Informatique et libertés: 
un grand bond en arrière, un petit pas en avant

Guy Lacroix



L'évolution des TIC remet perpétuellement en question l'alchimie délicate par laquelle se sont construites et se perpétuent les démocraties. C'est, en effet, en grande partie par les manières dont s'élabore, se mémorise et circule l'information que se marquent les différences entre démocraties, dictatures et totalitarismes. Deux événements récents démontrent que nos représentants sont loin d'avoir les idées claires en la matière. D'abord ils nous concoctent un "big brother", puis, quelque temps après, ils se préparent à élargir la liberté d'expression.

Commençons par l'amendement du député Jean Pierre Brard. Voté en catimini et maintenant approuvé à quelques modifications près par le Conseil constitutionnel, il a autorisé l'impensable : l'introduction du NIR dans les fichiers fiscaux avec autorisation aux services des impôts de collecter, conserver et transmettre le NIR. Par le biais de cet identifiant unique, le NIR (plus connu sous le nom commun de numéro de sécurité sociale), l'interconnexion des fichiers fiscaux et sociaux est à redouter. Cette mesure accorde un pouvoir disproportionné à l'administration. Avec d'autres, des syndicats des impôts et de l'INSEE se sont effrayés de cette décision (http://www.ufr-info-p6.jussieu.fr/~creis/).

Cet amendement liberticide possède aussi une charge symbolique très forte, il balaie 20 ans de réflexions en matière de fichiers informatiques. C'est en effet la révélation du projet SAFARI (1) , de connecter les fichiers administratifs par l'intermédiaire de ce même NIR, qui, en 1974, a déclenché dans notre pays la prise de conscience des dangers que les fichiers informatiques faisaient courir aux libertés. C'est à partir de la réflexion engagée alors qu'a été élaborée la loi "informatique et liberté", et instituée la CNIL comme garante des libertés dans le domaine informatique. Cela sous le gouvernement de Giscard d'Estaing. 

Que ce soit aujourd'hui la gauche vertueuse qui ait vidé la loi "informatique et liberté" d'une grande partie de sa substance, est symptomatique de la pauvreté de la réflexion politique dans le domaine technologique. Elle nous démontre que la tentation de l'efficacité technique est susceptible de conduire les Etats à s'ériger en fossoyeurs inconscients des principes démocratiques qu'ils prônent. Terminal ne peut que manifester sa réprobation. SAFARI, ou la chasse au Français, est à nouveau ouverte ; l'Etat tient le fusil et c'est la CNIL qui a fourni les cartouches !

Nos députés ont oublié que les démocraties sont fragiles. Elles sont subverties aujourd'hui par les maffias et surtout par les sectes qui tentent, avec succès, de pénétrer entreprises et administrations. Trop exposer les citoyens en connectant les fichiers, c'est pervertir l'Etat ; c'est aussi fourbir des armes pouvant être utilisées clandestinement par des groupes occultes au détriment des personnes. La sécurité en matière administrative reste formelle et illusoire pour des gens décidés et organisés. Le glissement aux dictatures ou aux totalitarismes -il reste certainement à en inventer des formes nouvelles- peut parfaitement s'opérer de manière démocratique. Hitler comme Milosevic ont été d'abord consacrés par les urnes.

Si les démocraties sont mortelles, elles sont aussi perfectibles. Il se pourrait que l'Internet puisse concourir à renforcer la liberté d'expression et les moyens d'information en introduisant une rupture dans une communication de masse qui fonctionne, jusqu'à aujourd'hui, de manière censitaire. Pour la première foi, l'utilisateur ne se retrouve plus en position totalement passive face aux médias : il dispose d'une petite marge de liberté. Chacun, s'il le désire, peut s'exposer à tous. 

Cette possibilité n'est pas sans ambiguïtés ni sans dangers. La liberté d'expression et d'information implique aussi des devoirs. Elle avait trouvé un certain équilibre avec l'encadrement législatif de la presse et de l'édition. La sélection de ceux qui ont accès aux moyens d'expression fonde la responsabilité de l'éditeur et du journaliste. L'expression du lecteur est bridée, mais en contrepartie il peut s'y reconnaître et accorder une certaine crédibilité aux informations publiées. Ce qui n'est pas toujours le cas avec l'Internet. Le réseau arrivera-t-il à s'instaurer comme un espace de citoyenneté ? Rien n'est encore certain dans cet univers en mouvement permanent où la liberté d'expression est écartelée entre les intérêts des marchands, les censures administratives (voir la question du cryptage), et une législation inadaptée. 

L'affaire Estelle Hallyday illustre bien les tâtonnements de la justice devant un nouveau média qui ne peut être ramené aux régles régissant la presse et l'édition, et qui pourtant leur emprunte certaines de leurs caractéristiques. Elle nous montre que nos élus savent parfois allier la clairvoyance à la diligence. Résumons. Des photos d'Estelle Hallyday dénudée, antérieurement parues dans la presse "people", sont diffusées sur l'Internet, entre autres par un site hébergé par AlternB, un serveur gratuit qui comporte plus de 4500 sites. E. H. porte plainte contre le serveur (et non contre le site) qui a reproduit les photos, en demandant des dédommagements substantiels. 

Or AlternB n'assure que le support technique, il se contente de fournir un espace d'expression. Il n'est pas en mesure de contrôler le contenu des sites hébergés, qui d'ailleurs peut changer à tout moment. Même s'il le pouvait, AlternB considère que son rôle n'est pas de s'ériger en censeur. Le problème est le même pour les sites commerciaux, sauf s'ils se mettent en position d'éditeur. Le jugement, tout en reconnaissant qu'un débat sur le fond était nécessaire, a néanmoins considéré qu'AlternB était bien à l'origine du préjudice subi par E. H. Il a assorti son renvoi de pénalités telles qu'elles reviennent à fermer le serveur. La RATP s'est engouffrée dans ce précédent réclamant des dommages et intérêts et une astreinte à AlternB, ainsi qu'à l'auteur d'un autre site ébergé dont l'humour grinçant lui a déplu.

Après de multiples épisodes et prises de positions tant du Conseil d'Etat que de la Commission européenne qui s'inquiète depuis quelques temps des obstacles au commerce de l'information, les choses semblent évoluer favorablement vers une adaptation de la législation. Le 18 mai dernier, le député Patrick Bloche a déposé deux amendements au projet de loi du gouvernement sur la liberté des communications dans le secteur public audio-visuel. Ceux-ci établissent un statut des fournisseurs Internet qui leur retire toute responsabilité éditoriale indue. Ils protègent également les droits des citoyens utilisateurs de ces services en obligeant les fournisseurs d'hébergement à aider, sur requête de l'autorité judiciaire, à l'identification des auteurs d'infractions. Cette solution apparaît a priori comme satisfaisante, adoptée en première lecture le 27 mai, espérons qu'elle sera votée définitivement prochainement (www.iris.sgdg.org). 

Cette célérité et cette ouverture d'esprit ne sont peut être pas seulement dues à l'amour de la liberté : l'état actuel de la législation formait aussi obstacle à l'extension des serveurs commerciaux. Il est probable que cela a contribué quelque peu à l'avancement de la discussion. Tant mieux pour la liberté d'expression -pour l'instant tout du moins. La question est cependant loin d'être close. Les TIC et l'Internet n'ont pas fini de nous surprendre et de nous inquiéter. Nos députés aussi.

Notes :

1) Par le journal Le Monde dans un article de Philippe Boucher : "SAFARI ou la chasse aux français".