"Le mod fait deux choses ... il m'arrête dans le processus de réduction du paquet d'ondes ; il déconnecte les parties du cerveau qui y participent. Mais le mod me permet également de manipuler les états propres, désormais en ne les détruisant plus systématiquement de façon aléatoire, mais en conservant l'un d'entre-eux.."
"Alors, comment devrions nous l'appeler ?"
"...décomposition linéaire du vecteur d'état neuronal, suivi d'une modification de phase et d'un renforcement sélectif d'états propres." "Elle rit. "Vous avez raison : nous ferions mieux de songer à quelque chose de plus accrocheur, sinon toute l'affaire finira grossièrement déformée."
Greg Egan, Quarantine, 1992.



Le Chat de Schrödinger devrait être la créature la plus célèbre du bestiaire de la science car le paradoxe qu'il introduit est vraisemblablement l'un des plus complexes qui soit, si l'on s'en réfère à notre conception de la conscience et de la réalité. Il décrit le problème de la mesure posé par l'observation de la réalité au niveau quantique, niveau des particules sub-atomiques, atomes et molécules. Cette expérience de pensée quelque peu macabre met en jeu un dispositif de boîte noire contenant un chat et du matériau radio-actif situé de façon à entraîner la mort du chat lors de la désintégration de particules. Le processus relève de la mécanique quantique et donc la désintégration ne peut être prédite que de façon probabiliste. Le dispositif de la boîte noire est globalement décrit par une fonction d'onde, combinaison des deux états possibles pour le chat, mort ou vivant ; d'après la théorie quantique, le chat est à la fois mort et vivant jusqu'à ce qu'une mesure ou une observation soit effectuée, moment où intervient la réduction du paquet d'ondes et au-delà duquel le chat pourra être vu dans l'un ou l'autre de ces états. Et tout comme l'électron n'est ni une onde ni une particule jusqu'à ce qu'une mesure soit réalisée, ainsi le chat n'est ni mort ni vivant jusqu'à ce que nous l'observions. Nous sommes confrontés ici à une réalité construite par l'observateur. Observer c'est faire transiter le système d'une situation en et/ou à un résultat en soit/sinon, le saut quantique introduisant ce qu'on appelle l'état propre. Mais, dans la chaîne des événements conduisant à la réduction du paquet d'ondes, les physiciens ne s'accordent pas sur l'instant où le résultat de la mesure est finalement connu (1).
Greg Egan situe le point de réduction, là où la réalité est créée, directement dans le cerveau. En proposant une technologie qui pourrait être insérée dans le cerveau pour modifier l'effet de l'état propre, de le bloquer et donc de prévenir la réduction du paquet d'ondes, ce scénario donne un contexte post-biologique à l'idée que la réalité est construite. Egan parle le langage de la prochaine décennie. Sa fiction scientifique issue des années 90 aborde les questions posées par les sciences cognitives, avec la même prémonition dont fit preuve William Gibson comme auteur de science-fiction envers le développement des communications dans les années 80. Et tout comme Neuromancien écrit par Gibson identifiait de façon correcte le cyberespace à un construit culturel significatif de la fin du XXe siècle, Quarantine d'Egan cerne les questions qui feront vraisemblablement partie de nos préoccupations à l'aube du prochain millénaire. La question de la conscience, la technologie de la conscience, la transcendance de la conscience seront les thèmes de l'existence au XXIe siècle. Le développement au sein de la cybersphère d'un art qui soit télématique, s'avère fondamental pour cette évolution tout comme les expériences, concepts, rêves et audaces des artistes travaillant aujourd'hui avec les services et les systèmes de télécommunications, sont essentiels pour ce type d'expression artistique.
Les questions de la conscience et de la construction de la réalité sont au centre de toute discussion sur le statut, le rôle et le potentiel de l'art dans la cyberculture émergente. La question fondamentale est celle-ci : est-ce qu'un art, autant centré sur l'apparence, sur la forme des choses, sur une réalité de surface que peut l'être l'art occidental, présente une pertinence quelconque vis à vis de notre culture basée sur les systèmes, pour lesquels apparition, émergence, transformation sont des concepts génériques ? La représentation peut-elle coexister avec le constructivisme ? C'est la préoccupation suprême pour l'apparence et la représentation qui a caractérisé l'art occidental et, ainsi, en a fait le serviteur des idéologies, à la fois d'Eglise et d'Etat. C'est sa préoccupation pour l'apparence qui a maintenu la cohérence avec une science classique ne s'arrêtant guère qu'à l'aspect externe des choses, faisant du monde un mécanisme d'horlogerie dont les mouvements sont régulés par un déterminisme rigide et ne voyant en l'Homme guère plus qu'un objet d'études. C'est l'art de l'apparence qui s'étale dans les boutiques, les galeries, les musées et sur le papier glacé des revues d'art consacrées. C'est l'art international, et il se meurt. Il se meurt car, désormais, il n'est plus en phase avec une culture qui s'oriente progressivement vers la complexité des relations et la subtilité des systèmes, vers l'invisible et l'immatériel, l'évolutif et l'évanescent, bref, vers l'apparition. Désormais, les questions liées à la représentation n'ont plus d'intérêt pour nous. Nous n'accordons pas plus de valeur à la représentation que nous n'en accordons aux idéologies politiques. Nous ne voulons plus maintenir les apparences. A l'opposé, les télécommunications dans le cyberespace offrent à l'artiste contemporain les moyens d'une interaction (à la fois sur lui-même et sur le sujet-spectateur) avec les systèmes dynamiques, avec la créativité-en-action, avec les propriétés émergentes d'un art de transformations, de croissance et de changement ; raison pour laquelle écrits et technologies relatifs à la vie artificielle sont d'une importance capitale pour nous, actuellement. Le cyberespace est l'espace des apparitions, au sein duquel le virtuel et le réel non seulement co-existent, mais co-évoluent avec la complexité culturelle pour contexte. L'apparition implique l'action tout comme l'apparence implique l'inertie, l'apparition c'est l'être-en-devenir d'une nouvelle identité qui est souvent de prime abord inattendue, surprenante, déroutante. Si l'apparence se targue d'être la face de la réalité, des choses-telles-qu'elles-sont, l'apparition est l'émergence des choses-telles-qu'elles-pourraient-être. Cependant, notre incursion par les chemins selon lesquels la réalité se construit au sein de notre conscience, ne nous laisse aucun doute sur le fait que les processus de l'apparition sont authentiques et que l'apparence est une fraude. La représentation en art fut par essence toujours tendancieuse, illusoire et contrefaite. Le miroir ment, toujours!
Aujourd'hui, de plus en plus d'artistes tiennent pour acquis les réseaux télématiques globaux, la réalité virtuelle et le calcul numérique intensif. Ces technologies ne sont plus considérées comme de simples outils pour l'artiste, elles constituent désormais l'environnement même au sein duquel l'art se développe. Etant donné cette familiarité croissante, les questions artistiques ne sont pas actuellement orientées vers ces mondes numériques en tant que tels, mais plutôt vers l'interface entre ceux-ci, entre nous, entre nos propres esprits et ce champ plus large de la conscience que nous appelons le monde.
Que le modificateur fictif de cerveaux proposé par Egan soit développé ou non, le fait est que nos technologies de la perception, de la cognition et des communications -l'interface de systèmes informatiques complexes qui à la fois modifient notre conscience et construisent notre réalité- se rapprochent de plus en plus du corps et du cerveau. A peine le clavier et la souris sont-ils entrés dans l'histoire que déjà le casque de visualisation et le gant numérique, voire la combinaison de données seront bientôt consignés au musée. Conceptuellement, c'est déjà fait. Nous voulons que l'ensemble des systèmes d'interface soient logés à l'intérieur de notre cerveau. Nous voulons que les limites entre le "naturel" et l'"artificiel" deviennent aussi superflues du point de vue technologique qu'elles le sont aux plans conceptuel et spirituel. Ce dont il s'agit, c'est du corps post-biologique comme interface. Ce que nous voulons, nous les artistes, en contrôlant progressivement les systèmes informatiques à partir de biocontrôleurs et de capteurs à intrants biologiques, implantés dans notre propre système nerveux pour répondre directement aux signaux émis par le cerveau, les yeux et les muscles, c'est faire oeuvre de création au sein du cyberespace. Cependant, même si l'avènement de l'interface neuronale a des conséquences incalculables pour le développement de l'art sur le réseau, aussi fascinantes soient-elles pour notre nature spéculative, il ne s'agit pas actuellement de la question majeure pour les artistes de la cyberculture. Actuellement, le plus important pour nous ce sont les implications conceptuelles du changement s'effectuant dans l'art, de l'apparence à l'apparition, de l'objet au processus. L'art, auparavant orienté vers un produit fini, un résultat ordonné et composé, une finalité esthétique, une résolution ou conclusion reflétant une réalité en prêt-à-porter, se tourne maintenant, avec les processus de l'émergence et du devenir, vers une préoccupation plus fondamentale. Cela soulève des questions théoriques, critiques et esthétiques que nous ne pouvons plus évacuer désormais. Au sens noble du terme, la question est politique, elle concerne aussi bien la démocratisation du sens que celle des communications, c'est à dire une participation communautaire à la création et à l'appropriation de la réalité.
La révolution qu'introduit un art posant ce type de questions, réside dans le rôle radicalement nouveau de l'artiste. Au lieu de créer, d'exprimer ou de transmettre un contenu, il est maintenant impliqué dans la conception de contextes : contextes au sein desquels l'observateur ou le spectateur peut conduire l'expérience et construire du sens. Le talent, la perspicacité, la sensibilité, les sentiments et l'intelligence requis pour concevoir de tels contextes ne sont pas moindres que ceux demandés à l'artiste dans le domaine de l'art classique, orthodoxe. Mais le résultat est radicalement différent. Connectivité, interaction, émergence sont désormais les mots d'ordre de la culture artistique. L'observateur d'une oeuvre est désormais au centre du processus créatif et non plus spectateur à sa périphérie. L'art n'est plus une fenêtre ouverte sur le monde mais une porte par laquelle l'observateur est invité à entrer dans un monde d'interactions et de transformations. Parmi tout ces éléments, la connectivité inhérente des cyberespaces donc l'importance des réseaux télématiques ne peut être surestimée. Ainsi que l'explique Georges Gilder, l'ubiquité de ces réseaux est renforcée par l'accroissement de capacité et de vitesse permis par l'introduction de la fibre optique :
"La fibre se compose de filaments aussi fin qu'un cheveu humain, aussi long que les îles britanniques, nourri par des impulsions lasers aussi petites qu'un grain de sable et aussi lumineuses que le soleil. Un seul filament de cette fibre peut absorber la totalité des appels téléphoniques le jour de la Fête des Mères, pic du trafic aux Etats-Unis. La fibre n'est pas réellement un substitut du cuivre, c'est un substitut de l'air. Cette fibre sombre, qui luit de couleurs distinctes selon les différents protocoles, nous offrira un millier de fois notre capacité actuelle de diffusion globale. L'amplificateur dopé à l'Erbium, récemment développé pour envoyer une infinité de messages sur les ailes de la lumière, constitue le Saint-Graal de l'ingénieur en télécommunications, le système de communications idéal, capable d'échanger sur de vastes distances d'énormes quantités d'information."
Ainsi, la fibre optique, les chats de boîte noire et les biocontrôleurs relèvent-ils directement du développement de l'art au sein de la cyberculture, ce domaine de l'apparition pour lequel intelligence naturelle et vie artificielle peuvent interagir de façon créatrice. Quel que soit le média dominant, qu'il soit électronique, optique ou génétique, l'art de la cyberculture est génériquement interactif. Cet art interactif est caractérisé par une approche de la création en termes de systèmes, dont interactivité et connectivité sont les traits essentiels, de telle façon que le comportement du système (l'oeuvre, le réseau, produit ou construit) réagisse de manière significative au comportement de l'utilisateur (spectateur ou consommateur). Plus qu'une simple interaction, il constitue un couplage structurel entre objets et sujets au sein du réseau. Ce type de travail est par nature cybernétique et constitue un exemple-type de système ouvert dont le potentiel transformiste permet à l'utilisateur d'être activement impliqué dans l'évolution de son contenu, de sa forme ou de sa structure.
La science-fiction, à travers des oeuvres comme celle d'Egan, n'est pas la seule à élaborer des scénarios dans lesquels la conscience humaine est envisagée comme instrument de création de la réalité. Philosophe exemplaire du point de vue de la cyberculture, on peut considérer les contributions de Paul Watzlawick au constructivisme radical comme relevant directement de l'esthétique de l'art interactif. Le constructivisme radical est aussi incompatible avec les modes de pensée traditionnels que peut l'être l'art interactif avec l'art traditionnel. Dès 1973, le cybernéticien et biomathématicien Heinz von Foerster donnait une conférence, devenue un classique, "Sur la construction d'une réalité" (2), montrant comment l'environnement tel que nous le percevons est le fruit de notre invention, décrivant les mécanismes neurophysiologiques de ces perceptions et les implications éthiques et esthétiques de ces constructions.
Ce qu'art et technologies de la cyberculture sont conjointement capables de mettre en évidence, c'est un changement radical dans la perception de notre relation à la réalité, où l'accent a été mis plutôt sur l'apparition que sur l'apparence, c'est à dire plutôt sur les processus internes et émergents du devenir que sur l'aspect visible et l'extérieur des choses. Dans cette culture, ni l'état précis de l'art, ni son statut culturel ne peuvent être fixés ou définis ; l'art est en état permanent de transformations. Il ne s'agit pas d'un état de transition entre deux destinations connues ou deux définitions arrêtées, mais plutôt d'une transformation elle-même, comme caractéristique déterminante, aussi intrinsèque à l'identité de l'art interactif que l'était pour son prédécesseur l'art classique, l'objet fini et composé. L'art interactif est l'art d'un devenir sans fin. Pour l'instant, c'est l'art-du-flux, que ce soit dans des systèmes isolés, multi-média ou hyper-média, ou bien sur l'Internet avec cette myriade globale d'entrées-sorties.
Une culture orientée vers l'apparence se fonde sur des certitudes, une description définitive de la réalité. Uniformité des dogmes, uniformité des perspectives et des buts, continuité culturelle et consensus ainsi que stabilité sémiotique en sont les traits distinctifs. Au sein de ce cadre plus vaste, les changements esthétiques, lorsqu'ils surviennent, sont le plus souvent superficiels, la conformité fondamentale à un modèle accepté de la réalité demeurant. Il y a eu des changements de paradigmes dans le domaine de l'art tout comme dans celui de la science, mais il semble que les canons de l'art occidental aient conservé leur cohérence et maintenu leur continuité beaucoup plus longtemps que ceux de la science puisque de nombreuses révolutions scientifiques ont vu le jour puis sont tombées en désuétude tandis que la préoccupation de l'art pour l'apparence, pour les images de surface, pour la réalité en prêt-à-porter, perdure depuis des millénaires.
Par opposition, une culture orientée vers l'apparition se fonde sur la construction de la réalité, à travers des perceptions, des rêves et des désirs partagés, à travers la communication ainsi que sur l'hybridation des média et la célébration de l'instabilité sémiotique. Le changement dans le domaine de l'art en faveur de l'apparition et de la construction comme préoccupations fondamentales constitue un changement paradigmatique. Nous réalisons maintenant combien un art dédié à l'apparence falsifie tout puisque la vision rétinienne ne s'imprègne que très peu de l'essence matérielle des choses et ne révèle absolument rien de leur essence spirituelle. La surface du monde recouvre beaucoup plus qu'elle ne découvre. La science du XXe siècle est largement basée sur ce qui est invisible à la vision rétinienne des humains puisqu'elle a toujours essayé d'appréhender les forces et les champs ou les relations sous-jacentes à "notre" monde visuel. Cela peut également se vérifier jusqu'à un certain point pour la production artistique au début de ce siècle. Kandinsky (3), Duchamp (4) et Pollock (5) se distinguent, d'une façon qui leur est radicalement originale, par des tentatives pour révéler l'invisible et construire des réalités séparées. Ce fut Pollock, en suggérant la connectivité, qui apporta à la peinture moderne les images d'état-major d'un monde réticulé, dans l'affluence, les relations, la circulation et le tourbillonnement des lignes et des couleurs. Ce fut Pollock qui le premier sortit la peinture du cadre étroit des cimaises de galerie pour la transposer sur la surface de la terre, délimitant ainsi une arène pour l'action et l'interactivité et nous livrant le canevas des chemins holistiques de la contemplation, de l'imagination et de la construction, une attitude entièrement nouvelle envers l'art et l'esthétique dont nous sommes les principaux héritiers et bénéficiaires pour nos mondes numériques.
Mais avant que les effets de la cyberculture ne se fassent sentir, avant que les implications radicales d'un art fondé sur les nouvelles technologies aient commencé à être reconnues et adoptées, la pratique des artistes soutenant, de façon complice ou par légèreté, les vieux ordres de la perception et du savoir, aidés et encouragés par les contrôleurs de facto des représentations et des consciences -conservateurs, critiques, historiens et marchands-, résistait au radicalisme de ces pionniers. C'est une véritable honte pour la culture américaine que Pollock n'ait jamais été apprécié ni compris à sa juste mesure : jamais, comme le note Tim Hilton dans sa critique de l'actuelle mais désastreuse exposition de l'Académie Royale sur l'Art américain au XXe siècle, on ne lui a consacré une rétrospective sérieuse et complète, ni un livre qui lui soit favorable. "L'Amérique le préfère au panthéon des stars de cinéma plutôt qu'en artiste". Et pourtant, ce fut Pollock qui créa la possibilité esthétique, et partant autorisa historiquement, l'émergence de notre propre constructivisme radical au sein de la cybersphère. Parce qu'à la base, avant même de penser en termes de technique, le travail en réseau est d'abord une question d'attitude. L'art télématique n'est pas induit par la technologie mais se déduit de concepts artistiques. Les concepts fondamentaux de l'art en tant qu'action, l'interaction avec l'art-en-genèse, l'oeuvre comme arène, l'art comme transformation, le changement, le flux et le reflux trouvent leur origine chez Pollock, avec bien sûr l'influence reconnue des Navajo et de la culture visuelle de l'Amérique indigène. S'il y a un lien quelconque entre l'art de la cyberculture et celui de l'ère prétélématique, quel qu'il soit il réside dans la peinture de Pollock. Le lien est celui de la sensibilité et non du style, celui de l'attitude et non de la forme.
L'effondrement de la New York School, la reprise du marché de l'expressionnisme allemand résurgent, les cafouillages désespérants du solipsisme post-moderniste, le retour lugubre à l'académisme du XIXe siècle, représentation figurative et narration, la plus misérable confusion, la démoralisation et l'éclatement de l'art en cette fin de siècle, montrent que nous subissons un changement majeur de paradigme. Rien n'est épargné par ce processus : les galeries deviennent superflues, les musées doivent être repensés et redessinés, les académies doivent être abandonnées puis reconstituées, le mécénat, les placements et la perpétuité dans le domaine artistique doivent être reconsidérés.
Dans notre conception actuelle du monde, rien ne nous paraît suffisamment stable pour vouloir donner une forme permanente à sa représentation. Ni pour souhaiter qu'elle le soit. Nous sommes dans cette spirale de l'évolution qui nous ramène à un désir plus taoïste de flux et de reflux, de changement et de transformation. Il n'y a pas de vérités éternelles qui se présentent comme dignes d'être consacrées dans des manuscrits ou des monuments. Nous voulons maintenant un art qui construise des réalités nouvelles, et non un art qui représente un monde préordonné, fini, en prêt-à-porter. Nous voulons maintenant un art qui soit instrumental plutôt qu'illustratif, explicatif ou expressif. Plutôt que simplement embellir le monde en lui ajoutant quelques ornements, l'artiste de la cyberculture souhaite s'engager dans sa rénovation et sa reconstruction.
Par dessus-tout, nous n'avons pas besoin de théoriciens de la culture, de critiques et d'universitaires qui, planant comme des vautours à la périphérie du vieil ordre artistique, battent des ailes et grimacent devant la technologie, menacent sans cesse de leur désespoir et de leur désapprobation les perceptions hardies et les innovations éblouissantes apportées par la science. La théorie culturelle n'est rien de plus qu'un déterminisme idéologique drapé dans une rhétorique prétentieuse, spectaculaire mais inerte, idéalement façonnée pour présider durant ces dernières années au décès du vieil ordre artistique, l'art de l'apparence.
L'art au sein de la cybersphère émerge de la fusion des communications et des ordinateurs, de l'espace réel et de l'espace virtuel, de la vie artificielle et de la nature, en constituant un nouvel univers d'espaces et de temps. Ce nouvel environnement du réseau étend notre domaine sensoriel et fournit de nouvelles dimensions métaphysiques à la culture et à la conscience humaines. Chemin faisant, de nouvelles modalités de la connaissance ainsi que les moyens de leur diffusion sont testés puis déployés. Le cyberespace ne peut demeurer innocent, c'est une matrice pour les valeurs humaines, il charrie une charge psychique. Dans la cyberculture, construire l'art c'est construire la réalité, les réseaux du cyberespace étayant notre désir d'amplifier l'interaction et la coopération humaine dans ce processus constructif. *

Références bibliographiques


Notes

  1. N.D.T. : Face à ce paradoxe de la mesure au sein de la théorie quantique, les théoriciens s'affrontent sur la base d'attitudes philosophiques radicalement opposées. Parmi les multiples variantes théoriques proposées, signalons celle de Wigner, issue d'un parti-pris idéaliste (l'acte de cognition d'un observateur conscient serait responsable de la réduction du paquet d'ondes), car il semble que ce soit le point de vue exploité par Greg Egan dans sa fiction (cf. épigraphe). Pour les tenants du rationalisme, à l'autre extrémité de l'axe des spéculations théoriques, la nature probabiliste de la mécanique quantique serait analogue à celle des théories statistiques usuelles : elle reflèterait notre ignorance d'un certain nombre de paramètres non précisés, on parle alors de théories "à variables cachées" (de Broglie, Bohm, etc.).
  2. N.D.T. : sous le titre original "On Constructing a Reality".
  3. N.D.T. : Wassily Kandinsky (1866 - 1944), premier peintre abstrait et théoricien de l'art non-figuratif. Sa conception d'un art concret, langage de formes et de couleurs, constitue un des composantes majeures de la pensée contemporaine. Collaborateur dès 1922 de la nouvelle école "art et technique" du Bauhaus de Weimar, il se distingue en peinture par une profonde compréhension de la syntaxe géométrique du constructivisme qui lui permet de sauvegarder un lyrisme du signe pictural merveilleusement poétique.
  4. N.D.T.: Marcel Duchamp (1887 - 1968) détruisit en 1914 les fondements de l'esthétique moderniste en inventant le concept de ready-made (prêt-à-porter) puis restitua en 1969 une raison d'être à l'oeuvre d'art qu'il prétendait abolir, avec son oeuvre posthume Etant donné. Ses oeuvres introduisent les éléments d'une représentation où la machine est image et incarnation de la beauté moderne.
  5. N.D.T. : Jackson Pollock (1912 - 1956), géant de l'art du XXe siècle, fit de la technique le lieu même de l'invention picturale. Il inaugura un nouveau chapitre de l'histoire de l'art en étant le premier peintre du process art (procès).

traduit par Dominique Desbois / Terminal n°63, printemps 1994.