Inforoutes et t?l?travail : les enjeux Interview de Pierre Vial, secr?taire g?n?ral adjointde l'UCC-CFDT. Par Dominique Desbois
Dominique Desbois (D. D.) : Dans l'hebdomadaire professionnel "Le Monde Informatique", à l'occasion de la parution du rapport Théry sur les autoroutes de l'information, vous appeliez récemment à un large débat national sur cette question. Pourquoi ?
Pierre Vial (P. V.) : Tout d'abord, permettez-moi de rappeler qu'en tant que confédération syndicale, la CFDT a toujours été aux avant-postes dans la lutte contre certaines dérives du progrès, en particulier contre les options du tout-nucléaire ou du tout-informatique, en soutenant activement les revendications sociales dans les secteurs d'activités concernés, en publiant des ouvrages critiques voire en suscitant la création de structures associatives pour la défense du consommateur. En outre, l'Union Confédérale des Cadres (UCC) a toujours alimenté -je dirais de façon quasi-naturelle- notre réflexion dans ce champ de l'action syndicale qu'est l'introduction de nouvelles technologies, parce qu'une des fonctions essentielles des cadres au sein de l'entreprise, c'est d'expérimenter, d'innover, d'adapter. Par là-même, l'UCC constitue un observatoire privilégié pour analyser l'impact des innovations technologiques au sein des processus de production et de consommation.
En ce qui concerne les autoroutes de l'information, nous n'avons évidemment pas attendu la publication du rapport Théry pour nous préoccuper de cette question : j'en veux pour preuve le dernier congrès de l'UCC-CFDT, tenu à Nancy en mai 1994, où un large débat s'est instauré sur les conditions de travail imposées aux salariés par l'émergence de nouvelles technologies de la communication et du traitement de l'information (télécopie, micro-ordinateur portable + modem, téléphonie mobile).
Si le concept apparaît dès 1984 dans le Livre vert de la Commission Européenne pour les Télécommunication, c'est bien évidemment l'exploitation politico-médiatique de la métaphore des "autoroutes de l'information" par le ticket démocrate Clinton-Gore lors de l'élection présidentielle US en 1992 qui a suscité un débat sur les objectifs industriels, économiques et sociaux du projet. Pour l'Europe, ce sont les propositions du Livre blanc de la Commission européenne sur la croissance, la productivité et l'emploi en 1993 et le rapport de Martin Bangemann en juin 1994 sur "L'Europe et la société de l'information planétaire" recommandant une dé-réglementation des télécommunications à l'horizon 1998 (recommandations adoptées par le Conseil européen de Corfou) qui ont servi de catalyseur.
Avec notre ami Yves Lasfargue, ancien secrétaire national de l'UCC-CFDT et auteur d'un livre récent sur la nécessaire maîtrise du changement technologique (1), nous avons constitué une structure de réflexion interne à l'UCC, qui nous a d'ores et déjà permis d'élaborer des contre-propositions, notamment à l'occasion de la remise au gouvernement d'un rapport officiel sur le télétravail par Thierry Breton (2). Prochainement, nous allons diffuser au sein de la confédération un document destiné à alimenter la réflexion syndicale sur les enjeux liés à ce projet, et qui s'intitulera "Les neuf enjeux des autoroutes de l'information et des multimédia". D'autres initiatives voient le jour au sein des fédérations et des régions ; elles seront coordonnées par la mise en place d'un groupe de travail spécifique (3) au sein de la Confédération, piloté par Jean-Claude Bury de l'ARES (Association pour la Recherche Economique et Sociale).
D. D. : Selon vous, quelles contraintes socio-professionnelles peuvent se voir renforcées par le développement de ces nouvelles infrastructures de communication ?
P. V. : Je prendrai l'exemple du développement des services de télécommunications mobiles (radio-téléphones, radio-messageries, etc.), car il permet d'illustrer comment la recherche de nouvelles "flexibilités" doit déterminer la mise en place de mesures de protection pour les salariés. Désormais, le droit à l'isolement de certains salariés est remis en question par des technologies permettant de joindre l'individu à toute heure (du jour ou de la nuit) et quel que soit le lieu où il se trouve (à domicile, dans les trajets urbains) : si le salarié non-cadre semble encore protégé par des horaires précisément définis, le cadre peut-il échapper aux appels émanant de son téléphone portable, aux messages urgents délivrés par le pager ? L'entreprise sollicite de façon toujours plus large la disponibilité des salariés dans certaines fonctions ; il faut donc négocier les modalités de cette astreinte et en poser clairement les limites, d'autant plus rigoureusement qu'elle prend des formes insidieuses, voire implicites.
Autre source de préoccupations pour les structures syndicales dans la défense des salariés : l'introduction de certaines technologies de communication permet de concevoir des postes de travail situés en dehors des locaux de l'entreprise, et ce parfois pour la totalité du temps de travail. Afin de respecter un droit à l'insertion du salarié dans la communauté de travail, le développement du travail mixte doit respecter un certain équilibre entre le temps passé au bureau ou à l'atelier et le temps passé à l'extérieur de l'établissement (au domicile, chez les clients ou prospects). Certains accords contractuels prévoient des répartitions comme "un jour à domicile + quatre jours sur site", et se situent à l'opposé des pratiques d'auto-exploitation vers lesquelles certaines directions poussent leurs cadres, du type "cinq jours au bureau + deux jours à domicile".
De nombreuses rigidités au sein des entreprises françaises font obstacle au partage du travail, elles ont trait à la division du travail, à la structure hiérarchique de l'entreprise, aux conservatismes d'intérêts catégoriels. Certains cadres se sont avérés réticents à la mise en place d'expérimentations au motif de la spécificité de leurs fonctions. Le travail mixte peut constituer une opportunité pour relever le défi dans ce milieu socio-professionnel en relançant recherches et expérimentations sur ce thème.
D. D. : Quelles sont les conséquences juridiques de cette évolution technique ?
P. V. : Nul doute que le droit du travail connaîtra des évolutions significatives qui seront, en définitive, l'expression des rapports de force qui se seront instaurés entre partenaires sociaux. Par exemple, le développement du travail mixte a des incidences juridiques qu'on ne saurait négliger : la notion d'accident du travail doit être adaptée dans le cadre d'accords explicites et il conviendrait de préciser le statut juridique des informations détenues par le salarié (fichiers de l'entreprise stockés sur l'ordinateur personnel ou le portable) ainsi que les droits et devoirs du salarié vis-à-vis de l'employeur, relativement à ces informations.
Au plan de la rémunération, il paraît difficile dans un tel contexte de s'appuyer entièrement sur le concept du "temps de travail", qui ne semble plus s'imposer de manière aussi évidente comme un critère aisément mesurable. On court le risque, sous la pression de conservatismes sociaux et par conformisme intellectuel, d'en revenir à une rémunération à la tâche ce qui, du point de vue de la conception des systèmes de rémunération, banaliserait un recul dramatique des acquis en matière de législation du travail. Enfin, un système de compensations financières devrait dédommager le salarié pour l'aménagement et la location de son lieu de travail à domicile.
Du point de vue des relations entre les partenaires sociaux au sein de l'entreprise, les lois Auroux constituent une avancée majeure pour l'organisation et l'expression des salariés. Malheureusement, elles demeurent très inégalement appliquées et certaines dispositions de ce corpus législatif n'ont pu à ce jour bénéficier de mise en oeuvre réglementaire. Si le concept de révolution de l'intelligence, défendu par certains eurocrates, doit prendre corps au sein d'une société post-industrielle de plus en plus dominée par les technologies du savoir, il me semble important que l'accès aux nouvelles technologies ne soit pas érigé en prérogative régalienne et que leur introduction soit vécue selon un mode plus démocratique. Par exemple, tous les acteurs au sein de l'entreprise, en particulier les organisations syndicales, devraient pouvoir bénéficier d'un accès aux nouveaux systèmes de communication.
Mais le droit du travail n'est pas seul concerné par ces évolutions technologiques majeures et la diffusion du rapport Théry a quelque peu éclipsé la remise en juin 1994 d'un rapport officiel de la Commission sur les oeuvres multi-médias, présidée par Pierre Sirinelli, professeur de droit à l'Université Paris XI. Les aspects juridiques de ce rapport concernent l'évolution du droit de la propriété intellectuelle appliqué aux oeuvres multi-médias. L'enjeu du débat jurisprudentiel est d'abord économique : éditeurs et producteurs d'oeuvres multi-médias revendiquent une sécurité juridique leur permettant d'investir pour prendre place sur un marché envahi par les produits anglo-saxons. Mais si le développement de la jurisprudence dans ce domaine concernent les producteurs et les diffuseurs d'informations, il a également des incidences sur leurs salariés et les usagers de ces produits multi-médias.
D. D. : On parle de guerre industrielle, quels en seraient les enjeux ?
P. V. : Effectivement, les stratégies industrielles dans le domaine des services à haute valeur ajoutée relèvent d'une logique de la domination qui conduit vers l'affrontement plutôt que vers la coopération : au dire des experts de l'OCDE, le marché des technologies de l'information devrait constituer un des moteurs de la croissance des économies post-industrielles. Il n'est donc pas étonnant que dans le secteur des télécommunications, les Etats-Unis comme le Japon cherchent à imposer leur domination, et leurs stratégies visent bien sûr le marché du concurrent commun qu'est l'Europe ! Les frontières traditionnelles entre les différents secteurs industriels de l'informatique, des télécommunications, de la production et de la distribution d'informations vont s'effaçant pour laisser place à des conglomérats industriels visant à une intégration verticale de la chaîne de production/distribution/consommation de l'information. Pour d'autres consortiums, il s'agira d'un axe de diversification dans le cadre d'une stratégie d'intégration horizontale : ces nouveaux arrivants proviennent du secteur des travaux publics, comme Bouygues, ou bien de la distribution, comme la Lyonnaise des Eaux. La concession du troisième réseau de téléphones mobiles a donné lieu au mois d'octobre 1994 à une âpre bataille entre Alcatel, Bouygues et la Lyonnaise des Eaux.
Les enjeux sont donc multiples et derrière le discours promotionnel se dissimulent de véritables choix de société ! Je commencerai par les enjeux politiques et militaires : la prolifération de rapports officiels sur le sujet montre que se joue là une partie de première importance en termes de géopolitique d'où les aspects militaires ne sont pas exclus. Les récents conflits locaux -guerre du Golfe, des Malouines- ont montré que la maîtrise des communications sur le champ de bataille constitue un facteur décisif lors d'un engagement. Mais au-delà de l'aspect stratégique concernant les systèmes d'armes, il s'agit pour certains groupes industriels américains, dans le contexte de la dé-réglementation du secteur des services qu'ils ont suscitée, d'imposer les normes de communication qui leur permettront de préserver ou d'acquérir des positions dominantes dans l'industrie de l'information.
On touche alors aux choix techniques et aux enjeux industriels qui parfois les surdéterminent : par exemple, le choix fait par le rapport Théry de la fibre optique pour le raccordement des abonnés contre le câble co-axial qui a la faveur de certains opérateurs américains -en particulier les compagnies de téléphones souhaitent offrir à leurs abonnés la distribution classique des chaînes de télévision par câble. La stratégie industrielle préconisée par le rapport Théry est de confier à notre opérateur national, France Télécom, un rôle essentiel dans le déploiement de 4 millions de lignes en fibre optique dans un délai de cinq ans, sans toutefois exclure la participation de certains partenaires comme Deutsche Telekom disposant d'un savoir-faire intéressant en ingénierie et exploitation des réseaux de fibre optique. La mise en oeuvre d'un projet de cette dimension conduit inévitablement à se poser la question de son financement et du soutien spécifique qui sera accordé à France Télécom dans le cadre de la négociation du contrat de plan 1995-1998.
Nous espérons qu'il s'agit là de l'amorce d'une stratégie véritablement européenne qui permettrait d'étendre un modèle de coopération ayant fait ses preuves dans le domaine des télécommunications. Je songe en particulier au succès du système de téléphonie mobile GSM, dont les spécifications ont fait l'objet d'un accord de normalisation européenne et qui, grâce à cet accord, est en passe de s'imposer en dehors des frontières de l'Europe. Cependant la dimension européenne d'un tel projet ne doit pas être limitée à un montage financier et industriel ou à des navettes de textes réglementaires entre Bruxelles et certaines capitales européennes, elle doit inclure des perspectives d'aménagement de l'espace européen permettant de débattre d'une politique de maillage des régions et des grandes agglomérations européennes qui transcende le cadre national pour s'adapter aux flux d'informations réellement existant et aux objectifs de développement consentis en commun.
D. D. : Pour s'adapter à la nouvelle donne introduite par la dé-réglementation prévue en janvier 1998, les structures et les missions de France Télécom pourraient évoluer (doté d'un statut d'établissement public autonome en 1991, l'opérateur public français devrait être transformé en Société Anonyme avec une participation majoritaire - 51% - de l'Etat d'ici la fin 1995). D'autre part, cuivre et fibre optique sont des filières techniques radicalement différentes. Comment analysez-vous l'impact des choix techno-stratégiques effectués par le rapport Théry au plan de la structure des qualifications pour les personnels et quels seraient, selon vous, les revendications syndicales en termes de formation, de reclassement ou de garanties statutaires qui pourraient voir le jour en réponse à de tels bouleversements ?
P. V. : Au sein de la CFDT, l'expression et la défense des personnels employés dans ce secteur relèvent de la Fédération des PTT et les règles démocratiques qui régissent la vie de notre confédération, vous le comprendrez, ne me permettent pas de vous répondre ès qualité sur ce point qui mériterait un forum spécifique tant les problèmes auxquels vous faites allusion sont importants et complexes.
D. D. : Vous avez évoqué précédemment les problèmes qui se posent aux usagers ?
P. V. : Il semble que France Télécom ne veuille pas effectuer le mouvement stratégique majeur réclamé par Gérard Théry au détriment de ses missions de service public. Certaines catégories d'usagers seront sensibles à l'évolution du service universel -qui, selon moi, ne devrait pas être limité de façon restrictive aux services postaux et téléphoniques étant donné l'évolution rapide des technologies- et à la mise en place de nouvelles politiques tarifaires. Les négociations sur les politiques tarifaires, tant pour les usages professionnels que domestiques, se situent au coeur des enjeux économiques de la dé-réglementation. Afin d'emporter une large adhésion, elles devraient non pas rester confinées aux cénacles d'experts issus des grandes entreprises et administrations mais s'ouvrir à la représentation de l'ensemble des opérateurs économiques et sociaux (PME, secteur associatif, organisations syndicales). Je vous livre là une réflexion personnelle en soulignant selon la formule consacrée qu'elle ne représente pas forcément le point de vue de l'UCC, ni a fortiori celui de la CFDT.
D. D. : Dans sa lettre de mission à Gérard Théry, le Premier Ministre demande de mettre en relief l'impact des autoroutes de l'information sur l'emploi. Le rapport Théry, soulignant l'importance du secteur des télécommunications dans la création d'emploi (300 000 emplois, croissance estimée de 5 à 7% par an), table d'ici à 2005 sur un doublement de ce bassin d'emploi (600 000 emplois conditionnés par les investissements nécessaires au déploiement de ces autoroutes numériques (150 à 200 milliards de francs sur 20 ans).
Ces perspectives, basées sur l'hypothèse que de nombreux emplois seraient créés dans les télé-services (4), vous paraissent-elles réalistes ?
P. V. : Contrairement à certains "experts", je ne lis pas dans le marc de café ! Les prévisionnistes qui s'aventurent à faire de la prospective dans le domaine de l'emploi mettent toujours l'accent sur le nombre d'emplois susceptibles d'être créés, mais sont en général moins prolixes sur les suppressions induites dans d'autres secteurs. Dans le cas qui nous préoccupe, je pense aux secteurs du courrier, de la presse, de l'édition, de l'imprimerie... Quand ils se hasardent à chiffrer le coût de ces créations, ils n'incluent jamais dans leurs calculs le coût des suppressions induites. Je n'aborde évidemment pas le problème de l'évaluation du coût d'opportunité de l'investissement ainsi réalisé! Bref, l'honnêteté dans ce domaine commande de parler en termes de balance d'emplois et non en termes de création, c'est une des conclusions de l'ouvrage du regretté Alfred Sauvy qui demeure une référence en la matière.
L'impact de la mise en place d'une telle infrastructure de communication ne doit pas être localisé à un seul bassin d'emplois et la prise en compte de l'aspect qualitatif (qualification, localisation, statut, systèmes de rémunération, nouvelles formes de travail) me paraît essentielle. Comme dans d'autres champs du social, il y a place pour des politiques volontaristes de solidarité à négocier sur une base contractuelle : c'est là une spécificité de notre approche.
Votre question faisait également allusion aux conclusions du rapport Breton sur le développement des télé-services. Sans avoir à remettre en cause globalement les prévisions du rapport -32 milliards de francs de chiffre d'affaires estimé sur ce marché en 1993, de trois à six fois ce montant en 2005- je voudrais simplement souligner que l'auteur effectue un recensement des téléservices mais se garde bien d'aborder la question de leur pertinence par rapport aux besoins socialement exprimés et de proposer des critères de priorité pour maîtriser leur développement.
Face aux objectifs de création d'emplois en Europe annoncés par le rapport Bangemann dans le domaine du télétravail, nous nous posons la question des profils de "qualification" retenus pour ce type d'emplois, de leur possible délocalisation dans des télé-ports en dehors des frontières de la Communauté européenne, de la généralisation du travail en flux tendu et de l'incidence d'une panne sur des systèmes dont la vulnérabilité nous est révélée de façon épisodique par des "scoops" journalistiques, où le caractère rocambolesque de l'événement l'emporte souvent sur toute autre considération, esquivant ainsi les questions de fonds sur le risque technologique.
D. D. : Des enjeux relatifs au transport de l'information, nous en sommes arrivés à une problématique portant sur son contenu. Le déploiement de cette infrastructure de communication suscitera de nouvelles applications, de nouveaux besoins, comment en évaluer la pertinence sociale et quelles en seront les modalités de financement ?
P. V. : Le rapport Bangemann identifie la société de l'information à de nouvelles manières de vivre et de travailler ensemble, soit ! Mais il serait prétentieux et vain de rendre un oracle pour les vingt années à venir -si l'on se réfère à l'horizon retenu par les prospectivistes pour le déploiement de cette infrastructure. Certes on peut penser qu'il s'agit de choix techno-structurants, mais un déterminisme technologique étroit semble devoir être exclu : on a pu montrer que si le développement des chemins de fer a accentué la centralisation en France, en revanche à la même époque il accompagnait un mouvement de décentralisation chez nos voisins allemands. Depuis la révolution industrielle et le développement du salariat, les rapports sociaux reposent sur une frontière nette entre le travail et les autres activités humaines, à la fois dans l'espace et dans le temps. Avec le développement des systèmes de communication et les changements organisationnels qui l'accompagnent, ces frontières tendent à s'estomper. De tels facteurs peuvent rendre à l'individu une autonomie dans le travail dont le taylorisme l'avait dépouillé, comme ils peuvent pérenniser ou renforcer certaines formes d'exploitation ou d'exclusion sociale.
On ne doit effectivement pas se limiter à une réflexion sur la "tuyauterie" : le problème du raccordement des usagers constitue la partie émergée de l'iceberg. Dans le rapport Théry, 75% des financements sont réservés aux développements concernant les logiciels et les contenus. Ce sont des facteurs déterminants : certains projets ont échoué sur de simples erreurs de conception dans l'ergonomie de l'interface de communication, témoin l'expérience de télévision interactive réalisée par Time Warner Cable à Orlando aux Etats-Unis.
Ceci dit, la spécification du contenu renvoie aux besoins et aux usages. Et si l'on veut parler des applications, il faut distinguer deux types d'usagers : d'une part les professionnels, d'autre part les particuliers. Hormis l'intervention de l'Etat, il est évident que les industriels tablent en grande partie sur les gains d'échelle et de productivité dans les grandes entreprises et les administrations pour financer les efforts de développement et rentabiliser l'exploitation de telles infrastructures. Un certain nombre de propositions du rapport Bangemann constituent en fait des incitations fortes à suivre la voie tracée par les stratèges des grands groupes industriels de la communication : création d'un réseau électronique d'appels d'offre, normalisation des échanges de documents électroniques, etc. Il n'est pas sûr que l'ensemble des PME puisse intégrer les applications de ces nouvelles technologies afin d'en tirer profit dans leurs activités. Dans certaines régions, elles constituent pourtant le tissu principal des activités économiques, d'où la nécessité de prévoir des actions de développement ciblées vers leurs besoins et des mesures d'accompagnement spécifiques à leur environnement socio-économique.
Le marché des utilisations domestiques reste encore balbutiant : le développement de nouveaux types de services médicaux (tels le télédiagnostic, le transfert des images et dossiers médicaux) ou éducatifs (comme le télé-enseignement) peuvent contribuer autant à la maîtrise des coûts qu'au mieux-vivre de nos concitoyens. Encore faut-il que les principes régissant leur tarification ne les transforment pas en facteurs d'exclusion pour des segments de population à faible revenu ou situés dans une zone défavorisée. D'autre part, certaines de ces applications, en particulier dans le domaine médical (carte santé) ou bancaire (monnaie électronique), impliqueront le transfert de données sensibles ; notre dispositif législatif devra donc s'adapter aux développements de cette "domotique" afin de protéger l'usager contre les abus de pouvoir et garantir au citoyen le plein exercice des libertés fondamentales. Nous resterons donc très vigilants quant aux implications du développement de ces nouveaux services dans les secteurs sociaux fondamentaux comme la justice, l'éducation ou la santé. En ce qui concerne les services dits "universels" pour l'information et la communication, l'Etat doit promouvoir un cadre juridique et réglementaire assurant non pas une simple égalité d'accès mais la garantie d'une véritable équité de traitement.
D. D. : Pensez-vous que des modèles culturels nationaux spécifiques (alimentaire, vestimentaire, loisirs) peuvent survivre au déploiement d'une telle infrastructure et au déferlement d'images, de produits, d'artefacts qu'elle va susciter ?
P. V. : Au cours de l'été 94, Walt Disney s'est associé à plusieurs opérateurs du câble afin de produire films, jeux, programmes éducatifs et divertissements... c'est dire si votre question est d'actualité ! La mise aux enchères par la Federal Communications Commission des licences d'exploitations de réseaux de communications au mois de juillet 1994 a écarté la plupart des sociétés de TV contrôlées par les "minorités" (femmes, noirs, hispaniques, etc.) en raison d'un niveau d'enchères vingt fois supérieur aux prix prévus. Il ne s'agit pas de science-fiction : la mise en place de cette infrastructure de communication va constituer un formidable levier pour les mécanismes de domination culturelle.
Devant des mécanismes d'exclusion transposables à l'échelle d'un village devenu planétaire, on s'interroge sur la place de la francophonie dans des réseaux comme l'INTERNET qui normalise de facto l'anglais comme langage de communication. La réponse à cette question culturelle peut être européenne : c'est le multilinguisme. Car d'autres communautés linguistiques sont confrontées en Europe à des problèmes similaires : par exemple, la normalisation du codage numérique des caractères diacritiques (accentués) intéresse l'ensemble des langues européennes. Il importe de se saisir au plus tôt des nouvelles opportunités de coopération offertes par la technologie.
Mais il serait vain de développer une réponse communautaire qui se bornerait à la défense d'une forteresse Europe menacée dans son identité sans percevoir les implications géostratégiques de l'exigence de solidarité que nous imposent un intérêt partagé pour le développement durable des pays ACP ou la communauté linguistique avec certaines régions d'Afrique, d'Amérique Latine, voire d'Asie. Les disparités enregistrées entre le Nord et le Sud dans le partage de l'information s'accentuent : dans les années 70, le développement des banques de données a concrétisé ces écarts de manière exemplaire tandis que les années 80, avec la diffusion de chaînes de télévision par satellite, ont vu s'effondrer les frontières géopolitiques que pouvaient dresser les Etats-Nations afin de protéger la naissance d'industries culturelles qui répondent aux besoins spécifiques des communautés les constituant.
Historiens des techniques et économistes du développement ont montré combien la maîtrise de certains moyens de communication fût déterminante dans l'organisation du commerce triangulaire ou lors de la révolution industrielle en systématisant l'exploitation des ressources de la "Périphérie" au profit du "Centre" - je pense, en particulier, aux travaux d'intellectuels comme Samir Amin ou Armand Mattelard. Redresser la balance des échanges informationnels entre le Nord et le Sud paraît relever de l'utopie mais pour les pays du Sud, il s'agit d'un problème de développement aussi vital que de diminuer l'encours de leurs dettes ou d'obtenir une relative stabilité du cours de leurs exportations.

Notes

  1. Robotisés, rebelles, rejetés ? Maîtriser les changements technologiques, Yves LASFARGUE, Les Editions de l'Atelier, 1993.
  2. Le télétravail en France, Thierry BRETON, La Documentation Française, Paris, 1993.
  3. Les autoroutes de l'information : un enjeu pour demain, Yves BERANI, Syndicalisme-hebdo n° 2530, 22/12/94.
  4. Les téléservices en France - Quels marchés pour les autoroutes de l'information ?, Thierry BRETON, La Documentation française, 1994.