Vers un cybercontrôle généralisé ?

Salvatore Maugeri

Ce dossier consacré à la thématique du cybercontrôle est tout entier traversé par la crainte d'une oblitération totale des libertés individuelles à la faveur de la diffusion massive des NTIC et des dispositifs électroniques de surveillance dont elles sont inévitablement lestées. Les technologies informatiques ont ceci de particulier qu'elles remplissent des fonctions et conservent - presque malgré elles - les traces et témoignages divers de l'identité de leurs utilisateurs et de l'usage qu'ils en ont fait. C'est bien cette capacité nouvelle d'action et, inséparablement, d'archivage de l'action qui est soulignée ici. L'ombre de Georges Orwell et de son 1984 planent sur ces trois textes, tandis que la figure souveraine du Panopticon de Jeremy Bentham et les augures inquiétantes des soixante-huitards sur l'émergence de l'Etat policier sont rappelés à la mémoire du lecteur. Nous sommes potentiellement tous menacés de devenir des " bêtes d'aveu ", pour reprendre une expression de Foucault, cité par Hubert Boucher, si l'on en juge par l'usage que les entreprises, l'appareil juridico-policier ou certaines administration (comme le fisc) entendent faire des NTIC. L'intrusion de la police ou de la justice dans nos conversations téléphoniques, échanges de messages électroniques, la " mise en fiche " à des fins de lutte contre le terrorisme, la fraude fiscale, le contrôle salarial ou le marketing de masse semblent constituer le destin de l'individu occidental à l'ère de l'accès, du réseau. Certes, cette mise en fiche, ces procédures de surveillance universelle auxquelles aspirent certains acteurs ou institutions ne vont pas sans être contestés, critiquées, contrariées, mais les trois textes de ce dossier tombent d'accord pour dire que les possibilités offertes en matière de surveillance, grâce à l'électronique, n'ont jamais été poussées aussi loin dans toute l'histoire de l'humanité.

Dans une approche historique, Emilie Armatte nuance quelque peu ce propos en s'appuyant sur Emmanuel Castell pour qui les sociétés industrielles modernes seraient plutôt des " jungles cahotiques " que des " bureaucraties surcentralisées ". Cependant, son texte établit le changement de sensibilité de l'opinion publique à l'égard de la " mise en fiche ", depuis les années 1970, contestataires, jusqu'aux années 1990, qu'on dira " collaborationnistes ". Si le projet " SAFARI " d'interconnexion des fichiers individuels sur la base d'un numéro d'identification unique a été repoussé en 1974, le projet de 1997 sur l'interconnexion des fichiers sociaux et fiscaux, lui, a été approuvé. Notre société est peut-être éclatée, elle n'en demeure pas moins soumise à une forte tentation centralisatrice, que les NTIC lui offrent sur un plateau. En témoigne la crainte nouvelle d'un envahissement de la sphère privée par les techniques du cybermarketing.

Hubert Bouchet répond lui aux questions qui lui sont faites sur la place des NTIC dans l'entreprise et la gestion des rapports entre les salariés et les dirigeants, en même temps qu'il évoque le rôle de la CNIL, du fait des responsabilités qu'il y tient. L'informatique est, selon lui, au cœur d'une contradiction avec laquelle tôt au tard, il faudra s'affronter. Notre rapport au travail, les formes du travail ont, selon H. Bouchet, changé. L'investissement physique a cédé la place à l'investissement intellectuel, cognitif, mais aussi sans doute psychologique, psychique. Et ce type nouveau d'investissement salarial donne le meilleur de lui même quand il fait une large place à la liberté, à l'initiative, à la créativité de l'individu. Or, dans l'entreprise, la tendance est forte à utiliser les NTIC précisément pour leur pouvoir de surveillance, de contrôle et de limitation des capacités individuelles. S'il est vrai que le droit de l'employeur ne doit pas être perdu de vue, un tel usage de l'informatique est dommageable du point de vue même de l'employeur. C'est sans doute pourquoi notre interlocuteur se déclare optimiste : un usage intelligent des NTIC finira par s'imposer?

On peut en douter à la lecture du document de Yves Poullet. Son analyse au cordeau de la loi belge sur les dispositions légales imposées aux prestataires de services de réseau en matière de conservation des données au fin de lutte contre la criminalité informatique laisse à voir que les tendances " benthamiennes " l'emportent largement sur les considérations relatives à la protection de la vie privée. Comparant loi nationale belge et dispositions réglementaires européennes, Y. Poulet souligne les imprécisions du texte belge, sa position " liberticide "par rapport aux réserves contenues dans les textes européens et, au total, l'inefficacité prévisible des mesures arrêtées, eu égard au fait que les dispositifs de surveillance déjà institués n'ont en rien interdit la préparation des attentats du World Trade Center - agités par tous les Grands Justiciers pour justifier leurs volontés de contrôle. Le plus grave peut-être est que cette rhétorique de la lutte contre le mal semble rendre moins impératif, au sein de l'opinion publique, le désir même de protection de la vie privée. Cette " délégitimation " rampante du droit de l'individu mérite évidemment d'être étudiée?