Les nouvelles pratiques professionnelles ? la maison : ? la recherche d'une plus grande flexibilit? Lise Santerre
La micro-informatique domestique est souvent perçue comme un phénomène secondaire, voire négligeable, parce qu'associée a priori aux activités de loisir. Plusieurs études réalisées ces dernières années révèlent pourtant que l'utilisation effective du nouveau média à domicile est surtout liée au travail (E. F. Mc Quarrie, 1985 ; E. M. Rogers, 1985 ; S. Douzou et al, 1986 ; A. H. Caron et al, 1987 ; W. H. Dutton et al, 1987; S. Proulx et M-B. Tahon, 1987 ; C. Presvelou, 1987-1988 ; A. Venkatesh et N. Vitalari, 1987 ; L. Deschênes, 1988 ; J. Jouët, 1988, 1989 ; J-G. Lacroix, 1988; J. Schwartz, 1988 ; B. Jorgensen, 1990 ; W. Monte, 1990).
L'enquête de nature qualitative que nous avons menée au Québec en 1992 auprès de 36 professionnels et administrateurs montre que la micro-informatique domestique trouve une base d'ancrage extrêmement solide dans les milieux socio-économiques de la conception, parce qu'au départ, son utilisation se rattache à une certaine tradition du travail à la maison. Mais l'appareil paraît surtout en voie de s'implanter dans ces milieux, car au-delà des changements qu'ils supposent dans le mode de vie des utilisateurs, les usages du nouveau média participent aussi au réaménagement du procès social de travail.
En inscrivant la question de l'appropriation de la nouvelle technologie dans le cadre plus large de l'actuelle restructuration économique et sociale, comme il se doit, on découvre que la micro-informatique domestique prend aux yeux des usagers une double signification. D'une part, les usages du média répondent aux nouvelles exigences de qualification que la production impose aux travailleurs intellectuels. D'autre part, ils satisfont certaines aspirations des usagers à l'autonomie personnelle et à la qualité de vie. De l'une et l'autre façon, les usages professionnels qui se développent dans la sphère privée influencent à leur tour l'organisation en milieu de travail.
Le présent article met l'accent sur ces deux mécanismes de rétroaction. D'abord, grâce à la très bonne maîtrise qu'ils ont acquise de la technologie à la maison, les usagers vont stimuler par la suite le processus d'informatisation des organisations où ils travaillent. En second lieu, on constate que l'utilisation du micro-ordinateur domestique donne lieu à l'élaboration de nouvelles formes d'organisation du travail et de gestion de la main-d'oeuvre, plus flexibles et de ce fait plus efficaces. Cette flexibilité, si elle leur permet de concilier performance au travail et qualité de vie, n'en soulève pas moins dans le même temps le risque d'une subordination plus forte des travailleurs intellectuels aux impératifs de la production.
Des usages professionnels
Les données de notre étude relatives aux motivations d'achat renvoient toutes, à des degrés divers et sans distinction d'âge ni de sexe, à la vision qu'ont les répondants du processus d'informatisation sociale et de son caractère inéluctable. Qu'elles soient d'ordre professionnel, liées à la formation des enfants ou à la découverte de la technologie, ces motivations expriment une volonté de correspondre aux nouvelles qualifications que commande la généralisation de l'informatique à tous les secteurs de l'activité sociale.
Au plan des équipements, nos informateurs choisissent en majorité des appareils de plus en plus puissants et compatibles avec ceux de leur milieu professionnel. Malgré le très grand nombre de titres que comporte leur logithèque, seuls quelques-uns des logiciels dont ils disposent, en général ceux qui ont été conçus au départ pour le marché professionnel (entre autres le traitement de textes, le chiffrier et la gestion de bases de données), semblent présenter une utilité réelle à leurs yeux.
Comme le montrent ces premières indications, l'informatisation des systèmes productifs incite les travailleurs chargés des tâches de conception à adopter les mêmes technologies dans leur vie privée qu'en milieu de travail. On croyait, il y a dix ans, qu'une telle démarche pourrait amener les utilisateurs à trouver des usages autres (P-A. Mercier et al, 1984, p. 53). Or, si on s'en tient aux pratiques domestiques recensées jusqu'à présent, on constate que, pour l'instant du moins, il n'en est rien, puisque les usagers optent non seulement pour les mêmes technologies, mais aussi pour les mêmes usages. Il ne nous semble pas non plus possible d'interpréter cette conduite comme une stratégie de réappropriation de l'objet technique, et donc comme la prépondérance de la "demande" sur l'offre, car le nouveau média est utilisé aux fins pour lesquelles il a précisément été conçu à l'origine, c'est-à-dire le travail.
Les usages à des fins professionnelles sont cités par tous, à l'exception d'un de nos informateurs. Seuls quelques individus ne placent pas les applications de travail en première position de leurs pratiques, orientées alors davantage vers le loisir, notamment l'écriture (roman, nouvelles, "fanzine"), et la formation des enfants. Les sessions de travail à la maison vont de quelques séances annuelles à une fréquence d'utilisation quasi quotidienne. Elles ont lieu durant l'horaire normal de travail, soit de 9 à 17 heures, mais pour la plupart, elles se déroulent hors des heures ouvrables, tôt le matin, le soir et le week-end. Enfin, on remarque l'importance de la place qu'occupent l'apprentissage et l'exploration des appareils et des logiciels parmi les pratiques décrites. Ce dernier constat nous paraît fondamental.
La nécessité de l'apprentissage et de l'exploration
Dans l'esprit d'un peu moins de la moitié des répondants, travail et loisir sont amalgamés l'un à l'autre. En assimilant le travail à une activité ludique, on s'aperçoit que les usagers se réfèrent avant tout à la portion de leur utilisation consacrée à l'apprentissage et à l'exploration de l'appareil et des programmes. Cette assimilation met bien en évidence le fait que l'appropriation du nouvel outil technique contient aussi pour eux une part de plaisir. Toutefois, en insistant essentiellement sur l'aspect ludique du phénomène, on oublie que la formation est une activité préalable nécessaire à l'utilisation efficace des nouvelles technologies, et qu'elle constitue en réalité une mesure de la performance des usagers :
_ (...) la seule manière d'acquérir une vraie compétence en micro-informatique, c'est d'en faire intensément et ça, tu le fais à la maison.
Les tâches d'apprentissage et d'exploration réalisées au foyer rendent les usagers, et par le fait même les travailleurs, plus compétents, car ceux-ci exploitent ensuite plus efficacement les multiples fonctions et applications de l'appareil dans leur milieu de travail. La somme de temps et d'énergie qu'ils doivent consentir pour développer une telle compétence -jusqu'à une centaine d'heures par logiciel- montre à quel point cette démarche est exigeante. Selon les répondants, les cours offerts et les ressources mises à leur disposition par les employeurs s'avèrent les uns comme les autres largement insuffisants, de sorte que la responsabilité de leur formation leur échoit. L'apprentissage et l'exploration s'effectuent donc surtout sur le mode autodidacte, sont pris en charge au domicile et hors des heures de travail, plutôt que sur le lieu et durant l'horaire normal de travail, et tendent à devenir une activité continue.
L'importance que prennent l'apprentissage et l'exploration dans la sphère privée témoigne de ce que la pénétration de la micro-informatique domestique dans les milieux de la conception est fortement marquée par les nouveaux besoins de compétences qui apparaissent sur le marché du travail. De plus, dans le contexte socio-économique actuel de crise, la nécessité de répondre à ces besoins oblige les travailleurs intellectuels à assumer eux-mêmes leur reconversion. C'est la raison pour laquelle l'achat d'un micro-ordinateur pour la maison nous semble constituer ici un indice de l'intériorisation, non pas uniquement de la nouvelle norme de qualification à laquelle ils doivent satisfaire, mais également des conditions très difficiles qu'ils rencontrent sur le marché de l'emploi et de l'idéologie néo-libérale qui accompagne en ce moment le mouvement de restructuration d'ensemble.
Alors qu'elle rend compte de la détermination des impératifs de la production sur les conditions de vie, la question de la formation souligne en revanche la place centrale qu'occupe la micro-informatique domestique dans le processus de socialisation des individus aux nouveaux savoirs et savoir-faire techniques. Elle met également en évidence le rôle que joue l'accès au nouveau média dans la sphère privée par rapport à la diffusion des technologies informatiques dans la sphère de la production, car les travailleurs ainsi formés prennent part ensuite de manière active au processus d'informatisation dans leur milieu professionnel.
De nouvelles compétences et de nouvelles habitudes de travail
Ayant appris le fonctionnement des logiciels à la maison, les travailleurs se montrent très compétents dans l'utilisation qu'ils font de ces mêmes outils en milieu de travail et, en règle générale, assimilent plus facilement les nouvelles connaissances relatives à l'informatique. Il n'est pas rare que les utilisateurs s'engagent à fond dans l'exploration durant leur temps libre, au point d'adapter et de créer des programmes qui sont utilisés par la suite dans leur milieu professionnel. A contrario, plusieurs font remarquer que l'insuffisance du temps investi au foyer dans les activités d'apprentissage et d'exploration rend les usagers plus conservateurs et induit une sous-utilisation du micro-ordinateur en milieu de travail.
Les connaissances et les habiletés que les répondants ont acquises à la maison font d'eux un élément moteur du processus d'informatisation dans les organisations Ils jouent fréquemment le rôle d'expert auprès de leurs collègues, en prenant parfois la responsabilité de tâches professionnelles (programmation, choix des équipements, etc.) non rémunérées et sans lien avec leurs fonctions habituelles, comme le rapporte ici un informateur :
_ Je faisais ce travail le soir à la maison parce que je n'avais pas l'outil à ma disposition au bureau. Ce n'était pas prévu dans ma tâche, mais pour donner un coup de main...
Les répondants incitent en outre leur employeur à reconnaître le potentiel des outils informatiques et avec eux, les nouvelles compétences et habitudes de travail qu'ils ont récemment développées. Pareilles demandes de reconnaissance exprimées par les travailleurs de la conception contribuent à réorganiser leur travail dans le sens d'une recomposition des tâches de conception et d'exécution. Elles affectent donc aussi le personnel chargé des tâches d'exécution, puisqu'une partie de leur travail (saisie des données, mise en forme, etc.) est alors transférée aux professionnels et aux administrateurs :
_ C'est le personnel de secrétariat qui va en subir les conséquences. Au train où vont les choses, il se peut que bientôt nous n'ayons plus besoin que d'une seule secrétaire au bureau.
Si l'acquisition de nouvelles compétences et l'adoption de nouvelles habitudes de travail tendent à réduire une certaine division du travail, il se pourrait bien qu'elles aillent à plus long terme dans le sens d'une diminution des postes liés au travail d'exécution. Cette hypothèse nous paraît d'autant plus justifiable que les travailleurs intellectuels semblent satisfaits d'une recomposition du travail qui limite la fragmentation des tâches
et accroît leur efficacité. Les usages de la micro-informatique domestique sont surtout associés à une flexibilité plus grande et leurs effets en retour sur la production passent cette fois par la réorganisation du temps.
Introduire plus de flexibilité dans l'organisation du travail
A l'instar d'autres études sur la question, les résultats de notre recherche montrent que l'utilisation de l'appareil domestique à des fins de travail déplace la frontière entre la sphère privée et la sphère professionnelle (S. Proulx et M.-B. Tahon, 1987 ; J. Jouët, 1988, 1989 ; J.-G. Lacroix, 1988). En libérant le travail de certaines contraintes de temps et d'espace, tout en assurant la livraison d'un produit conforme aux normes de production en vigueur (délai d'exécution des travaux, qualité de présentation des documents, etc.), le micro-ordinateur domestique autorise de nouvelles manières de travailler. La présence de l'équipement à la maison permet aux professionnels et aux administrateurs de travailler hors des heures et des jours ouvrables, mais aussi hors des organisations et, jusqu'à un certain point, indépendamment du soutien qu'elles mettent à leur disposition. Les commentaires suivants illustrent ces nouvelles manières de faire :
_ Avant d'avoir le micro, j'apportais parfois de la lecture à la maison, mais je prenais rarement mon crayon jaune pour souligner des passages. Maintenant, je produis parfois des choses.
_ Ce que j'ai commencé à faire récemment, c'est de me lever plus tôt et de faire quelques heures à la maison dans le silence. Je fais trois heures dans la tranquillité et j'imprime mon document de travail. J'essaie de faire au bureau les choses qui peuvent être faites dans le bruit.
_ Si j'avais à faire ce travail au bureau, je le ferais souvent à la fin de la journée, entre 17 et 18 heures, et j'essaierais de terminer le plus rapidement possible. Je préfère le faire à la maison, parce que je peux le faire avec moins de pression, moins de stress.
Dans la mesure où elle améliore l'autonomie personnelle des travailleurs et leur qualité de vie, l'utilisation de l'appareil au foyer les rend encore là plus efficaces. Cette efficacité résulte de l'allongement de leur temps et de l'accroissement de leur charge de travail :
_ Le premier impact clair, c'est d'accélérer la production en augmentant nos heures de travail, parce que l'outil de production est disponible continuellement.
_ Ils en assument davantage, parce qu'ils sont plus productifs.
Elle tient à la disponibilité accrue des travailleurs et, par conséquent, à leur capacité de répondre plus rapidement et à tout instant aux commandes :
_ Je me sens plus disponible pour faire du travail.
_ Je peux facilement répondre à une urgence n'importe quand.
Enfin, le micro-ordinateur domestique donne aux travailleurs la possibilité de choisir les moments les plus propices au travail de réflexion, de réduire ainsi les pressions et le stress auxquels ils sont exposés, et de se donner un peu plus de confort matériel. Ils évitent de la sorte les dérangements, bruits, sollicitations et tensions caractéristiques des milieux de travail et arrivent à préserver la qualité de leur travail :
_J'utilise le micro-ordinateur à la maison quand j'écris des articles ou des documents qui exigent de la concentration et du temps, et qui supposent que je ne sois pas dérangée par les collègues (...).
Les usages de la micro-informatique domestique à des fins de travail demeurent jusqu'à présent très informels. Avec les progrès de l'informatisation en milieu de travail, et notamment la multiplication des réseaux informatisés, sous la poussée des employeurs qui, à l'occasion du renouvellement du matériel, seront probablement de plus en plus nombreux à munir leur personnel d'un appareil domestique, et compte tenu de la baisse des coûts de l'équipement, ces usages ont toutes les chances de s'étendre dans l'avenir chez les professionnels et les administrateurs. Les commentaires des répondants vont en tout cas dans ce sens.
_ Comme les prix baissent, je pense que les employeurs vont débloquer des fonds pour équiper leur personnel. On va le faire ici et je sais que ça se fait aussi ailleurs.
_ L'organisme prête déjà des micro-ordinateurs portatifs à ceux qui vont à l'étranger mais, en plus, la direction parle de leur fournir des PC pour la maison (...).
La stabilisation relativement rapide des nouvelles pratiques professionnelles hors travail chez les usagers des milieux socio-économiques de la conception représente un premier indice, tout à la fois du succès de l'intégration du micro-ordinateur dans la sphère domestique et de tout le procès d'informatisation sociale, avec les nouvelles démarcations qu'il implique entre les secteurs et les activités. Bien qu'elles remettent en cause, les règles d'organisation du travail, la répartition traditionnelle des tâches et les rapports d'autorité (plus individualisés), ces pratiques coïncident avec la nécessité d'introduire plus de flexibilité dans l'organisation du travail et la gestion de la main-d'oeuvre. Elles ne devraient donc pas tarder à être incorporées à la norme sociale de production.
La recherche de flexibilité, qui caractérise le réaménagement en cours du procès social de travail, engendre généralement une augmentation du travail précaire : pigisme, sous-traitance, contrat à durée déterminée, temps partiel, etc. (B. Coriat, 1979; R. Boyer, 1986; A. J. M. Roobeek, 1987). Dans le cas qui nous occupe, l'utilisation du micro-ordinateur domestique présente cette même flexibilité, mais cette fois par l'application, à certaines catégories de travailleurs, des conditions du travail autonome et ce, dans le cadre du travail salarié. Cette solution rend possible une meilleure adéquation entre la production et les fluctuations du marché, tout en préservant l'implication des travailleurs. Toutefois, elle ne va pas non plus sans soulever des enjeux.
Deux modalités d'une même tentative de
réorganisation du travail
La présence du micro-ordinateur à domicile signifie plus de flexibilité dans l'organisation du temps et des tâches de travail, et tend par là à rapprocher les conditions de travail des professionnels et des administrateurs salariés de celles des travailleurs autonomes. Notre analyse fait ressortir qu'à bien des égards en effet, la situation des salariés utilisant un micro-ordinateur domestique à des fins de travail est comparable à celle des travailleurs autonomes ou des pigistes.
On remarque notamment que les répondants sont très bien équipés à la maison, suffisamment en tout cas pour inciter quelques-uns d'entre eux (4 sur 36) à réaliser des travaux à la pige, en plus de leur emploi à temps plein. Ces travailleurs représentent une force de travail très disponible et capable de réagir rapidement aux demandes qui leur sont adressées. Leurs nouvelles habitudes de travail favorisent leur isolement et une individualisation plus forte des rapports entre eux et la direction. Enfin, ils assument par leurs propres moyens l'achat de leurs outils de travail, leur formation et leur perfectionnement. Grâce à l'utilisation du micro-ordinateur domestique, les employeurs retrouvent chez ces salariés la souplesse qui caractérise le recours au travail à la pige et à la sous-traitance, tout en maintenant une participation maximale des travailleurs à la vie et à la culture de l'organisation.
Mieux adaptée à la nature du travail de conception, cette forme d'organisation et de gestion du travail intégrant la micro-informatique domestique se présente, à notre avis, comme une alternative intéressante à l'externalisation des travailleurs. Sans contrer la tendance à la hausse de la précarité de l'emploi, les nouvelles opportunités que laisse entrevoir la micro-informatique domestique mettent en évidence le fait que la recherche d'une plus grande flexibilité dans l'organisation et la gestion du travail prend des formes diversifiées et non exclusives les unes des autres.
Parce que la satisfaction aux demandes des professionnels et des administrateurs pour une autonomie accrue et une meilleure qualité de vie devient elle-même source d'une plus grande efficacité, le recours au micro-ordinateur domestique offre aux travailleurs et aux employeurs un compromis entre les aspirations des premiers et les exigences des seconds. L'extension au travail salarié de certaines conditions propres au travail autonome apparaît donc comme une formule doublement avantageuse.
C'est pour cette raison encore que les usages de la micro-informatique domestique à des fins professionnelles dans les milieux socio-économiques de la conception sont susceptibles de se propager dans les années à venir, au même titre que le travail précaire, mais au prix, nous semble-t'il, d'une plus grande soumission des travailleurs intellectuels aux exigences de la production. Car, qu'elles passent par la mobilisation des compétences et de la capacité d'autonomie des travailleurs ou par la précarisation de l'emploi, les nouvelles stratégies d'organisation et de gestion se donnent en fait comme différentes modalités de l'actuel réaménagement du procès social de travail, en quête de conditions plus souples, mais aussi plus intensives d'utilisation de la force de travail.
Conclusion
Tirant avantage de leur flexibilité nouvelle, les travailleurs intellectuels en découvrent en même temps la contrepartie. Ainsi, à mesure que leur performance s'améliore, s'élève aussi le niveau des exigences de productivité qui leur est imposé et que les technologies informatiques permettent effectivement d'atteindre. De même, les usages de la micro-informatique domestique à des fins de travail rendent la réaction des travailleurs plus rapide, mais viennent du même coup renforcer l'établissement d'une nouvelle norme relative aux délais d'exécution des commandes, que les technologies informatiques tendent à raccourcir jusqu'à l'immédiateté.
Finalement, si elle constitue pour les travailleurs intellectuels un atout certain au plan de l'autonomie personnelle et de la qualité de vie, la micro-informatique domestique consacre simultanément l'intrusion du travail à domicile. Elle risque donc, à terme, de modifier profondément les fonctions de l'unité familiale et d'étendre le contrôle de l'employeur sur le temps hors travail.
Par la proximité qu'il crée entre les activités productives et les pratiques de consommation, jusqu'à l'assimilation des unes aux autres, le cas de la micro-informatique domestique nous renvoie, à un autre niveau, au processus d'informatisation sociale en tant que projet de réorganisation d'ensemble des conditions de production et des modes de vie. L'insertion des mêmes objets techniques dans la sphère professionnelle et la sphère privée, avec les interconnexions de plus en plus étroites que cela suppose, traduit une transformation profonde de l'articulation entre production et consommation.
Ce "rapprochement" que les technologies informatiques opèrent, certains seront tentés d'y voir un renversement des rapports par lequel la consommation commande désormais la production. Ce mouvement nous paraît au contraire aller dans le sens d'une tentative de domination de plus en plus immédiate de la seconde sur la première. Tel est, à notre avis, le principal enjeu qui se dégage de l'analyse du processus d'insertion de la micro-informatique dans les milieux intellectuels, où les travailleurs se voient assujettis aux besoins de la production et ce, jusqu'au coeur même de leur vie privée.

Bibliographie