Introduction à la table ronde n °1 : La « culture de communication » et l'exercice de la citoyenneté démocratique


Michel Juffé


Cette table-ronde, comme le montre les quatre communications présentées, expose des points de vue liés aux pratiques de chaque intervenant, ce qui n'a rien de surprenant. Ce sera aux auditeurs et aux lecteurs de voir si ces points de vue s'assemblent, convergent ou divergent en quelque manière.


Arnaud Spire, journaliste, et Rita Thalmann, professeur d'université et membre de la LICRA, insistent sur les méfaits du monde marchand dans la production d'information à usage public et privé. Arnaud Spire, chiffres à l'appui, montre la « dérive tabloïd des médias » (sexe, scandales, désastres, célébrités), constituant un « parc planétaire d'usagers » qui ont de moins en moins accès à une information politique (en 10 ans les journaux télévisés sont passés de 45% à 13% du temps consacrés aux événements internationaux). Il en conclut que la propagande, entre les mains de quelques grandes entreprises multinationales, s'accroît au détriment de la qualité de l'information, déjouant les promesses de la démocratie communicationnelle? que cette même propagande ne cesse d'affirmer, ajouterai-je.

Rita Thalmann nous rappelle avec force les limites de la « culture de communication » (les guillemets, pour elle, ne sont pas de pure forme mais portent un doute fondamental). Les dangers du fichage - qui lui rappelle d'atroces souvenirs (un livre paru après notre colloque sur le rôle d'IBM dans le fichage par les Nazis des populations à concentrer et exterminer est là pour le confirmer) - ne doivent pas être sous-estimés, l'interconnexion possible, à présent, d'un grand nombre de fichiers pouvant nous conduire à un quadrillage sans précédant. D'accord avec Arnaud Spire (et nous tous, je crois) sur le fait que la domination des grands groupes transforme la culture en produit de consommation standardisé, elle insiste sur l'accroissement des inégalités culturelles qu'engendre cette privatisation, à la fois sournoise et ouverte, de la culture : l'illettrisme et par conséquent le retard scolaire des pauvres ne fait que s'accroître. A tout cela, nous devons résister, dit-elle.


Jean-Louis Weissberg, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, prend le problème posé par un tout autre bout, ce qui le rend bien plus optimiste. Pour lui, la « culture numérique » est porteuse de nouvelles formes de communication intermédiaires entre création et réception d'information, permet une collectivisation de ces opérations, provoque une plus grande fluidité des échanges et autorise une culture non-élitaire. Rappelant Célestin Freinet, qui rendait les enfants auteurs avec les moyens de l'époque (imprimerie, édition, etc.), Jean-Louis Weissberg voit se créer de nouvelles « coopératives » utilisant l'Internet. Il nous rappelle (ou nous apprend) qu'Arpanet, l'ancêtre d'Internet, fut créé par des universitaires ayant des visées anti-hiérarchiques et coopératives. Il cite l'exemple, édifiant, d'un réseau d'information constitué suite au naufrage de l'Erika, en décembre 1999, couvrant les 192 communes concernées, informant qui le voulait bien mieux que les systèmes mis en place par les pouvoirs publics. C'est pour lui une nouvelle forme de démocratie, créée par la société civile.


J'ai moi-même tenté de définir une « communication citoyenne », en partant d'une définition classique, et de la communication (rhétorique et poétique, autrement dit arts de convaincre et de persuader - indépendamment des machines et appareils utilisés) et de la citoyenneté (participation aux délibérations, décisions et jugements communs à la cité). Ce qui n'est pas classique est notre présente situation de citoyens-travailleurs des deux sexes. D'où l'extrême difficulté à mettre en place la citoyenneté moderne : comment concilier une intense activité économique, dont la valorisation même entraîne une passivité politique des citoyens et qui, par essence, est privée et privative, avec une pleine participation aux orientations de la cité ? D'où, quant à la conviction, le règne des experts, ceux dont le travail consiste précisément à discuter, argumenter, controverser - discussions que les médias vident de leur substance pour les réduire à des options simplistes ou à de simples variantes de mêmes politiques (les alternatives étant soit occultées soit dévalorisées). D'où, quant à la persuasion, le règne des publicitaires et du show business, dont la plupart des productions ne sont que de la réclame pour tel produit et de la propagande pour une vie vouée à l'achat et à la destruction rapide (croissance oblige !) de ces produits. Je n'y vois - dans le cadre de la « culture de communication » - qu'un seul remède : l'éducation de tous, dès le plus jeune âge, non pas à l'informatique et à la télématique, mais aux véritables arts de la communication : rhétorique et poétique, non comme disciplines littéraires tournées vers l'adoration des oeuvres anciennes, mais comme exercices de la prise de parole publique en vue du bien commun.