Cadre1

Une synthèse de l'atelier :

« Le discours d'accompagnement des élites dirigeantes » 




Michèle Descolonges


Les « élites dirigeantes », ce sont les dirigeants politiques (et militaires) et industriels, assistés par des experts. Leur coordination aboutit à l'invention d'idées nouvelles, à leur mise en forme, à leur mise en ½uvre, renforçant le pouvoir des élites. Les discours des pouvoirs sont constitués d'histoires - certains parlent de mythes -, qui alimentent nos espoirs et nos rêves et qui légitiment l'insertion des N.TI.C. D'où leur efficacité. Comment donc se mettent en place de la distance et des résistances ?


A partir des interventions (cf. ci-dessus), le débat de l'atelier a porté sur le sens des termes utilisés et sur les postures adoptées.



Les discours : une évacuation du politique


On s'interroge sur la terminologie « l'utopie d'Internet », celle-ci se présentant comme l'illusion d'être parvenus à une société de l'information, c'est-à-dire d'être déjà là où on voudrait arriver, sans avoir jamais défini ni réalisé les conditions pour le faire.


On rappelle que lorsqu'on mobilise l'idée d'utopie, ce peut être une manière de passer outre le politique, c'est-à-dire de définir comment arriver à un autre gouvernement. En effet, tout dépend du contexte : l'utilisation de l'utopie comme invention d'un non lieu peut être un artifice libératoire permettant d'illustrer une possibilité. Certes, on ne répond pas à la question de savoir comment on passe d'une société à une autre, mais on pose la légitimité du modèle présent comme modèle unique ; à ce moment là on pose une question politique, même si elle n'apporte pas la réponse de la transition, du renversement ou de la stratégie qui semble adaptée.


L'utopie d'Internet ne répond pas à ces questions « comment y parvenir ? », et n'interroge pas davantage l'unicité du modèle social présent. Elle est conçue comme la réalisation ici et maintenant de la société de l'information : est ainsi reprise la figure de l'utopie, qui est celle du plan d'un gouvernement imaginaire. Mais ce plan serait déjà matérialisé dans le déploiement d'Internet et on évacue le politique, car on fait l'économie des conditions historiques susceptibles de déboucher sur un tel gouvernement. De la question de savoir comment on va se frayer le chemin permettant de mettre en place ce gouvernement, il ne reste plus rien que l'affirmation des vertus consubstantielles à l'Internet et il suffirait de déployer des dispositifs pour que ces vertus se trouvent incarnées. Dispositifs autonomes, naturalisés, qu'il suffirait d'accompagner : c'est aussi l'idée qu'il existe un processus technique autonome qui imprime son cours, et le discours propose de tirer le maximum d'avantages et de réduire les inconvénients de la technique - c'est en cela que réside l'accompagnement.


Le discours de Bill Gates (cf. plus haut) est un discours fondateur, et non d'accompagnement. C'est un discours archaïque, celui de l'enfant qui veut avoir tout à sa disposition, pas seulement sa maman, mais le monde entier ; le réseau c'est la caverne d'Ali Baba, l'enfant rêve d'avoir tout, tout de suite, sous la main. A côté de lui se déploie un espace rempli d'objets « transitionnels ». Il n'y a pas de temps, tout de suite on peut accéder à, c'est l'éternel présent. Le discours propose de rêver que toute la vie on sera comme des enfants qui ont tout à leur disposition, sans savoir qu'il y a de la différence, du différé, du recul, de la mort, etc.


Avec l'usage du mythe de Babel, récurrent sur l'Internet, l'unicité humaine qui semble souhaitée s'inscrit dans le discours fondateur : n'y a-t-il pas le rêve d'utiliser une même et seule langue et de converger vers l'idée d'un homme unique sur la surface terrestre ? C'est propager l'idée d'un seul modèle de communication, celle-ci étant liée à des contenus qui doivent aller vite - et ceci en dépit des multiple exemples de la réalité montrant la valeur du silence (dans le monde rural, par exemple). Mais, Babel c'est Babylone : ce n'est pas simplement que les gens voulaient une seule langue, c'est aussi que les gens voulaient être idolâtres, parce qu'avoir une seule langue c'est être aussi puissant que Dieu, c'est devenir tout-puissant et remplacer Dieu. Selon ces conceptions, pourquoi donc définir les conditions de transformations sociales ? L'appropriation n'y est pas possible, parce que tout est à portée de main et qu'on est dans le monde de la possession.



Les experts : de la difficulté à prendre de la distance


Les experts participent de l'élaboration des objets et de la production informatique - des participants en témoignent. Quelle est la position de l'expert et qu'en pensons-nous ? Doit-on considérer, comme le suggère un participant, que des acteurs différents partageant un certain type d'idéologie de l'information nous tirent vers une espèce d'homogénéité du discours, et que les différents points de vue seraient légitimes. Nous adopterions alors une posture d'observateur apparemment désengagé de l'idéologie.


En effet, les experts sont-ils susceptibles de développer une opposition aux élites qu'ils assistent ? L'exemple discuté est celui des concepteurs de logiciels libres, qui développeraient une opposition radicale (le mouvement des logiciels libres est contre la marchandisation), et une profonde communauté de vue avec les dirigeants. L'idéologie du signe, la mobilisation du concept de l'information est commune aux dirigeants et aux militants de l'ouverture des logiciels. Si on peut parler de leur utopie (une participante le récuse), elle procèderait d'une approche très différente : pour les élites, le discours accompagne des projets, qui ne sont pas nécessairement définis, qui peuvent être contradictoires, et qui se situent dans le cadre d'une nouvelle compétition. Dans le domaine du logiciel, les militants contourneraient la question des conditions d'appropriation du message par les personnes. Ainsi, d'un côté un discours nous explique que le social va rayonner à partir d'un accès technique à la transparence (or, la transparence est une théorie de l'absence du signe), et de l'autre côté, on a la revendication d'une ouverture totale, parce qu'on pourrait accéder à l'information. Mais le code est illisible, sauf du point de vue des experts : quelle peut être l'appropriation des messages dans ces conditions ? S'il n'est pas nouveau, le problème n'est pas traité par les experts.


Cela tiendrait-il aux compromis sociaux grâce auxquels ils produisent ? L'histoire récente des Etats-Unis est rappelée. L'informatique des années 1950 serait due à des universitaires, très souvent libertaires, travaillant sur des contrats militaires, trouvant une application immédiate dans l'industrie. Pendant toute la période de la guerre froide, l'Etat et les militaires ont eu la main sur tout le processus, puis à la fin de la guerre, le monde industriel a repris la main. Encore aujourd'hui, le mélange entre les commerciaux et les ingénieurs - qu'ils soient hackers ou non - favoriserait une compétence productive.


D'ailleurs, qui sont les hackers ? Avant d'en faire des militants, peut-être faudrait voir de plus près de quoi ils vivent, et quels liens ils entretiennent avec l'ensemble de la société ? Le comportement des hackers ou des libertaires pourrait s'interpréter par rapport aux renversements d'alliances entre l'industrie et les militaires : Internet serait le produit d'un retrait de l'importance de l'Etat à partir de la fin de la guerre froide et d'une espèce de connivence entre le monde industriel et le monde libertaire. Il existerait une solidarité de trois acteurs (l'Etat, les industriels et les informaticiens), favorisant le passage des hackers d'un milieu à un autre. Il ne serait pas sûr que cette alliance soit pérenne, et il serait possible qu'une partie des pratiques des hackers soit une résistance par rapport à cette alliance - ce qui à nos yeux la fait apparaître comme une sorte de potentiel contestataire.


Deux éclairages complémentaires sont proposés. L'un montre une proximité des pratiques entre la France et les Etats-Unis : la situation de France Télécom fut bien une alliance entre industriels, informaticiens et l'Etat. Le minitel, est-il rappelé, aurait pu préfigurer l'Internet, c'est France Télécom qui l'a lancé, qui associait des chercheurs et des militaires - et si France Télécom n'a rien voulu savoir de la commutation par paquets, ce n'est pas par défaut de connaissance.


L'autre montre le développement d'une culture des informaticiens, où l'homme est toujours une gêne. Le modèle de l'homme, facteur humain gênant, irait de pair avec l'idée d'une transparence de la communication. Il y aurait un déplacement de la propriété technique sur les humains, ceux-ci étant pensés comme des « machines » : ce qui est transparent, c'est le canal - les humains ne sont pas binaires et les processus d'interprétation des messages sont tout sauf aisés. Il s'agirait d'une idéologie très profonde et transverse, soutenue quels que soient les positionnements idéologiques développés par ailleurs.



Quelles résistances ? 


Va-t-il y avoir des résistances au modèle de communication véhiculé par Internet, demande une intervenante ? Chemin faisant, quelques pistes ont été esquissées :


Dénoncer le brouillage des termes et les difficultés d'accès.  Du côté de l'accès, la toile « mondiale » du citoyen se fait dans des langues et il n'y a pas mutuelle intercompréhension. C'est favoriser l'expression du point de vue des dominés (« ce qu'on nous impose », ce « qu'on va nous proposer »). C'est dénoncer les leurres : il a été question de l'utopie et de la toute-puissance, il y a aussi la limite culturelle de la recherche de sites : si on n'a pas la culture nécessaire, est-ce qu'on ne trouvera autre chose que le catalogue de la Camif ou de la Redoute ? C'est éclaircir les termes et mettre à jour les enjeux masqués par le brouillage. Par exemple, le glissement technique/technologie est du pour une part à un emprunt à l'anglais, mais est aussi un enjeu : dans une des acceptions de la technologie, il y a l'idée de penser la technique, de se donner un cadre pour le faire ; dans la disparition du terme technique au profit du terme technologie, il se trouve que l'idée de penser la technique est évacuée


Refuser les duperies. L'utopie de la société de l'information est présentée comme un futur accessible, elle est en devenir mais elle est déjà là, mais elle va être ailleurs ; ça évite de parler de transformations majeures qui pourraient être une autre organisation sociale ; ça évite de poser le problème de la relation, des ruptures, des périodisations. C'est une négation pure et simple de l'histoire, un effacement du passé ; le temps se trouve résumé en une succession de présents permanents dans lequel tout est possible à tout instant.


Proposer d'autres interprétations : les humains communiqueraient mieux grâce à Internet ? Mais le fait de se brancher en temps réel n'améliore pas les compétences en compréhension, car les humains ne traitent pas l'information, ils l'interprètent.


A propos du film 2001, on pourrait interroger des chercheurs européens pour savoir ce qu'ils en pensent - et ne pas se limiter à la perspective américaine. On pourrait aussi s'interroger sur un imaginaire partagé à travers un ensemble de films, mettre à jour nos questions, nos codes et nos manières de communiquer avec d'autres civilisations, et reconnaître qu'on est devant des problèmes qui sont terriblement angoissants.


Le point nodal serait-il celui du temps ? Car, les rythmes de l'appropriation sociale et émotionnelle ne sont pas ceux de la production, ou de l'obsolescence. Ainsi, devrait-on reconnaître la diversité des temps, les rythmes des histoires humaines, faute de quoi on en serait réduit à accompagner le discours des élites dirigeantes.