Mobiles, partage du travail et ergostressie Mobiles, travail des cadres et rapports sociaux Yves Lasfargue1
Dans l'histoire des technologies, les outils de communication mobiles, qu'ils soient téléphones ou radiomessagerie, ont deux spécificités : ils sont spontanément séduisants pour une grande partie de la population (ce que rarement ont été les technologies dans leurs périodes de lancement, qui ne convainquaient qu'une minorité de technomordus), et ce sont des outils utilisés à la fois sur les plans professionnel et domestique. Si bien qu'une partie des mobiles est achetée comme investissement par les entreprises, et comme cadeau par les familles. Certains mobiles sont reçus comme outils professionnels par les salariés, et d'autres comme gages d'affection !
Cette séduction spontanée, cette ambiguïté travail/famille caractérisent les mobiles, mais aussi la plupart des outils de communication récents (micro-ordinateurs portables, Internet, messageries électroniques, fax mobiles, ...), qui bouleversent notre société en remettant en question les frontières entre les lieux de vie et les lieux de travail traditionnels (voir figure 1). Ce bouleversement nous oblige aussi à repenser les rapports sociaux et le droit du travail.
Le droit du travail, les conventions collectives apportent des solutions aux situations traditionnelles de la Société Industrielle des années 50 ou 70, mais rarement aux emplois de la Société de l'Information. Il est urgent que soient négociés de nouveaux rapports sociaux, que l'on pourrait appeler pour que s'y retrouvent les salariés utilisateurs de mobiles, et autres outils nomades.
Dans cette modernisation des rapports sociaux, deux sujets de réflexion et de négociation semblent prioritaires : le premier est la définition d'un droit du télétravail mixte ; le second est la nécessité de compléter l'indicateur temps de travail par de nouvelles unités de mesure du travail, nécessité d'autant plus grande si l'on veut partager le travail.
Figure 1 : Mobile et télétravail mixte
Il est peu probable que le télétravail à 100% à domicile se développe ; par contre le télétravail mixte (partie sur le lieu de travail habituel, partie à domicile, partie chez le client, partie à l'hôtel, dans le train, dans l'avion, ...) prendra une importance grandissante.
La généralisation très rapide des mobiles nous pousse à mettre en place, au plus vite, un droit du télétravail mixte qui pourrait, dans un premier temps, aborder trois thèmes : le respect du droit à l'isolement, la négociation des astreintes et l'organisation du droit à l'insertion (2).
Faire respecter le "droit à l'isolement"
Téléphones mobiles, radio messageries et autres outils nomades, permettent de rejoindre un individu en tous lieux, et à toute heure. Les salariés non-cadres sont encore protégés par des horaires bien définis. Ce n'est pas le cas pour la plupart des cadres. Jusqu'à maintenant, chez lui, le cadre pouvait s'isoler en s'éloignant du poste téléphonique. Mais peut-il échapper au téléphone portable, sagement rangé dans sa poche ? Peut-il refuser d'intervenir ? Certains juristes répondent positivement. Par exemple, un récent débat au Sénat (JO du avril 1997) a montré que les abus de l'employeur (appels en tous lieux et à toute heure) pouvaient tomber sous le coup de l'article L 120-2 du Code du travail (atteinte aux droits des personnes) ou L 226-1 du nouveau Code Pénal (atteinte volontaire à l'intimité d'autrui). Mais ceci est long, risqué et compliqué : c'est pourquoi doivent être négociées des modalités d'utilisation des mobiles, identifiant, en particulier des plages horaires d'utilisation, en dehors desquelles l'entreprise s'interdit de téléphoner à l'individu (accord IBM Allemagne par exemple).
Limiter et négocier les astreintes
L'entreprise demande à un nombre de plus en plus grand de salariés d'être toujours disponibles : il faut se méfier de ce type d'astreinte insidieuse et implicite, très valorisante au début, mais rapidement insupportable. Pour cela, il faut passer de l'implicite à l'explicite, comme cela est fait depuis des années pour les astreintes liées aux urgences techniques (chimie, électricité, ...), ou médicales ou de service public. Il faut négocier des règles précises (sur quels sujets peut-on être appelé ? Qu'est-ce qu'une urgence pour un contrôleur de gestion ou un acheteur ?), des compensations précises (financières ou autres) et des limites horaires précises.
Organiser le "droit à l'insertion"
Avec les technologies de communication, il est possible de concevoir des postes de travail situés à 100% en dehors des locaux de l'entreprise et de la communauté de travail. Un salarié peut travailler dans une entreprise qu'il ne voit jamais (exemple : certains réparateurs de photocopieuses). Le travail mixte devra respecter un certain équilibre entre le temps passé au bureau ou à l'atelier, et le temps passé à l'extérieur , pour permettre l'insertion des salariés. Certains accords actuels sur le travail mixte, par exemple l'accord Bull, organisent la répartition "3 jours au foyer + 2 jours au bureau". Évidemment les pratiques de certains cadres (5 jours au bureau + 2 jours au foyer) ne sont pas du travail mixte, mais de la surexploitation.
Mobiles : moteurs ou freins du "partage du travail"
Le partage du travail est à l'ordre du jour, et chacun ressent que c'est une des solutions (pas la seule) pour trouver un début de réponse aux problèmes posés par le niveau insupportable du chômage. Mais force est de constater que la réalité est loin des discours et des sondages : ce partage est très rarement accepté, sauf quand la nécessité fait loi (licenciements inéluctables) ou s'il est massivement aidé par l'argent public. Pourquoi ces difficultés ? Probablement parce que toutes les opérations actuelles de partage du travail reposent sur l'indicateur temps de travail. Or, l'indicateur temps de travail, pilier des rapports sociaux traditionnels, était un indicateur opérationnel dans la société industrielle traditionnelle, mais ne l'est plus dans la Société de l'Information, car on sait de moins en moins le mesurer : comment mesurer le temps de travail d'un utilisateur de mobiles ? Des objectifs quantitatifs simples (32 heures par semaine ou 4 jours) risquent de conforter les esprits dans la série de confusions qu'il faut à tout prix éviter : confusion temps de présence/temps de travail, confusion fatigue physique/stress, confusion partage du temps de présence/partage du travail. C'est pourquoi, avec la mise en place de la Société de l'Information, il devient urgent d'inventer une autre unité de mesure du travail qui vienne compléter le temps.
Une heure n'égale pas une heure dans la Société de l'information
Dans la société industrielle, réduire le temps de travail veut dire réduire la fatigue physique. Dans la Société de l'Information, la fatigue physique est souvent remplacée par le stress, qui n'est pas proportionnel au temps, mais à la densité du travail. Ce stress est lié à la disponibilité permanente, à l'abstraction et l'interactivité du travail sur écrans, aux efforts commerciaux pour la recherche forcenée de clients, au respect des délais et de la qualité. Il est accru par les techniques spécifiques, de plus en plus nombreuses, de management par le stress (gestion par projet, re-ingénierie, benchmarking, flux tendus, ...). Or ce stress est permanent et accompagne le salarié dans sa vie hors-travail. Pour un même cadre commercial, une heure de réunion, une heure de conversation avec le mobile, une heure de travail sur écran, une heure de négociation commerciale ne sont pas équivalentes dans les métiers actuels.
Le nécessaire partage des charges de travail
Le partage du travail est une nécessité absolue si nous voulons inverser la tendance actuelle, qui voit des travailleurs de plus en plus stressés côtoyer des chômeurs de plus en plus nombreux. Ce partage ne sera possible que si nous évitons une autre confusion, celle qui existe entre partage du temps de travail et partage du travail. Réduire le temps de travail, qui se confond alors avec le temps de présence, pour partager les emplois est assez facile dans les systèmes industriels classiques. La production étant proportionnelle au temps de présence, réduire le temps de présence des uns veut dire créer des emplois pour les autres. C'est pour cela que la réduction du temps de travail reste efficace dans les secteurs et métiers traditionnels (personnel direct de production, personnel de ventes dans les magasins, personnel de garde dans les crèches...). Mais pour les métiers de la Société de l'Information, aller vers une simple réduction du temps de présence, c'est prendre le risque de ne pas créer d'emplois, car non seulement la réduction du temps de présence peut induire une augmentation du temps de travail réel (car les technologies sont de plus en plus chronophages), mais elle induira souvent aussi une augmentation de la densité du travail de ceux qui ont un emploi (car nombre de salariés effectueront les mêmes tâches en moins de temps). La solution n'est plus alors de partager le temps, mais d'apprendre à partager les tâches et les responsabilités. Partager en diminuant la densité de travail est la seule manière de créer des emplois pour les uns tout en réduisant le stress des autres.
C'est pourquoi, avec la mise en place de la Société de l'Information, les entreprises, les acteurs sociaux et les experts doivent faire preuve, d'urgence, de beaucoup de créativité pour mettre au point et négocier une unité de mesure de densité du travail, complétant l'unité temps de travail .
Une nouvelle unité : l'ergorie, qui permet de calculer le coefficient d'ergostressie
Je teste actuellement une nouvelle unité de mesure du travail, que je propose d'appeler l' ergorie (charge absolue) ; elle prend en compte à la fois les charges physiques, les charges mentales, et les conditions de travail de chaque emploi et permet de calculer un indice d'ergostressie (charge ressentie). Pour comprendre ce qu'est l'ergorie, le plus facile est de la comparer à la calorie, unité d'énergie en diététique. Mesurer la nourriture en poids n'est plus suffisant aujourd'hui : il faut connaître sa composition en lipides, en protides et en glucides, et sa valeur énergétique exprimée en calories. La démarche est identique pour le travail : mesurer le temps de travail n'est plus suffisant ; il faut connaître la charge de travail, exprimée en ergories, et connaître la répartition en charge physique et charge mentale.
Prendre en compte une centaine de critères permettant d'évaluer la charge de travail en ergories
Les premières recherches ont montré qu'au moins trois types de mesures ou d'évaluation sont nécessaires : évaluation de la densité de travail ; évaluation du temps de travail ressenti (temps de présence dans l'entreprise ou chez les clients, mais aussi temps professionnel à domicile, dans le train, dans l'hôtel, dans l'avion ; temps de disponibilité et d'astreinte pour l'entreprise ; temps de préoccupation liée à l'entreprise, ...) ; évaluation globale de la charge de travail ressentie en combinant la densité et le temps. Cette évaluation globale prend en compte une centaine de critères répartis en cinq familles (voir le schéma ci-après) :
- charge induite par les caractéristiques du poste de travail ;
- charge induite par l'organisation de l'entreprise ;
- charge induite par la situation de l'entreprise ;
- charge induite par l'environnement et les transports ;
- charge induite par les activités extra-professionnelles familiales et locales.
Cette première approche permet une auto-évaluation rapide de sa propre charge de travail ressentie (intégrant à la fois la densité et le temps) et de se situer sur une échelle d'ergostressie, en fonction de sa propre capacité à supporter cette charge de travail. Il s'agit d'évaluer la charge de travail moyenne (car elle peut varier d'un jour sur l'autre) induite, dans la dernière année, par la combinaison de chacun des critères. Cette évaluation peut être faite par le salarié lui-même (auto-évaluation pour une prise de conscience de la densité ressentie) ou par un tiers (entreprise, famille, amis, experts, ...) pour la mesure de la densité apparente. Les charges ressenties pouvant varier d'une année sur l'autre (responsabilités, type de travail, âge, ambiance, situation de famille...), cette évaluation doit être faite régulièrement.
Charge de travail ressentie (pour soi-même)
et charge apparente (pour les autres) : nécessité d'évaluer les effets
Figure n°2 : Auto-évaluation ou évaluation par des tiers
Cette évaluation peut être faite par le salarié lui-même (auto-évaluation pour une prise de conscience de la charge ressentie) ou par un tiers (entreprise, famille, amis, experts, ...) pour la mesure de la charge apparente.
C'est volontairement que cette évaluation de la charge de travail mélange la charge de travail absolue (somme des pressions induites par l'extérieur) et la charge ressentie qui est un indicateur de la manière dont cette charge est ressentie par chaque individu, sous forme de fatigue physique, fatigue mentale, mauvais stress, bon stress et plaisir : la grille d'évaluation multicritère essaie d'évaluer les effets de la charge ressentie de travail, plus que la charge absolue elle-même. En effet, nous faisons l'hypothèse que l'évaluation de cette charge ressentie est plus importante dans l'équilibre de la vie personnelle et dans les rapports sociaux que l'évaluation de la charge absolue (que personne ne sait réellement mesurer aujourd'hui, et que probablement personne ne saura jamais mesurer). La charge apparente est celle que les autres déduisent de notre propre rapport au travail. Il faut remarquer que la nécessité de prendre en compte l'interaction phénomène extérieur/ manière de supporter ce phénomène est très courante quand l'homme est en jeu. Dans le domaine diététique, il est plus important de connaître les effets du riz, du pain ou de la viande sur son propre poids et sa propre santé que de mesurer avec précision le poids ou les calories. Certes le poids et le nombre de calories jouent un rôle, mais la manière de les supporter, propre à chaque individu (et variable d'ailleurs selon la situation de l'individu -anxiété, maladie,...) est encore plus importante. Dans le domaine nucléaire, chaque tissu ne supporte pas la même dose absorbée de rayonnement de la même manière. Il faut aussi remarquer que les méthodes d'auto-évaluation et/ou d'évaluation par des tiers sont assez courantes dans les rapports sociaux : un certain nombre d'évaluations de la qualification des postes (exemple : méthode HAY) ou des compétences ou des résultats (entretien annuel d'évaluation ) sont déjà ainsi réalisées.
Une échelle d'ergostressie :
échelle de lucidité pour agir sur sa propre charge
Le résultat de l'évaluation doit être simple à analyser par chacun : une échelle d'ergostressie est en cours de mise au point, dans laquelle la charge de travail, peut varier de 1000 à 2 000 ergories, ou Force 1 à Force 10, sachant que la force 1 correspond à la "charge de travail d'un salarié, ou d'une salariée, heureux au travail" (3). Cette échelle permet à chacun de se situer et d'être lucide sur sa propre charge de travail, telle qu'il la ressent lui-même et telle qu'elle est ressentie par les autres. Cette échelle, et les courbes d'analyse qui l'accompagnent, doivent permettre à chacun de repérer les facteurs de charge sur lesquels il peut et il faut agir, et en particulier d'être un support de discussion lors de l'entretien annuel d'évaluation (4).
Vers un partage du travail plus juste, donc mieux accepté
Figure n°3 : Une échelle de lucidité permettant un réel partage du travail
Cette échelle doit permettre à chacun d'être lucide sur la manière dont il supporte sa propre charge de travail et sur la manière dont son entourage
(collègues, hiérarchie, famille, amis, ...) la supporte aussi...
Comme nous l'avons vu, le partage du travail est une nécessité absolue pour la création d'emplois. Mais, dans la Société de l'Information, la réussite de ce partage ne sera possible que si nous évitons de confondre partage du temps de présence et partage du travail. La solution n'est plus alors de partager seulement le temps, mais d'apprendre à partager les tâches et les responsabilités. C'est la seule manière de créer des emplois pour les uns tout en réduisant le stress des autres. L'utilisation de l'échelle d'ergostressie permet un partage du travail accepté par un plus grand nombre de salariés, en particulier par les cadres, car plus juste. Chacun prendrait conscience de la nécessité de partager sa charge de travail, en combinant réduction du temps et dé-densification de son travail.
Les mobiles sont l'un des outils de communication les plus répandus et les plus utilisés ; en faisant éclater les bases traditionnelles des rapports sociaux, que sont l'identification précise des lieux et des temps de travail et de non-travail, ils nous obligent à inventer de nouveaux rapports sociaux reposant sur des propositions nouvelles (droit à l'isolement, droit à l'insertion) et des manières nouvelles de mesurer le travail (ergostressie).

Notes

  1. Directeur du CRÉFAC (Centre d'étude et de Formation) - Coauteur, avec 13 autres experts réunis à Bruxelles par la Commission Européenne, du rapport Construire la Société de l'Information pour tous de juillet1997. (lasfargue@crefac.com)
  2. Ces trois thèmes ont été repris dans le rapport européen Construire la Société de l'Information pour tous de juillet1997. (http://www.ispo.cec.be/hleg/hleg.html)
  3. On pourrait définir ainsi l'ergorie : "Une ergorie est la charge de travail ressentie par un salarié ou une salariée heureux au travail". lI faut rappeler à ceux qui pourraient s'étonner d'une définition aussi flexible, que la première définition du mètre, en 1795, était la quarante millionème partie du méridien, méridien que l'on avait beaucoup de peine à mesurer à cette époque !
  4. La grille d'évaluation multicritère et le système expert d'évaluation ERGOSTRESSIE

  5. sont disponibles, gratuitement, sur le site Internet du CREFAC :
    http://www.crefac.com/doc.htm