De l’usage des appareils mobiles de télécommunication
Michel Burnier

L’idéologie industrialiste divise les agents économiques et sociaux en deux catégories fondamentales, les producteurs et les consommateurs. Les producteurs sont valorisés en tant que seuls créateurs de richesses, opposés aux bénéficiaires plus ou moins passifs des produits que leur livre l’industrie : les consommateurs détruisent ce que les producteurs créent.
Ainsi, dans la frénésie de création de nouveaux produits héritée du siècle précédent, l’entreprise des producteurs apparaît comme le Hamlet d’un destin sacré. De la fabrique proviennent les bienfaits du profit et du salaire, la joie des marchandises abondantes et les fières communautés de travailleurs solidaires, mais aussi, inversement, un sentiment mortifère
provoqué par les ravages de la guerre économique. Dangereuse mais séduisante, symbole d’une puissance controversée mais incontestée, l’entreprise moderne se donne pour la réalisation d’un libre arbitre supérieur, motivé par le courage, le sens du risque et le dépassement de
soi-même.
C’est à juste titre que les Saint-Simoniens d’hier et d’aujourd’hui, d’Anselme Petetin à Jacques Julliard, opposent "l’ardente obligation du travail au principe de charité envers l’autre", valorisant la Nation Productrice (formée des entrepreneurs et des compagnons) contre l’Anti-Nation des parasites (rentiers, artistes, intellectuels, politiciens). Actuellement, plus que jamais, toute forme d’activité non entrepreneuriale est considérée comme un pis-aller tolérable seulement en ce qu’elle pourvoit des emplois. Le discours politique exhorte, certes en vain, à cesser de débaucher de la main d’œuvre, à créer de petites sociétés commerciales, à reconstituer des pôles industriels compétitifs. Et bien des économistes osent encore affirmer que les services non industrialisés entravent les gains de productivité, génèrent du sous-emploi et augmentent les coûts de revient des marchandises. Sont alors culpabilisés les fonctionnaires, les écoliers, les ménagères, les inventeurs, et menacés de rentabilisation, c’est-à-dire de soumission à une mécanisation qui seule pourrait leur conférer une nouvelle légitimité.

De l’eau est apportée au moulin de la taylorisation par le calcul comptable, qui ne se réfère qu’aux ventes de marchandises et à la taxation qu’elles autorisent. Or à l’inverse, la mise à disposition de services non marchands, l’échange informel de biens immatériels, la formation de savoir-vivre ensemble, ne sauraient être comptabilisables sous le parement de plus-values fiscales ou d’heures de travail socialement nécessaires.
Estimant avoir démontré ailleurs (M. Burnier, 1994, 1996) que la
productivité des activités culturelles, de loisir, de bien-être, ne le cède en rien à celle des activités industrielles ou agricoles, nous nous contenterons ici de postuler la validité économique (au sens de la création de richesses) des activités non marchandisées, pourvu qu’on les examine sous l’angle de leur nécessité sociale. Laissant de côté les œuvres traditionnelles d’éducation, de spectacle ou d’assistance (elles-mêmes soumises à la pression accrue de la rationalisation), examinons l’utilisation des nouveaux moyens électroniques de communication inter-humaine, dans le but de nous demander si ces usages ne constituent qu’une expérience instrumentalisée et industrialisante, ou si (par hypothèse) ce type d’usage particulier ne donnerait pas la mesure d’un éloignement progressif vis-à-vis du monde industriel. L’usage commun des technologies portables, du Minitel et de l’Internet paraît en effet brouiller quelque peu la distinction habituelle entre producteurs et consommateurs de biens et de services, ouvrant un soupirail sur la question du dépassement imaginable de logiques d’entreprise et de marché aujourd’hui dominantes. Précisons que les questions formulées ici, quoique s’appuyant sur des observations assez longues, ne trouvent pas encore de vérification empirique suffisante. I1 y a à cela deux raisons. La première est que l’usage professionnel des TIC en dehors des lieux de travail et du rapport salarial est beaucoup trop récent et marginal pour être relevable. La deuxième est que la grille de lecture des comportements humains utilisée par la sociologie du travail (la même que celle de l’économie industrielle) ne semble pas permettre la mise en évidence d’un rôle de l’acteur qui ne relèverait pas exclusivement de la production ou de la consommation, mais des deux à la fois. Une première et prudente tentative de déconstruction de la dichotomie producteur consommateur est l’objet de ce texte exploratoire, en vue d’une analyse introductive à la notion d’usage. Notre but n’est pas en fait de légitimer une catégorie tierce, celle des usagers, qui serait située à la frontière de la production et de la consommation ou traverserait les deux. I1 s’agit d’abord de réfuter l’idéologie déterministe accompagnant l’invasion des TIC, selon laquelle il faudrait tout accepter (en incluant la clause polie du respect des droits du citoyen) ou tout refuser (ce qui porte à classer les esprits critiques dans le camp des défenseurs de la brouette). Or tout porte à penser que si l’autonomie des consommateurs face aux logiques commerciales est illusoire, celle de la domination absolue des trusts high tech ne l'est pas moins. Le pouvoir des firmes ne reflète que la soumission des salariés. Pourtant, sous l’apparente aliénation du producteur-consommateur serpentent des comportements d’usage très divers et actifs qui font que l’issue des batailles technopolitiques reste toujours incertaine.
Mais levons d’abord une objection facile portée contre la thèse de l’autonomie des usages. Selon toute apparence, les nouvelles technologies ne seraient que les produits sophistiqués d’une économie industrielle fondée sur l’accroissement des échanges, visant la constitution de nouveaux cartels internationaux similaires aux puissantes entreprises du type des "Sept Sœurs". En ce sens, les fabriquants de semi-conducteurs, alliés aux producteurs de logiciels, imposent leur loi en inondant les marchés. Les utilisateurs ne seraient ainsi que les pourvoyeurs involontaires, ou en tout cas impuissants, d’un conglomérat informatico-médiatique en voie de forte concentration. Au mieux, les autorités politiques, les travailleurs et les clients ne seraient que des cobayes de plus en plus finement manipulés, auxquels on demande une adhésion sans conditions aux normes du marché: "Vous pouvez jouer dans la cour, mais vous n’avez pas le droit d’en sortir". Le temps semble bien révolu où des syndicalistes sociauxdémocrates et des sociologues de l’organisation d’entreprises en vogue réclamaient une concertation préalable à l’installation des systèmes de travail informatisés. Or que diable peut-on négocier en prévision de se brancher sur les réseaux mondiaux, à part le droit de le faire sans entraves (lutte contre la censure et la hiérarchisation sur les réseaux informatique) ?
Ces objections ne sont pas contestables. Et pourtant, si l’on y regarde de beaucoup plus près, il n’est pas si sûr que l’usager des nouvelles technologies soit réduit à n’être qu’une simple marionnette, dépendante de stratégies industrielles qui lui échappent.
Si l’on veut bien écarter la représentation objectiviste et scientiste d’un univers parfaitement maîtrisable de la production et de la consommation (en admettant que l’économétrie et la sociométrie en connaissent tous les paramètres), force est d’admettre que le consommateur est, tout comme le producteur, doué de subjectivité et susceptible de suivre des chemins qui lui sont propres et qui peuvent éventuellement diverger de l’unidimensionalité technoscientifique imposée par le marché. A contrario, si était valide le postulat d’une véritable domination par les TIC et leurs entreprises impériales, il y a longtemps que seraient maîtrisés les drames de la mévente, des faillites, de la misère et de la solitude des foules. A ce titre, l’échec des modèles politiciens et économétriques est patent... Il faut donc bien se demander pourquoi.
La réponse est en fait assez simple. Dans l’usage des nouvelles technologies, comme dans le cas des planifications nationales, des grands programmes internationaux ou de la rationalisation des choix budgétaires généralisée au monde entier, le destinataire ne s’est pas comporté comme les planificateurs s’y attendaient. Incomplétude des renseignements chez les conquérants de la guerre économique ? Insuffisance des moyens de la programmation mise en œuvre ? Finitude des modèles de manipulation ? Probablement pas. Le fait est que, à notre avis, sans un consensus des "dominés-producteurs-consommateurs", la puissance des "offreurs" n’est que pure illusion. Et c’est là qu’il peut être intéressant d'observer comment concrètement, face à une proposition économique sans cesse plus pressante, l’usager des nouvelles techniques de communication tend à jeter sa double défroque de producteur et de consommateur pour troubler le cours d’une histoire trop bien prévue. L’économie libérale et la sociologie durkheimienne ne voient que le consensus, là où les attitudes sont pourtant aussi génératrices de dissensus (Guattari, Burnier, 1977). Dans le grand jeu qui agite l’industrie et le marché en pleine restructuration, une catégorie se fait jour, celle de l’usager-médiateur des nouvelles technologies, qui réintroduit une marge d’imprévisibilité et d’action là où le travailleur et le consommateur semblaient avoir été totalement marginalisés. Pour en brosser les contours, commençons par évoquer la mutation récente des représentations du travail sous l’angle de l’informatisation des tâches et de la vie hors travail.

Particularités du rapport social aux technologies de la communication électronique.

L’histoire de la représentation des NTIC peut être résumée en deux périodes. Dans la première, non encore achevée, elles étaient appréhendées sous l’angle d’une médiation communicationnelle relativement neutre entre les entreprises et les particuliers. Dans la seconde phase, à peine commencée, ces "nouvelles technologies", sans doute en raison de leur massification grandissante, prennent une place à part et paraissent
véhiculer des logiques autonomes, marquant des changements considérables dans le travail comme dans la vie quotidienne. Ici, les technologies numériques ne sont plus seulement vues comme des traits d’union allongeant ou raccourcissant les circuits de production et d’échange, mais deviennent à la fois causes et effets d’un processus circulaire, en participant d’un lien social caractérisé par la distance, l’individualisation, la vitesse des échanges, l’efficacité des contrôles numériques.
Il ne s’agit nullement de dire que ces technologies constituent un troisième acteur machinique situé entre l’émetteur et le récepteur, pas plus que l’entreprise capitaliste ne saurait être considérée comme un acteur social doté d’une culture spécifique (ce qui reviendrait à prendre des artefacts juridiques ou techniques pour des visages humains). Mais, tout comme les entreprises basées sur le marketing, les machines communicantes sont le signe d’une certaine forme de relation sociale, en l’occurrence virtualisée, déterritorialisée et programmée. Autrement dit, les "nouvelles technologies de l’information et de la communication" ne sont ni neutres (elles seront ce que l’on en fera) ni objectivement déterminées (elles sont ce pour quoi elles ont été produites). Elles sont, à l’opposé, porteuses de logiques contradictoires, c’est-à-dire l’enjeu de conflits d’intentionnalité, qui bien évidemment les surdéterminent en s’appuyant sur elles. Et corrélativement, les TIC objectivent, concrétisent, cimentent des structures variables de pouvoirs et de contre-pouvoirs.
Ce qui est peut-être nouveau dans cette représentation du rapport à la technique, c’est l’illustration du fait que les utilisateurs, conscients ou pas (il existe des militants high-tech interventionnistes au flanc d’une masse d’usagers apolitiques) tentent de s’approprier les messages et les protocoles de fonctionnement des machines informationnelles, alors que jamais les ouvriers du rang n’avaient réellement voulu s’approprier les machines et diriger les usines à leur profit. De ce point de vue, le discours syndical sur les outils de travail transformés en instruments du socialisme était tombé totalement à plat. Le machinisme industriel était solipsiste et ne reproduisait que sa propre logique d’exploitation du travail humain. Les techniques univoques du pouvoir industriel ne peuvent produire que des marchandises, des travailleurs et des consommateurs. A leur tour, les TIC incorporent, et expriment, mais beaucoup plus directement, la subjectivité des acteurs qui les alimentent. Il ne s’agit plus seulement de tours de main et de classes d’appartenance, d’empathie avec l’outil, de conflits avec le commandement, mais d’une mise en valeur désenclavée de la production directe et mise à distance des institutions patronales et étatiques qui en assuraient strictement la continuité. Le nouvel enjeu de la société de consommation hédoniste (qui est aussi une société de production) est la manipulation et la mise en forme des désirs, des fantasmes, des rêves, qui constamment échappent à une rationalité encore limitée par le schéma
simpliste du processus de production-consommation. dont témoigne par exemple la lutte incessante des hackers et des pilleurs d’images et de
logiciels en direction de la liberté de création et de transmission de l’information. Par exemple, ce combat politique de millions de hackers et autres pilleurs de logiciels ne vise pas à remplacer les pouvoirs établis, mais à garantir la liberté d’usage contre la normativité et la censure. Industriels et pouvoirs publics se retrouvent décontenancés et partagés entre la crainte d’une privatisation incontrôlée des usages et le risque d’une socialisation excessive des informations rentables.
L’espèce de double nature, objective et subjective à un degré assez poussé, de l’usage des nouvelles technologies de l’information, fait qu’il ne peut plus à bon escient être situé clairement, soit dans le camp de la production, soit dans celui de la consommation. L’usage dénationalisé, aléatoire et fluctuant de la communication à distance contribue à transversaliser les pratiques économiques connues, et donc les catégories sociales concernées, en induisant des transformations repérées dès le début des années 80 par Terminal et les équipe internationales du CEAT. Evoquons-les rapidement :
- l’informatisation néo-taylorienne standardise et banalise les procédures productives et décisionnelles, les rendant plus rigides et conduisant à éliminer largement le travail humain dans la sphère de la production directe,
- le commandement direct est remplacé par des tâches d’évaluation de conseil et de contrôle indirect, ce qui tend à supprimer l’encadrement direct et les tâches d’exécution prescrites et banalisées.
- les appartenances aux groupes de travail sont bouleversées par la réorganisations des flux informationnels, rendant plus conflictuelles et instables les constructions identitaires et les représentations individuelles et collectives. Le procès d’automatisation appliqué à l’homme est marqué par une intensification du travail en réseaux délocalisés et stochastiques, dans un contexte de fragilisation permanente des organisations et des institutions régulatrices (reengineering, privatisation, décentralisation, flexibilisation).
Une logique segmentaire des flux productifs et commerciaux tend à dissoudre les pouvoirs installés et les classes possédantes ou laborieuses traditionnelles, et parallèlement porte au centrage sur la reprogrammation des manières de concevoir, assembler et diffuser les informations.
Le propre de cette reprogrammation est d’intégrer et de globaliser de plus en plus largement toutes les formes d’activité humaine, dans et hors des lieux autrefois réservés au travail. A l’école, dans les loisirs, à l’hôpital, aux champs, voire dans la recherche des plaisirs, l’information-marchandise étend ses ramifications selon des formes partout similaires d’apprentissage, de repérage, de traitement, de transmission des données numérisées. Il en dérive deux conséquences importantes. La première est qu’il devient hasardeux de distinguer ce qui relève de la vie privée et ce qui appartient à la vie publique, ce qui constituerait du travail et ce qui ne ressortirait que de la consommation. Le second effet réside dans la mise à contribution indifférenciée des groupes et des cultures les plus variés : femmes travaillant et consommant depuis leur domicile, jeunes ne possédant pas les qualifications admises mais branchés sur des réseaux complexes et capables de les décrypter, ingénieurs logiciels programmant en Inde ou en Martinique, O.S. de saisie venant des campagnes du Tiers Monde, boursicoteurs moscovites donnant leurs ordres à Londres, etc. Il s’agit d’élargir à toute la planète et à toutes les catégories la base d’une production/consommation sans frontières. L’usage privé (souvent effectué sur les lieux professionnels et avec les outils dévolus au travail) et l’usage salarié (de plus en plus situé à domicile ou effectué par le truchement d’associations para-productives) paraissent fondés sur la production de savoir-faire et de constructions relationnelles, bien plus que sur celle de marchandises et de services industriels. Et bien entendu, ces usages privilégient les ressources immatérielles dispersées, au détriment des capacités de travail manuel et intellectuel, organisées en corporations protégées, mais en fait soumises aux formes traditionnelles d’exploitation du travail.
Cette mutation semble troubler le schéma connu de la répartition taylorienne des tâches limitées aux fonctions productives. Jusqu’ici, la fusion verticale des secteurs marchands et l’intégration horizontale des modes de travail et d’organisation n’ont pas rendue caduque la représentation, admise depuis un siècle, d’une dialectique économique entre une sphère de la production et une sphère de la consommation. Or la tendance au rapprochement de ces deux sphères devient tellement visible, sous la généralisation des technologies abstraites de communication, que peut maintenant se poser le problème de redéfinir de ce qu’est réellement une activité productive.
La grande question posée par l’universalisation des TIC est alors de savoir si l’on peut accepter l’idée qu’une activité exercée hors du cadre juridique et culturel de l’entreprise et de l’emploi salarié, puisse instituer une activité non seulement socialement utile, mais économiquement productive. De cette question dépend à notre avis la possibilité d’aborder avec un regard neuf la réalité de la productivité des activités non industrielles, en commençant par critiquer l’ostracisme intéressé de la comptabilité analytique et de la rentabilité financière. Peut-être l’entreprise commerciale n’est-elle plus le lieu unique de production et de valorisation du travail humain. Elle pourrait n’être même qu’un lieu spécifique de production répondant à un mode de travail hérité d’un passé en partie révolu. Au delà, l’entreprise de type industriel est susceptible de devenir socialement et économiquement marginale dans le nouveau système du travail généralisé.
Le concept de travail est à cet égard ambigu. N’est-il pas connoté par la sacralisation des cathédrales usinières et des bureaucraties tertiaires, berceau moderne des communautés néo-corporatives et des emplois protégés. C’est bien l’institutionnalisation de l’activité marchande qui a permis au XIXème siècle l’émergence de la catégorie contemporaine du travail et du travailleur, et l’exclusion hors de l’économie politique d’activités autrefois primordiales (le travail domestique, l’art militaire, les fonctions cléricales, les beaux-arts, l’aide sociale et l’éducation, les ministères moraux et représentatifs, entre autres). A tel point que l’on n’accepte plus vraiment aujourd’hui de ranger parmi les travailleurs les ménagères, les artistes, les intellectuels, les prêtres, les prostituées, les médecins, les juristes, placés dans le fourre-tout des activités libérales ou marginales du moment qu’ils ne sont pas englobés dans l’emploi salarié. Par hypothèse, la disparition tendancielle du type de salariat réglé par le code du travail n’entraînerait-il pas l’effacement de la frontière entre le travail (conçu sous la forme spécifique de l’emploi salarié) et les activités hors travail (c’est-à-dire effectuées sans lien direct avec les entreprises et les administrations) ?
Ces questions resteront ici en suspens, mais permettent d’éclairer l’idée d’une désacralisation du travail salarié en entreprise, accélérée par le développement rapide de nouveaux usages "productifs" des nouveaux moyens de communication hors du contrôle des entreprises.

La rentabilisation des activités hors entreprise :
le Minitel, l’lnternet et les technologies mobiles.

La segmentation des marchés et la diversification des produits, notamment dans le domaine des services immatériels aux entreprises et aux particuliers, ont entraîné une mutation récente de la répartition productive, particulièrement visible dans les entreprises de haute technologie. Dans une première phase, les entreprises ont multiplié la sous-traitance, allant jusqu’à des formes de co-traitance gérée à l’aide de réseaux informatisés et permettant de mettre en commun des actions de formation, des services d’étude ou des projets internationaux. Il s’agissait là de chercher de nouveaux marchés, d’optimiser compétences et sites de production, d’établir des relations de coopération avec des firmes parfois concurrentes. Puis un second stade a été franchi avec la flexibilisation interne (annualisation de la durée du travail, précarisation des contrats de travail, informatisation accélérée), et surtout l’externalisation d’une part croissante de la force de travail, déjà amorcée dans la période précédente. Les filialisations, le début du télétravail et du groupware, l’essaimage de cadres et d’ingénieurs, l’émergence de micro-entreprises autonomes, la formulation de projets personnels comme base d’une auto-évaluation des travailleurs ex ante, sont les signes d’une subordination des facteurs de production aux logiques de marché. Le mouvement mondial des technopoles, exacerbé par la recherche de l’innovation sociale et organisationnelle, témoigne bien de cette présence capillaire de la science et de la technique au sein des sociétés les plus éloignées (Burnier, Lacroix, 1996).
A la fin des années 1990 et en prolongeant seulement en partie les tendances antérieures, la propension des utilisateurs privés de technologies numériques à entrer dans une logique commerciale, et des professionnels à associer leur vie privée à leur travail, semble s’affirmer. Le développement de l’offre technologique est maintenant directement conditionné par l’autonomie des usages et doit s’adapter à des exigences qui ont peu à voir avec l’acte de consommation forcée imposé par le marketing. Dans le cas du Minitel français, les usages avérés n’ont pas correspondu aux utilisations prévues par le service public des télécommunications. Le Minitel aurait du, selon ses promoteurs, offrir des services professionnels en ligne, destinés d’abord aux entreprises, plus des renseignements passifs fournis aux consommateurs (voyages, horaires, adresses, etc.). En fait, les utilisations professionnelles de ce moyen télématique possédé par une vingtaine de millions de sociétés et de ménages n’ont pas dépassé les 10 % de l’ensemble des consultations. Alors qu’un service aussi marginal qu’aurait pu paraître celui des échanges privés à connotation sexuelle (dit Minitel rose) attire plus du tiers des usagers. Il est facile après coup d’en conclure à la solitude générée par la vie moderne et à la persistance de l’instinct sexuel, mais quel industriel ou sociologue aurait pu prévoir qu’une pratique sexuelle presque purement virtuelle et imaginaire (exploitée à des fins commerciales par le service public lui-même) prendrait si largement pied au pays de la terre, du vin et de la bonne chair ? Le pire, eu égard aux prévisions, c’est que les usagers du Minitel rose sont la plupart du temps des travailleurs en entreprise qui détournent cet outil professionnel à des fins personnelles.
Exit donc le Minitel, rendu inadéquat et trop coûteux pour les entreprises comme pour les particuliers, et examinons un instant la montée en puissance des usages privés dans les réseaux reliés par l’Internet.
Au départ, l’Internet servait à décentraliser et rendre compatibles des informations militaires, en réponse aux éventuelles destructions de centres névralgiques provoquées par un conflit nucléaire. Très vite, les hackers s’emparèrent des protocoles de liaisons informatiques et les livrèrent au domaine public. Ce qui autorise, en 1997, vingt-six millions d’lnternautes à utiliser à leurs propres fins les connexions et la plupart des bases de données disponibles dans le monde, et surtout à correspondre discrètement entre eux, au grand dam des douaniers et des censures politiques. Or on se souviendra que les projets d’autoroutes de l’information (Al Gore et Théry notamment) considéraient les utilisateurs privés comme des consommateurs finaux d’informations placées sous le contrôle des administrations et des grandes entreprises commerciales. De fait, là encore, les usagers mélangent allègrement des tâches professionnelles et des utilisations personnelles, selon trois grands types d’usage répertoriés par l’enquête Computer intelligence de juin 1997 : le surf plus ou moins aléatoire sur les serveurs d’informations de tous types (43 %), le courrier électronique, qui concerne plus du tiers des usagers, et les jeux en ligne (environ 10 %). A cette confusion des genres (public/privé, professionnel/privé, productif/ludique) s’ajoute le fait que plus de la moitié des utilisateurs se branchent depuis leur domicile, étant donné par ailleurs le très faible coût des communications télématiques. La conclusion est qu’en l’espèce il n’est pas possible de distinguer sérieusement ce qui relève de la production et ce qui relève de la consommation. Les travailleur et les consommateurs, dont les statuts sont éventuellement fixés ailleurs, jouent des rôles identiques et exercent le même type d’activité dans et hors du travail. Ils peuvent être englobés sous le terme commun d’usagers des systèmes d’information.
Un troisième exemple, celui de l’utilisation des technologies mobiles (dites aussi portables), tend aussi à montrer que l’usage privé ne se distingue plus vraiment de l’usage professionnel. On trouve autant de possesseurs individuels d’ordinateurs et de téléphones portables que de salariés et de représentants d’entreprises. La taille, le prix, le poids, la facilité à transporter de tels instruments font qu’il est difficile de les assimiler à des machines de type productif traditionnelles. Une enquête récente montre que les utilisateurs professionnels ne distinguent pas entre celles de leurs communications qui relèvent ou non du travail. Par contre ils opposent un usage qu’ils considèrent comme légitime (répondant à un besoin véritable, par exemple d’être prévenu en cas d’accident familial ou de rester sans cesse en contact avec sa clientèle) à un usage illégitime, dit ostentatoire. Sont alors mis en avant les problèmes liés à la complexité de l’utilisation (le sous-emploi des capacités techniques des appareillages est général), à l’obsolescence rapide des modèles et à l’ascendant des technologies sur l’individu : "Une fois que l’on a l’appareil sur soi, on n’est plus pareil", dit un utilisateur. Ce qu’un enquêteur a pu appeler "un animisme fétichisé" indique que l’engouement pour les technologies mobiles correspond moins à une stratégie commerciale ou personnelle précise qu’à une fascination devant la modernité. Ajoutons à cela l’aspect ludique et ubiquitaire des technologies de présence à distance, et l’on conviendra que l’usager, s’il se comporte en consommateur satisfait, ne néglige pas pour autant l’intérêt d’émettre des informations qu’il juge utiles. Mais il est difficile de dire, de l’usage privé et de l’usage professionnel, lequel est le plus important. La seule chose qui reste sûre, c’est que les particuliers n’hésitent pas à faire un usage productif de leurs appareils, pas plus que les travailleurs à en avoir une utilisation à des fins privées, échappant à la vigilance de leur entreprise. L’essentiel est dans la virtualisation des échanges interpersonnels et dans la vitesse accrue de circulation de l’information, qui permettent de rendre productifs les réseaux relationnels professionnels ou personnels. Au même titre qu’un acte de travail, une communication privée médiatisée par les TIC peut faire partie intégrante de ce que nous avons appelé ailleurs du travail relationnel.

En conclusion provisoire, nous espérons avoir souligné, malgré
l’incertitude liée à la définition des catégories socio-économiques abordées, que les modalités les plus technologisées et abstraites de la communication interpersonnelle ne relèvent plus seulement du domaine du travail d’un côté, et de la vie hors travail de l’autre, mais d’une forte conjonction des deux aspects de l’activité quotidienne. Ceci, qui était déjà en partie vrai pour les professions libérales et artistiques, risque de le devenir pour une grande partie des salariés. Mais nous n’irons pas jusqu’à dire comme S. Proulx (1994) que la société des travailleurs devient une société d’usagers, préférant admettre l’émergence d’une coexistence entre deux mondes : celui du travail direct d’exécution, coextensif d’un monde de consommateurs passifs, et celui constitué par ceux pour qui le temps et le lieu de travail incluent la vie privée. En tout cas, la montée de l’utilisation des technologies de la présence à distance semble transversaliser la production aussi bien que la consommation.
Quant à la catégorie heuristique et peut-être discutable des usagers, elle n’a été jusqu’ici que peu étudiée, si l’on excepte les travaux fondateurs de J. Perriault et de quelques analystes des nouvelles formes de communication, tels notamment A. Vitalis et T. Vedel (1994). Montrant que les usagers ne constituent pas un groupe social institutionnalisé, qu’ils sont faiblement représentés et stratégiquement inorganisés, leurs recherches sous-entendent néanmoins qu’à travers des comportements invisibles de réappropriation et de détournement, les "récepteurs" d’informations disposent d’un pouvoir considérable sur et même contre l’offre industrielle. Il y a alors fort à parier que les enquêtes à venir sur le versant économique de la société post-industrielle retrouveront parmi les usagers de TIC des types de comportement analogues à ceux que Merton, Blauner et Crozier avaient repérés dans le contexte de la mécanisation et de l’automation. Sur une échelle allant de la servilité au refus le plus net, les usagers peuvent se trouver dans des situations variées d’acceptation, de détournement, de révolte ou de retrait, que les développements des technologies de l’information ne manqueront certainement pas de faire apparaître. Cette typologisation à tester, non exclusive d’autres approches, aurait le mérite de montrer une continuité entre l’étude du monde industriel et celle des usages indifférenciés du travail et de la vie privée.
L’intérêt sociologique de cette catégorie discrète de l’usage semble être d’appréhender le rapport social aux nouvelles technologies, à la lumière des négociations et des conflits entre les stratégies d’offre et les comportements des utilisateurs. L’autonomie relative de l’usager individuel et collectif est ainsi présupposée, de même que sa double nature de travailleur et de consommateur. Et à l’ancienne dichotomie ne doit pas succéder une partition en trois acteurs, mais une articulation constante entre les dimensions culturelles de l’usage (filtrage culturel et communautaire, spécificités des médias virtuels, reconstructions identitaires) et ses dimensions productives (instrumentalisation des besoins, réorganisation spatiale et temporelle de l’entreprise, différenciations statutaires et sociales, nouveaux conflits). De la sorte, au croisement de ce qu’A. Vitalis nomme les trois logiques de l’usage (technique, économique et sociale) pourrait poindre une interrogation plus optimiste sur le rôle du citoyen moderne, privé de travail et envahi dans sa vie privée, mais, comme le dit M. de Certeau, actif dans la clandestinité, ses ruses, son murmure inlassable. Plus que jamais, il pratique l’art d’utiliser à ses propres fins les produits qui lui sont imposés.