. De là sa force dans le discours institutionnel car un accès limité, c’est un avenir forclos : qui prendrait le risque de barrer l’avenir, surtout s’il prend dans l’immédiat la banale forme de tuyaux, fussent-ils coûteux ? Le discours sur la fracture numérique est ainsi un étrange mélange d’une physique du génie civil et d’une métaphysique des promesses.

Relevons que cette vision technology push de la fracture numérique se révèle vite impraticable car, commandée par l’inflation technologique, elle court sans cesse après elle-même : après le bas débit, le haut débit, après celui-ci à 512 ou 1024 Ko, voilà des annonces à 6, 10 ou 20 Mo qui déqualifient déjà ce que l’on avait accepté comme définition. Il faut à nouveau refaire la carte des inégalités. C’est Sisyphe qui redescend dans la plaine. Jusqu’à vouloir mettre de la "fibre partout" qui accomplit le rêve de nos modernes Sisyphes : pouvoir rester en haut de la colline, i.e. surfer sur la technologie sans avoir à remonter à chaque fois la pente.

Mais l’accès n’est pas qu’une valeur fantasmée. Il débouche sur des services dont l’utilisation est le critère de nouvelles inégalités. La pratique de l’e-mail, ou en français le courriel, est devenu une norme sociale de référence. Ne pas l’utiliser est un signe de déclassement social. Tout comme des services aussi différents que le peer to peer, la réservation en ligne, les blogs, la recherche documentaire… du moins au sein de la population jeune. Qu’ils concernent le divertissement, le savoir, le domaine professionnel ou la vie pratique, les services disponibles sur Internet constituent un marqueur social par rapport auquel des inégalités se dessinent.

Ces inégalités ne sont pas nouvelles car fondées sur des critères économiques traditionnels (richesse), géographiques (villes/campagne) ou démographiques (âge, sexe). Mais en les revisitant, le numérique les déplace en fournissant aux individus des opportunités dont ils peuvent se saisir pour faire bouger les lignes. La diffusion d’Internet est ainsi souvent plus rapide qu’on ne l’imagine (en fonction des critères structurels d’inégalité) dans des zones reculées de pays en développement, même si c’est sous des formes différentes.

La volonté politique et la puissance des effets réseau sont telles que les inégalités d’accès sont appelées à se réduire, sans toutefois disparaître. On n’en aura pourtant pas fini avec les inégalités liées au numérique car les plus grandes inégalités seront moins liées à l’exclusion qu’à l’inclusion dans la société de l’information. Les pays, les régions, les groupes sociaux, les individus ont et auront une inégale aptitude à générer les nouveaux services ou à en bénéficier selon leurs positions initiales. Reste la question de savoir comment il faut interpréter ces différences car la diffusion de la société de l’information et de ses supports technologiques n’a aucune raison d’emprunter le même chemin partout. Les modes de diffusion sont étroitement dépendants du contexte social, économique, culturel, institutionnel.

Comme nous l’avons souligné au début de cette introduction, l’abolition de la fracture numérique relève aussi d’un mythe, celui d’une technologie diffusant partout et sous la même forme ses vertus civilisatrices, si ce n’est un marché de masse enfin universel.