France Telecom : une r?forme peut en cacher une autre. Bernard Prince
Au mois de décembre 1995, les agents de France Télécom étaient nombreux à participer à l'action revendicative. Le syndicat SUD, en particulier, avait largement mobilisé autour des thèmes de la défense du Service Public et de l'opposition à la privatisation. Dès sa nomination, au début de l'automne, Michel Bon, le nouveau président de France Télécom avait en effet clairement annoncé que sa mission serait de conduire à bien la réforme de l'entreprise et sa privatisation.
Le personnel s'est beaucoup mobilisé, à juste titre, sur les questions du statut de France Télécom, sur son rôle de service public et sur la défense du statut de l'emploi. La réforme en cours et la privatisation partielle de France Télécom, prévue pour début 97, cache peut-être une refonte plus importante du secteur des télécommunications. En effet, si l'on rapproche les grands principes de la réorganisation de France Télécom du texte de la loi relative à l'organisation des télécommunications, adoptée au mois de juin, parallèlement à la loi modifiant le statut de France Télécom, on peut imaginer des bouleversements à venir dans le secteur des télécommunications d'une importance équivalente à ceux advenus ces vingt dernières années dans le secteur de l'audiovisuel (1), ou à ceux en cours dans les autres entreprises de réseau, chemin de fer, avion ou électricité (2).
Le calendrier est serré. La libéralisation totale du secteur des télécommunications est fixée au 1er janvier 1998. A cette date le monopole de France Télécom sur le service de téléphonie fixe, qui représente plus de 75% de ses recettes, sera aboli.
L'état, propriétaire de France Télécom, est placé devant un dilemme. En tant que propriétaire d'un bien précieux, il devrait faire en sorte de lui donner les meilleurs atouts pour se préparer à la concurrence ; mais comme organisateur de la concurrence, il doit au contraire chercher à l'affaiblir pour permettre l'arrivée de nouveaux entrants.
La politique du "bastion" qui consisterait à donner à France Télécom les meilleurs atouts pour affronter la concurrence aurait un sens si les challengers étaient des groupes étrangers contre lesquels la "maison France" aurait à se défendre. Mais quand ceux-ci s'appellent Générale des Eaux, Lyonnaise des Eaux ou Bouygues, on peut penser que leurs pressions sur le gouvernement ne seront pas sans effet. Bien sûr, Bouygues Télécom a pour actionnaires Cable & Wireless (Grande Bretagne) et la STET (Italie) et est allié au groupe allemand VEBA, mais ces groupes européens n'ont pas à être discriminés. L'alliance autour de la Compagnie Générale des Eaux (CGE) comprend le consortium européen Unisource allié à l'opérateur américain AT&T, mais France Télécom n'est-il pas lui-même allié à Deutsche Telekom et à l'opérateur américain Sprint ? Comment France Télécom ou son actionnaire l'État français, pourraient-ils revendiquer pour lui une quelconque protection contre des concurrents étrangers, alors qu'il est opérateur en Suède, au Mexique, en Argentine et en Indonésie ?
Au mois de juin, le Parlement a d'adopté deux lois sur les télécommunications : La loi "portant sur la réglementation des télécommunications" et la loi "relative à l'entreprise nationale France Télécom".
Aux termes de cette seconde loi, au 31 décembre 1996, France Télécom, d'établissement public qu'il est depuis 1990, deviendra société anonyme. L'État détiendra à cette date la totalité du capital. Lors de l'introduction en Bourse, dont la date n'est pas encore fixée, l'État devra conserver au moins la moitié des actions. Au dernier moment, la loi a été amendée et on lui a ajouté un volet sur la mise en retraite anticipée du personnel. On peut s'interroger sur les motivations de cet amendement : s'agissait-il uniquement de montrer la voie à suivre pour engager les réductions d'effectifs que les futurs actionnaires privés ne manqueront pas de réclamer ? Ou bien, l'objectif n'était-il pas aussi de démobiliser les agents les plus combatifs en leur faisant miroiter une retraite prochaine et paisible ?
La mobilisation syndicale avait commencé à faiblir dès la grève du 11 avril (50% de grévistes). Après l'annonce des dispositions concernant les congés de fin de carrière, elle est devenue minoritaire, en particulier lors de la grève du 4 juin.
Plusieurs facteurs ont conduit à ce relatif échec syndical. La détermination de la direction, la lassitude et le coût des grèves, - les grévistes de décembre continuent à subir des retenues chaque mois sur leur feuille de paye -, mais sans doute aussi le découragement. Si le facteur essentiel était le désenchantement ; si le personnel ne croyait plus à la défense de l'entreprise et du service public et se désintéressait de l'avenir, du fait des promesses de retraite anticipée à 55 ans, qui serait réellement gagnant ? Peut-on "construire l'avenir" sans le personnel ou avec un personnel démobilisé ?
Dès sa nomination comme président, Michel Bon a donné le coup d'envoi d'une réforme de grande ampleur de la direction générale et des services nationaux de France Télécom. L'entreprise est dorénavant organisée autour de cinq Branches : - deux Branches fonctionnelles (3) : la Branche Ressources et la Branche Développement - Trois Branches opérationnelles : deux Branches "Services de Télécommunication", l'une à destination des entreprises, l'autre à destination des particuliers (Grand Public) chargées de vendre des services de télécommunication aux utilisateurs-clients, et la Branche "Réseaux" chargée de l'exploitation, de l'entretien et du développement des réseaux de télécommunication. En principe, cette branche ne commercialise pas de service de télécommunication aux clients finaux. Elle fournit aux Branches "Grand public" et "Entreprises" tous les éléments de réseaux, services de transmission et de commutation, qui leur sont nécessaires pour satisfaire leurs clientèles.
Un des éléments important de la loi portant sur la réglementation des télécommunications est la distinction qu'elle fait entre, d'une part la fourniture au public de services de télécommunication, et d'autre part l'exploitation de réseaux de télécommunication. Elle distingue les opérateurs de service et les opérateurs de réseaux. Elle définit par ailleurs deux types d'interconnexions. Celle, classique, qui consiste à permettre la continuité de service entre les réseaux, en vue de la constitution du réseau mondial (interconnexion entre opérateurs de réseaux), et la notion nouvelle d'interconnexion entre un opérateur de réseau et un opérateur de service.
Cette seconde notion sert à régler les relations entre un opérateur de service et un opérateur de réseaux qui pourraient avoir des intérêts contradictoires et à éviter que des concurrents utilisant le même réseau soient placés dans des conditions économiques différentes. "Le Ministre et l'autorité de régulation veillent à l'exercice effectif et loyal de la concurrence entre les opérateurs de réseaux et les opérateurs de services de télécommunication. Ils définissent les conditions d'accès et d'interconnexion".
L'organisation en cinq branches, mise en place dans le cadre de la réorganisation de France Télécom et plus particulièrement la distinction entre la Branche Réseaux et les Branches de Services (Entreprise et Grand-Public) semble assez bien cadrer avec ce que définit la loi. Pour l'instant, les établissements de base appartiennent à des "directions exécutives", et regroupent aussi bien les fonctions services que les fonctions réseau. Ces directions exécutives sont rattachées arbitrairement aux branches.
Il sera difficile dans bien des activités de caractériser ce qui relève du service et ce qui relève du réseau. Dans le domaine de la téléphonie mobile, par exemple, les relais radio et les commutateurs spécialisés sont spécifiques de ce service. Les opérateurs concurrents ont leurs propres équipements. Toutefois certaines infrastructures comme les liaisons spécialisées, ou le réseau de transmission général, sont utilisées par tous les opérateurs.
La création et les missions de la branche "Réseau" se placent bien dans la perspective de la constitution d'un opérateur de réseaux. Celui-ci devra fournir ses services aux branches "Entreprises" et "Grand Public", qui pourraient être des préfigurations de ce que seraient des opérateurs de services de télécommunication.
Cette séparation dans des entités distinctes des fonctions purement réseau et des fonctions liées à un service laisse sceptique beaucoup d'ingénieurs et de techniciens de France Télécom. La construction de la loi sur la réglementation des télécommunications serait donc une construction abstraite, sans fondement technique ? J'ai personnellement de la peine à le croire.
Cette distinction entre opérateurs de réseaux et opérateurs de service n'est d'ailleurs pas nouvelle. Elle existe déjà dans le domaine du câble (audiovisuel). Sur les réseaux du plan câble, France Télécom est opérateur de réseau (on dit opérateur technique) et Lyonnaise Communication ou La Générale de Vidéocommunication (CGE) sont opérateurs de services (on dit opérateurs commerciaux). A Paris, par exemple, la commercialisation du réseau câblé mis en place par France Télécom incombe à la société Paris-TV-Câble qui dépend du groupe Lyonnaise Communication.
La constitution d'un réseau de télécommunication alternatif à celui construit par France Télécom est possible sur quelques artères importantes. La SNCF, EDF ou les sociétés d'autoroutes possèdent dans leurs emprises de tels réseaux de fibres optiques. Jusqu'à présent, ils ne pouvaient construire ces réseaux que pour leur usage propre, il leur était interdit de les ouvrir aux tiers. C'est chose possible depuis le 1er juillet 1996 pour tous les services autres que le téléphone fixe. Il peut aussi être intéressant de câbler en fibre optique quelques zones spécifiques (quartiers d'affaires par exemple- MFS), pour cela on peut aussi, par exemple, faire appel aux capacités de transmission d'un réseau câblé (CGV à Saint-Mandé). En dehors de ces cas précis, qui représentent quand même, à terme, une fraction non négligeable du trafic, il serait trop coûteux et antiéconomique de construire un réseau desservant l'ensemble du pays. Seul le réseau de France Télécom peut offrir une couverture nationale à un service de télécommunication. On ne pourra obliger un nouvel opérateur de services de télécommunication qui s'implanterait en France à reconstituer un réseau de télécommunication ex nihilo. Il faudra donc bien que celui de France Télécom lui soit ouvert (concurrence effective).
L'obligation de fournir un service est en principe liée à la situation de monopole. Avec l'abolition du monopole sur les infrastructures, on pourrait penser que France Télécom ne serait plus obligé de mettre celles-ci à disposition des concurrents. Toutefois si les entités de France Télécom chargées d'offrir des services de télécommunications étaient les seules à bénéficier du réseau mis en place par le passé dans le cadre du monopole, cela constituerait indéniablement un abus de position dominante. Il est donc peu probable que France Télécom ne soit pas obligé de mettre ses réseaux, au moins le réseau général, à disposition des tiers tant qu'il n'existe pas de réseau alternatif.
Un opérateur de service, qui serait en concurrence avec France Télécom opérateur de service (Branche "Entreprises" ou Branche "Grand Public") devrait bénéficier des mêmes prestations et tarifs d'interconnexion au réseau de France Télécom (Branche "Réseaux") que ceux-ci. France Télécom ne serait donc pas libre de fixer les tarifs d'interconnexion entre ses branches. Ces tarifs devront être édictés par l'autorité de régulation (concurrence loyale).
Ces tarifs devront éviter le subventionnement croisé d'une branche par l'autre. Les entités ainsi constituées devraient donc, dans cette logique, à terme, devenir autonomes et organiser leur économie propre en fonction des sociétés concurrentes dans la même activité. Elles auront vraisemblablement des gestions du personnel distinctes.
L'entité qui sera en charge des réseaux hérités de France Télécom, et dont nous faisons ici l'hypothèse que la Branche réseaux est une préfiguration, va devoir porter la plus grosse part des investissements, et donc des amortissements et des dettes, de France Télécom, puisque ceux-ci concernent, à l'évidence, principalement les réseaux. La rentabilité, la viabilité des opérateurs de service va dépendre fortement des tarifs d'interconnexion, et donc de ce que leur facturera l'entité Réseaux. La pression à la baisse des tarifs d'interconnexion sera donc très forte, avec à la clef l'échec ou le succès de la politique de libéralisation du secteur. Il en résulte pour l'entité Réseaux, la nécessité de diminuer les coûts de production de façon draconienne, ce qui aura pour effets de limiter les investissements et de pousser à la réduction des effectifs.
Il faut dès à présent "mieux maîtriser le coût des réseaux en investissant aux bons endroits, selon le niveau de qualité attendu par les clients. Ceci passe, en premier lieu par l'optimisation, notamment pour la boucle locale, des ressources existantes. C'est particulièrement vrai pour le cuivre, sur lequel il sera possible de faire passer du haut débit ou de multiplexer les abonnés [...] Nous aurons effectivement à l'avenir besoin de moins de personnel qu'aujourd'hui dans le domaine des réseaux" (4).
Si ces mesures s'avéraient insuffisantes -et elles le seront certainement car une telle entreprise de réseaux ne peut réduire ses coûts dans les délais qui seront imposés par le rapide développement des services- l'État pourrait être amené à intervenir et à subventionner les réseaux pour permettre le développement de la concurrence. En cela il ne ferait qu'appliquer aux réseaux de télécommunication ce qui existe déjà sur le réseau routier, ou bientôt le réseau ferroviaire. L'entité Réseaux resterait donc dans le giron de l'État, tandis que les entités de services seraient probablement, totalement privatisées.
On peut imaginer que les entités de Services recruteront de préférence des agents sous statut privé, et que les personnels qui souhaiteront garder leur statut de fonctionnaires seront reclassés dans l'entité Réseaux qui pourrait, restant nationalisée, employer des fonctionnaires comme le précise un arrêté du Conseil d'état.
Ainsi les différents objectifs et promesses, apparemment contradictoires (privatisation, mise en concurrence, mais maintien du statut des fonctionnaires et du service public), affichés par la direction de France Télécom et le gouvernement, pourraient n'être tenus qu'au niveau formel !
Une fois de plus la logique à l'oeuvre consisterait à "privatiser les profits et à nationaliser les pertes" !

Notes

  1. De l'éclatement de l'ORTF en 1974 entre l'INA, la SFP, TDF et les sociétés de programmes jusqu'à la privatisation de TF1, la création de la 5, M6, Canal+, et la télévision par câble et par satellites.
  2. Séparation des activités d'infrastructure et des activités de commercialisation de services
  3. On appelle entité fonctionnelle une entité qui contribue au fonctionnement de l'entreprise sans être directement impliqué dans le processus de production de la plus-value, par opposition aux entités opérationnelles. (les Anglo-saxons disent "on staff" et "on line").
  4. Entretien avec Jean-Yves Gouiffes - directeur de la Branche "Réseaux", "Fréquences n° 100"