Editorial

Le peer-to-peer menace-t-il le droit d'auteur ?

Le débat est désormais ouvert et l’on ne peut que s’en réjouir. Fin décembre 2005, le gouvernement a tenté de faire voter en urgence par le Parlement son projet de loi sur le “Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information (DADVSI)”. Cette loi devait transposer en droit français une directive européenne adoptée en mai 2001.

Sous l’influence des compagnies musicales et cinématographiques et de la Sacem1, le projet de loi visait à renforcer l’aspect répressif des propositions un peu floues de cette directive, notamment pour tout ce qui concerne le téléchargement des œuvres musicales et cinématographiques, le P2P.

Parallèlement à cet aspect répressif, ce projet de loi devait légitimer les DRM, dispositifs techniques de contrôle et de traçage installés par les éditeurs et les producteurs sur les CD et les DVD2. Ceux-ci restreindront le droit à la copie privée et pénaliseront de fait la diffusion d’informations techniques et le développement des logiciels libres qui ne pourront les supporter.

Le gouvernement a été obligé de reporter le vote de cette loi, une coalition hétéroclite de la gauche et d’une partie de l’UMP ayant fait voter un amendement proposant un mécanisme de licence globale pour accéder aux oeuvres sur Internet. Cette initiative, quelle qu’en soit la vraie nature, a au moins eu le mérite d’éviter l’approbation précipitée d’une loi dont les conséquences seront considérables, tant sur le plan de la consommation que sur celui de la création et de l’économie des œuvres culturelles.

De ce fait, le débat a débordé l’hémicycle et il est heureux qu’il soit ainsi porté sur la place publique et que puissent se faire entendre d’autres avis que ceux du lobby des majors du disque et des industries cinématographiques3. La question est essentielle et elle est complexe. Elle mérite qu’on y réfléchisse sérieusement et qu’on y apporte des réponses adaptées.

S’il faut bien reconnaître que l’on ne peut se satisfaire du statu quo et du flou juridique existant en ce qui concerne les pratiques de P2P, il semble que les majors, qui ont largement inspiré ce projet de loi, se soient laissé entraîner par leur appât du gain. Ainsi, le ministère de la Culture a-t-il refusé de faire des exceptions pour les établissements d’enseignement et de recherche ainsi que pour les bibliothèques, alors que de telles exceptions sont prévues dans la directive et mises en place dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis. Par là-même, il condamne aussi une partie des programmes de numérisation des archives culturelles.

Si l’on veut avancer sur cette question, il faut avant tout reconnaître que nous nous trouvons aujourd’hui à un tournant historique dans la manière dont les œuvres musicales, et dans une moindre mesure cinématographiques, vont être de plus en plus diffusées et consommées. Si les supports matériels que constituent les CD et les DVD continueront sans doute pour longtemps encore à constituer un marché effectif, les professionnels du disque prennent conscience que la vente de musique est en train de se déplacer des bacs des disquaires à l’achat sur Internet, à condition que cela soit techniquement facile, peu coûteux et vite adaptable d’un support à un autre. Le succès de l’Ipod d’Apple malgré son verrouillage propriétaire en est l’exemple le plus flagrant. En outre, la logique du marché va vers une évolution où ce seront de moins en moins des albums entiers qui seront acquis, mais des morceaux individualisés.

Dans l’état actuel des choses, les circuits de diffusion de la musique profitent surtout aux majors et à quelques artistes à la notoriété établie depuis longtemps. Pourtant, des labels de moindre puissance économique ont compris eux aussi l’importance de leur présence et de leur visibilité sur Internet et proposent parfois, comme Tôt-ou-Tard, de faire connaître des artistes ou des albums à travers des morceaux complets librement téléchargeables en ligne. Enfin, les moyens techniques actuels permettent à des “amateurs” de diffuser gratuitement (ou à faible prix) le fruit de leur travail sur les réseaux peer-to-peer, donc de se passer des intermédiaires que sont les distributeurs. Et c’est la logique du réseau global qu’est devenu Internet de permettre que chacun puisse à la fois écouter les œuvres des autres, mais aussi publier ses propres réalisations.

Il faut se garder d’une situation où les majors, sentant leur rente menacée commenceraient, avec l’appui de la loi française, à verrouiller complètement, à partir de techniques logicielles et/ou matérielles, l’accès aux œuvres sur Internet. On se trouverait rapidement dans un mode d’accès propriétaire propre à chaque compagnie et une mise sur la touche des petits labels et des machines fonctionnant avec des logiciels libres qui n’auraient alors plus accès à une partie importante du réseau4. En ce qui concerne l’industrie du disque, elle ne se porte globalement pas si mal : la baisse du nombre de disques vendus a été effectivement de près de 8 % en 2005, mais elle a été en partie compensée par des téléchargements payants en ligne. Une étude récente réalisée en collaboration avec l’UFC-Que Choisir5 a montré que l’échange de fichiers dans les réseaux peer-to-peer ne porte pas vraiment préjudice aux achats de CD et de DVD, mais leur sert souvent de support publicitaire. Les personnes qui téléchargent beaucoup de musique sont également de gros acheteurs de CD. Ce sont plus les investissements individuels dans la téléphonie mobile, le matériel informatique, l’accès au haut débit qui seraient responsables de la baisse des ventes de CD dans les boutiques et les grandes surfaces, en grevant le portefeuille des consommateurs.

Pourtant, il est clair que l’on ne peut pas considérer les œuvres musicales comme des produits libres et gratuits, sous prétexte que leur numérisation rend l’échange en ligne et donc leur reproduction quasi instantanée et sans coût. Leur production, en revanche, est le résultat d’un investissement humain et matériel dont ceux qui l’ont engagé peuvent légitimement réclamer le prix. Et le travail du créateur à l’origine de l’œuvre ne peut être nié sous le prétexte d’une libre circulation au bénéfice des consommateurs-auditeurs.

On ne peut faire ici un parallèle simpliste avec le logiciel libre : un morceau de musique est une œuvre individuelle et non pas une création qui se construit et s’améliore au fil du temps grâce aux interactions d’un grand nombre d’acteurs divers. Il faut comprendre aussi que c’est la survie des petits labels indépendants qui est directement menacée. Et ce sont sans doute plus les petits artistes que les grandes stars qui voient leur avenir directement mis en cause. À cela, il conviendrait d’ajouter que le P2P présente une capacité de diffusion sans précédent qui en fait le côté inédit.

Échanger de la musique entre amis, phénomène qui a entraîné la taxation des supports de reproduction, est une pratique qui trouve sa place dans le cadre limité des réseaux sociaux et de la dimension des discothèques individuelles en disques ou casettes. Le P2P c’est l’échange de chacun avec tous, c’est-à-dire la quasi-certitude de trouver et de s’approprier une copie de n’importe quel morceau, même récent. La puissance de diffusion que permet en ce sens Internet fait sauter dans une autre dimension de la diffusion. Et c’est pourquoi la question, toute complexe soit-elle, ne peut pas être esquivée.

Face à cette situation de transition, deux attitudes sont possibles : freiner le mouvement en l’entravant le plus possible par des contrôles permanents (avec des systèmes de gestion des droits numériques : qui peut écouter quoi sur quel support), et faire la chasse aux fraudeurs, aux artistes indépendants, c’est la voie prise par le gouvernement avec son projet de loi DADVSI ou l’accompagner, c’est-à-dire favoriser le passage à un mode de diffusion numérique à faible coût qui permettrait à de nombreux artistes de toucher un plus vaste public. La proposition d’amendement en faveur d’une licence globale constitue pour le moins une bonne contribution au débat. Bien sûr, elle n’est pas dénuée d’intentions douteuses de la part de certains de ses promoteurs que l’on a vus dans d’autres circonstances mener des combats d’arrière-garde des plus réactionnaires. Pourtant cette proposition, aussi imparfaite soit-elle, a le mérite de chercher à concilier liberté de circulation sur Internet et droit d’auteur et de rémunération des artistes. Toutefois, elle renverrait la totalité de la gestion des droits dans le giron de la Sacem, posant par là le problème des critères de redistribution et de son administration bureaucratique.

Elle entraînerait aussi l’obsolescence immédiate de tous les sites payants de téléchargement et une chute des ventes de disques qui affecteraient les revenus de tous les acteurs de la filière, et non pas seulement ceux des grands distributeurs. En outre, la licence globale par le prélèvement qu’elle suppose sur les abonnements d’accès à Internet, va taxer tous les internautes de la même façon, petits et gros téléchargeurs (ce sera alors une incitation à la boulimie du téléchargement, ce qui n’est pas nécessairement une bonne chose), mais aussi ceux qui ne téléchargent pas.

À ce niveau de puissance de diffusion que représente le P2P, il n’est pas certain que cela constitue un principe d’équité acceptable, sauf à considérer que le paiement de cette redevance fasse définitivement basculer tous les internautes de l’ère du disque à celle du téléchargement. Mais encore une fois, est-il souhaitable de voir disparaître les disquaires du paysage urbain ?

On ne peut pas considérer que le problème de la rémunération des artistes serait résolu aussi simplement, même si les profits des majors étaient quelque peu réduits ; mais la proposition d’une licence globale aurait pu provisoirement pendant quelques années assurer une transition vers un système donnant plus de libertés aux artistes. Et surtout, éviter qu’au nom du droit d’auteur, on entérine l’enfermement dans un monde cloisonné où les œuvres de l’esprit se voient dominées par la seule loi du profit et les artistes ne puissent plus exister qu’en fonction du chiffre d’affaires qu’ils peuvent générer.

En tout cas, le débat n’est pas clos et gageons que la question en cause aujourd’hui n’est que l’une des premières que va révéler le développement d’un mode de vie profondément chamboulé par les technologies numériques.

Le 10 mars 2006