L'I.P.T. (internet pour tous) nouveau est arrivé

Michèle Descolonges


Les années 1980 ont connu les opérations I.P.T., c'est-à-dire "Informatique pour tous" : l'accès à l'univers de la micro-informatique était proposé par l'Education nationale, qui consacrait des moyens en matériels et en enseignants, visant à "l'alphabétisation informatique" des élèves. Après les associations, initiatrices dans ce domaine mais limitées en moyens et en rayon d'action, une diffusion plus large était programmée.

L'après 2000 connaît une tentative de même nature, avec l'Internet, celle de la propagation des usages, mais les publics, les acteurs et les enjeux diffèrent, car c'est maintenant au tour du travail et des entreprises d'être concernés. L'une des formes de ces diffusions "de masse" s'intitule ; elle est issue de la loi de finances 2001, adoptée le 18 octobre 2000 par l'assemblée nationale. Elle permet aux entreprises de doter leurs salariés de matériel informatique avec accès à internet. Cette dotation est exonérée de contributions sociales et d'imposition sur le revenu, et elle autorise la mise à disposition de ce matériel chez les salariés, moyennant une contribution de ces derniers allant de zéro à quelques dizaines de francs mensuels. Le groupe Vivendi est à l'origine de ce type d'opération, et l'a mise en uvre. Dans plusieurs entreprises, les opérations internet au domicile des salariés font l'objet d'accords signés entre les employeurs et les organisations syndicales, et chacune est dotée d'un pseudonyme, par exemple : , .

J'analyse l'une de ces opérations, qui concerne une entreprise publique de plus de 100.000 personnes, en montrant qu'un lien est établi entre les différents protagonistes, dont les intérêts convergent. En effet, l'opération est présentée comme un «lien» entre les salariés et les dirigeants de l'entreprise, établi au nom du partage d'une valeur commune, celle du progrès et de la modernité ; elle serait aussi un moyen de répondre à une «demande» supposée profiter aux moins favorisés.


Un nouveau modèle d'entreprise

Cette opération est à situer dans le cadre plus général du nouveau modèle que les dirigeants de cette entreprise cherchent à promouvoir. Pour en donner les principaux éléments, on dira qu'on passe d'une entreprise nationale de service public, apparemment stable, intégrée, mixte, régie par des règles, dont les acteurs sont connus, bénéficiant d'une situation de monopole, pour aller vers la constitution de groupes insérés dans une concurrence mondiale, soumis aux aléas financiers et aux choix des clients, filialisant leurs activités et conservant des missions d'intérêt public. Au cours de ce passage d'un type d'entreprise à un autre type, les changements abondent et tous les secteurs de l'entreprise sont concernés. On peut observer des "réorganisations" des services (qui affectent jusqu'aux plus petits niveaux des équipes), des changements des règles (plus ou moins négociés), des changements des modes hiérarchiques misant sur un management "relationnel", des embauches de jeunes "compensés" (si on peut s'exprimer ainsi) par des départs favorisés par des mesures dérogatoires, la montée de "valeurs" dominées par la concurrence commerciale au détriment de "valeurs" techniciennes qui ont traditionnellement unifié l'entreprise. Ainsi, tout ce qui «faisait lien» au sein de l'entreprise, et provenait de son histoire, est-il désormais en question.

Un nouveau modèle d'optimisation des relations internes et externes des entreprises, calqué sur le réseau mondial, est diffusé par les "grands" cabinets américains. Ainsi, l'idée de substituer des machines au travail humain qui reprend de la vigueur avec l'Internet, trouve-t-elle ici des applications évidentes. Les usages des T.I.C. sont largement propagés et favorisent des «mutualisations» de services (comptables, gestionnaires du personnel, par exemple) préparatoires à des ré-organisations plus radicales de mise en ordre de l'ensemble des procédures administratives. Les diverses catégories de salariés ont à enregistrer leur activité professionnelle dans des progiciels du type SAP; à l'avenir, ils devraient également saisir ce qui concerne leur gestion personnelle (par exemple, temps de travail, notes de frais) et ne devraient plus recourir à des intermédiaires humains. Les nouvelles interfaces avec la clientèle - des «centres d'appels» sont créés depuis quelques années, assurant eux-mêmes le relais des «plateaux clientèles» - visent une optimisation des relations externes. Si l'accès à l'internet est réservé à certains métiers utilisant cette source d'information externe, et plutôt aux «cadres», les intranet et les messageries deviennent des moyens privilégiés de circulation des informations internes.

L'ensemble de ces changements ne va pas sans des tensions de divers ordres, des difficultés à stabiliser des repères, l'expression de rancoeurs et éventuellement l'instauration de conflits déclarés entre les salariés et leurs hiérarchiques, mais aussi entre les salariés. Les deux principales organisations syndicales connaissent de fortes tensions en leur sein, notamment dues, pour la C.G.T. (organisation majoritaire dans cette entreprise), à des désaccords sur les manières de résister ou de négocier certains changements, et davantage centrés sur l'exercice de la vie démocratique au sein de l'organisation syndicale, en ce qui concerne la C.F.D.T. La conflictualité commence à prendre des formesplus locales que ce ne fut par le passé, centrées sur un métier, voire sur une équipe de travail, et s'exprimant par des grèves, mais aussi des refus d'obéissance et plus rarement des actes de violence; et différentes formes de «retrait» sont observables (de départs précipités à la retraite, qui concernent principalement les maîtrises et les cadres moyens, à des salariés, y compris des cadres, se mettant en «roue libre»). Généralement appréciée, parce qu'elle libère du temps hors travail, la réduction du temps de travail génère aussi des contraintes: accélération des temporalités et surcharges de travail, modération salariale, difficultés de coordination au sein des équipes.


Un lien? L'engagement et la responsabilité

Quel type de lien peut favoriser une opération ? Une enquête est diligentée au début de l'année 2001, elle va permettre de signaler un sous-équipement (très) relatif au domicile des salariés.

Réalisée par un organisme de sondageauprès de 1380 salariés, interviewés par téléphone sur leur lieu de travail, parmi lesquels 180 sont déjà des utilisateurs de l'internet à leur domicile, elle a pour objectif de connaître le taux d'équipement des salariés en micro-ordinateur et en accès internet. L'enquête va montrer que les usages professionnels sont plus répandus que ne l'est l'équipement personnel. En ce qui concerne l'équipement en matériels informatiques à domicile, les réponses positives sont élevées: 2 salariés sur 3 ont déjà acquis un ordinateur au moment de l'enquête, et ils sont près de 40 % à disposer d'une connexion à internet. Les cadres sont les plus équipés (84 %), et les plus de 40 ans sont plus équipés que ne le sont les plus jeunes! Les salariés sont nettement plus nombreux à disposer d'un ordinateur sur leur lieu de travail et 92 % l'utilisent plusieurs fois par jour. 80 % de ceux qui n'ont pas d'équipement à domicile se déclarent prêts à y remédier c'est-à-dire, à acquérir non seulement un micro-ordinateur, mais aussi une connexion à internet -, et les déclarations les plus favorables à l'acquisition peuvent être relevées chez les salariés dont les niveaux de salaires sont les moins élevés.

A l'issue de ces résultats, la direction de l'entreprise qui, disposait par ailleurs d'une étude sur le coût d'une telle opération - fait savoir aux salariés qu'elle saisit l'opportunité de la loi pour «faciliter l'accès de chacun à la culture internet», estimant qu'aussi bien les salariés que l'entreprise devraient y trouver de «l'intérêt». Elle prend l'initiative de l'annoncer via la voie hiérarchique ou via un intranet et déclare engager des négociations avec les représentants du personnel (ce à quoi la loi l'oblige). Elle conduira ces négociations à leur terme, tout en s'engageant dans une activité intense de communication directe (sans l'intermédiaire des organisations syndicales) avec les salariés. On a déjà évoqué les points d'information réguliers, transitant via la hiérarchie et les intranets. Deux modalités plus significatives d'une volonté de toucher la grande masse des salariés vont être utilisées: les engagements solennels pris par la direction auprès des salariés, la parution d'un dossier dans le journal d'entreprise. Reprenons-les l'un après l'autre:

1) La séance relative aux «engagements» se déroule alors que les négociations avec les organisations syndicales sont en cours et elle va contribuer à établir une relation privilégiée entre les dirigeants de l'entreprise et les salariés, contribuant à banaliser le rôle d'intermédiaire des organisations syndicales. Elle prend la forme d'un rassemblement de 8000 salariés de l'entreprise dans l'enceinte d'un établissement voué aux manifestations sportives ou festives ce rassemblement survenant à l'issue d'un processus de rencontres locales entre les responsables hiérarchiques et les salariés. L'un des messages de la journée passe par une video retraçant l'histoire de l'entreprise; y défilent: les figures de dirigeants industriels et syndicaux qui, par le passé, pesèrent sur les orientations techniques et sociales de l'entreprise, les choix techniques signifiant que l'entreprise s'est toujours colletée aux réalités, les capacités de réponse aux évènements, que ceux-ci fussent des dégâts causés par la nature ou des victoires sur des adversaires sportifs. Le message est le suivant: l'entreprise a été, est, et restera puissante, et nous le sommes aussi! Cela signifie que dirigeants et salariés peuvent former un seul corps à la condition que chacun s'y engage.

Faisons une incise à propos de «l'engagement». Les entreprises sont devenues ultra-sensibles à leurs relations toujours instables avec leurs clients, et elles n'ont pas d'autre solution que de compter sur les capacités d'apprentissage et d'innovation de leurs salariés. De leur point de vue, il deviendrait dangereux que les salariés fassent défection ou restent sur leur quant-à-soi (c'est le «retrait» évoqué plus haut), parce qu'alors ils n'innoveraient pas. Mais pour que les salariés «s'engagent», il faut qu'ils aient confiance dans un ensemble d'éléments, notamment l'avenir de l'entreprise et la rétribution de leur travail, c'est-à-dire les règles de l'échange salaire/travail.

Ce jour-là, les dirigeants de l'entreprise prendront solennellement des «engagements» à l'égard des salariés si les différents «engagements» ne présentaient pas le caractère de la nouveauté, le cadre institué leur donnait une nouvelle valeur, dont la portée n'est pas à négliger. La rhétorique consistant à susciter l'engagement des salariés comme si la négociation sur les termes de l'échange salaire/travail avait déjà eu lieu était particulièrement habile, car elle offrait l'illusion qu'il suffisait à la direction de l'entreprise d'y répondre à son tour - comme si un premier tour avait déjà eu lieu -, et elle le traduisait sous la forme "d'engagements" pris à l'égard des salariés ou d'autres interlocuteurs.

A côté d'engagements solennels ayant trait aux relations managers/salariés, aux relations avec les clients, etc., des "engagements" vont porter sur l'accès à des intranets ("nous donnerons accès à l'intranet d'entreprise pour tous les salariés, à l'aide d'un micro individuel ou partagé") et à internet. En quelque sorte, les dirigeants de l'entreprise vont s'engager auprès des salariés à leur fournir les moyens de travailler, et présenter ces moyens comme des finalités sociales. Il faut certainement que l'image de ces outils soit prestigieuse aux yeux des salariés pour qu'une telle proposition n'ait pas éveillé les rires ou l'incrédulité. La suite de l'opération va le confirmer.

Les intranets sont promus au rang de médiateurs nécessaires à l'intégration des salariés dans l'entreprise : ils devront fournir des repères (connaissance du Groupe, de ses différents métiers, de sa stratégie), et donner les moyens de la mobilité (la bourse de l'emploi éditée sur le papier va être diffusée par un intranet). Corollaire de ces engagements, les salariés devraient tous, prochainement, accéder à des micro-ordinateurs (80 % à la fin de l'année 2001, 100 % un an après). Ce faisant, les instruments d'accès aux informations sont promus au rang de biens élitaires, désirables, et qu'un effort commun rendra accessibles. L'opération «Internet pour tous à domicile», déjà programmée, fait l'objet d'engagements conjoints aux premiers.


2) Après l'expression du désir, celle de la rationalité (mais sans le premier, la seconde serait stérile…) : cinq mois après cette séance solennelle, les enjeux industriels des usages des intranets (et de l'internet à domicile) sont précisés par une note d'information. Il y est rappelé que «l'entreprise est engagée dans un vaste programme de changement, nécessitant l'évolution de certaines pratiques, coûteuses en temps et en énergie».

Les salariés sont associés aux enjeux de transformation, et après la signature de l'accord, le journal interne de l'entreprise envoyé gratuitement au domicile de tous les salariés - présente un volumineux dossier pédagogique, comportant plusieurs volets, dans lesquels les orientations nécessitant l'acquisition d'une «culture internet» sont déclinés. Cette "culture internet", proposée aux salariés, consisterait à entrer dans «l'e-commerce» et «l'e-bussiness», ces derniers termes devenant les symboles de ce que visent les changements (ouverture du marché et de développement international, facilitation des relations avec la clientèle, nouvelle organisation du travail). Parallèlement, l'intérêt des usages ludiques de l'internet par les salariés est mis en évidence. Insistons sur la mise en page du dossier, entremêlant intérêt des salariés, enjeux stratégiques représentés par les réseaux, marchés, filiales, etc., illustrant ainsi les interactions déjà existantes entre ces différents types d'agents économiques et que les outils réticulaires allaient permettre de faire vivre.

Ces invitations, adressées aux salariés, à participer au jeu industriel via les intranets et l'internet offrent un nouvel éclairage sur les «engagements» évoqués plus haut : ceux-ci trouvent leur place dans une logique de redéfinition des alliances. Depuis quelques années, la caractérisation de ces alliances entre les entreprises, les salariés, les collectivités locales, les ONG, les actionnaires, etc., passe par des termes comme "développement durable", "éthique des affaires", "responsabilité sociale des entreprises", lesquels font l'objet de déclarations d'intentions à travers des "chartes" et des "engagements". Quelque soit le terme utilisé, cette "responsabilité" d'un nouveau genre implique que l'entreprise innove en matière économique, sociale et environnementale tout en s'adaptant et/ou en réévaluant les normes ambiantes. Le modèle d'optimisation des relations internes et externes des entreprises porté par internet, évoqué plus haut, acquiert là tout son sens: la vulgate le représente comme une «révolution» technique nécessaire aux innovations, et une transformation relationnelle, fondée sur la participation démocratique, voire le partage communautaire.

Selon cette logique, l'opération , serait un des moyens nécessaire aux salariés pour devenir «partie prenante» (stakeholders selon la terminologie de la responsabilité sociale de l'entreprise) du nouveau modèle d'entreprise au risque d'y être des partie prenantes «extériorisés» au même titre que les clients, les filiales ou les collectivités locales. Et cette opération offrirait à l'entreprise l'opportunité d'exercer ses «responsabilités» et d'agir ainsi sur le modèle de relations sociales issu de son histoire.


La «demande» des salariés

De fait, l'exercice de ces responsabilités paraît d'autant plus nécessaire qu'il repose sur une «demande» supposée des salariés, déclinée sur différents registres. S'il est bien un thème récurrent depuis le début des années 1980, c'est celui de la «demande» sociale, à laquelle les organisations et les institutions auraient à répondre, en facilitant «l'appropriation» des «nouvelles technologies». Dans la mise en avant de cette «demande» par des associations populaires, Geneviève Poujol avait vu une recherche de «caution républicaine», c'est-à-dire une manière de se proclamer délégué par l'autorité politique. Effectivement, dans les années 1980, les associations ont su relayer les souhaits, exprimés par le gouvernement, «d'alphabétisation informatique» de la jeunesse (et de développement économique de l'industrie informatique nationale); ce faisant, certaines ont aussi contribué à banaliser des problèmes sociaux majeurs au bénéfice de l'accompagnement du gouvernement, parfois à leurs propres dépends.

Avec le développement des opérations «internet pour tous», on assiste de nouveau à un phénomène de délégation provoqué par l'autorité politique (à travers la loi de finances) et, cette fois-ci, assumé par les entreprises. Ce qui change les données de la question, car le lien associatif, y compris lorsqu'il se traduit par un service payant, n'est pas de même nature que le lien de subordination entre employeurs et salariés. Cependant, ce nouvel I.P.T. un acte régi par la loi - légitime les entreprises à prendre à leur compte des thèmes proprement politiques, comme celui de la «fracture». Il s'agit bien entendu de ce qui est nommé la «fracture numérique». Dans l'exemple qui nous intéresse, le journal adressé à tous les salariés fait état d'un «risque» en ce domaine. Comme on l'a vu, tout l'argumentaire relatif à une «demande» supposée va reposer sur les disparités en matière d'équipement en matériel et en possibilités d'accès au réseau mondial: les plus notables sont liées à la position dans la structure des qualifications, en ce qui concerne l'accès aux intranets de l'entreprises dans la logique du «risque de fracture», on aurait identifié où elle pourrait se produire. On peut questionner la manière dont cette «demande» a été recueillie, en rappelant que quelque soit la rigueur méthodologique - les postulats des enquêtes d'opinion opèrent des distorsions, en faisant comme si: 1) tout le monde avait une opinion, 2) toutes les opinions avaient la même valeur, 3) il y avait un consensus au sujet de la question posée (ici, la possession de matériel informatique et les accès au réseau mondial et aux informations de l'entreprise).

L'accord va être signé par les cinq organisations syndicales, et sur le plan matériel, il répondra aux souhaits, répertoriés par le sondage, d'accès à l'internet et d'acquisition large de matériel. L'offre est composée de: un kit d'accès à internet, avec un forfait mensuel de 10 h., automatiquement fourni avec les packs, et éventuellement accessible seul (gratuit). Puis trois types de matériels sont accessibles: un pack «découverte», composé d'un ordinateur fixe multimédia + une imprimante couleur (228 euros); un pack «passionné», composé d'un PC multimédia «évolué + une «logithèque» (760 euros); un pack «voyageur», composé d'un PC portable + une logithèque + DVD (1295 euros).

Les négociations entre la direction de l'entreprise et les cinq organisations syndicales porteront sur les différentes offres, sur le coût des matériels (l'enjeu économique est de taille, il avait fait l'objet d'un appel d'offres européen), sur les montants de la contribution de l'entreprise (proportionnellement plus élevée pour le pack «découverte» que pour les deux autres offres), et sur les types de contributions (certains étaient favorables à des formules telles que des bons d'achat), sur l'ouverture de l'éligibilité non seulement aux salariés en CDI, mais aussi en CDD, voire aux retraités et aux salariés des filiales. Un groupe de suivi veillera au bon déroulement de l'opération: délais de livraison, qualité du matériel, maintenance, extension de l'accès à toutes les catégories de salariés, etc.

Des questions de fond vont être posées, mais de manière marginale. L'une a trait à la porosité entre les temporalités et les localités: les organisations syndicales craignant que l'acquisition de ces matériels contribue à une flexibilisation de l'organisation du travail font préciser à la direction que le matériel personnel n'a pas de destination professionnelle. La C.F.D.T. évoque la nécessité impérative «d'étanchéité totale entre les activités personnelles et professionnelles» et suggère la mise en place d'un suivi de la messagerie, via les C.H.S.C.T., afin de s'assurer que les salariés ne reçoivent pas de messages professionnels à domicile, ceci imposant y compris dans la vie privée le lien de subordination avec l'employeur. Si des mesures de protection des salariés sont nécessaires, on connaît aussi l'instabilité des frontières du travail intellectuel et moteur: les usages privés de l'internet peuvent constituer de véritables training facilitant l'adaptation aux situations professionnelles, tout comme l'aquagym va faciliter une tonicité favorable aux relations professionnelles, etc. La question est donc celle de la négociation que les salariés vont pouvoir/savoir réaliser, au cas par cas, entre ce qu'ils concèdent ou refusent à leur employeur.

Pour les organisations syndicales, cette individualisation des transactions est difficile à traduire sur un registre susceptible de lier les expériences. La distance, le quant-à-soi, à l'égard du lien de subordination à l'employeur, va être suggéré en terme d'alternatives idéologiques : en marge des informations relatives à l'accord, la branche cadres de la C.G.T. va livrer une critique des usages de l'information électronique, en considérant que celle-ci contribue à «l'adhésion» aux stratégies de l'entreprise, et promouvoir sa propre lettre électronique. F.O. va démultiplier le rythme de publication de ses messages électroniques, afin de livrer sa propre information.

Neuf mois après la signature de l'accord, 100.000 salariés ont bénéficié de l'accord et 74.000 visiteurs fréquentent quotidiennement le portail ad hoc. Et ceux qui ne se sont pas manifestés font l'objet de relances de la part du fournisseur des matériels et logiciels. Est-ce à dire que la «demande» était forte,ou bien que les salariés ont répondu en consommateurs avertis? Car les questions de fond posées par les salariés n'ont pas trait à l'équipement en matériel informatique, ni aux accès à l'internet, mais à leur propre intégration dans l'entreprise, aux liens de celle-ci avec l'ensemble des ses partenaires, et aux finalités nouvelles ouvertes par la concurrence. L'opération illustre, une fois de plus, comment l'intérêt peut être flatté avec bonheur. Mais à nouveau, comme il y a une vingtaine d'années avec «l'alphabétisation informatique», en traitant cette «passion douce» comme une question sociale (de réduction d'une «fracture numérique» supposée), on pourrait bien contribuer à banaliser les problèmes de fond.