Les autoroutes de lŐinformation et le multim?dia : vers quelle soci?t? ? Nadine Richard*
Depuis la mise au point des premières techniques de communication à distance, comme le télégraphe puis le téléphone, nombreux furent ceux qui virent dans ces techniques la panacée universelle. L'histoire nous a montré que, bien que ces techniques nous aient permis des avancées considérables, elles ne sont pas allées jusqu'à résoudre l'ensemble des problèmes de nos sociétés. L'erreur semble actuellement se reproduire avec l'avènement des techniques de télécommunication et de l'informatique. Les fameuses autoroutes de l'information et l'informatique multimédia constitueront assurément de véritables bouleversements : c'est pourquoi il faut dès maintenant s'interroger sur les conséquences possibles, positives comme négatives, de ces nouvelles technologies qui sont en passe de devenir notre quotidien.
Faut-il croire les multinationales qui prêchent pour le monde meilleur qu'elles souhaitent nous vendre ? Faut-il rêver à une vie rendue plus agréable et plus juste grâce à la démocratisation de l'accès à l'information ? Ce texte tente de donner quelques éléments de réponse.
Applications des nouvelles technologies
Promesses des gouvernements et des entreprises
Les autoroutes de l'information sont évoquées dès 1992 lors de la campagne électorale de B. Clinton. Dans son rapport Agenda for action en septembre 1993, le vice-président A. Gore fixe un objectif précis aux NII (1) : rendre sa place de superpuissance mondiale aux États-Unis. Pour lui, il revient à la libre entreprise d'assurer le développement du programme des inforoutes à l'américaine [SCH94]. Gore prévoit pour cela des déréglementations permettant des concentrations qui profiteront essentiellement aux industries du spectacle, des loisirs, de la télévision, des télécommunications et de l'informatique.
Le rapport de M. Bangemann, remis en mai 1994 au Conseil Européen, fixe à son tour des objectifs techniques, économiques et financiers, mais reste discret sur les conséquences sociales et culturelles, voire muet sur le problème de la production de sens par les nouvelles technologies. On donne au privé un rôle primordial [ROB95].
Enfin, le G7 s'est réuni en février 1995 pour discuter de l'apparente urgence de la mise en place des autoroutes de l'information. Il énonce bien quelques grands principes, tels que la prise en compte des besoins des pays en voie de développement ou la nécessité d'une coopération internationale, mais les mesures politiques concrètes qui les accompagnent s'orientent plus vers des déréglementations et la libéralisation des marchés concernés que vers la protection de l'intérêt général. Les thèmes de l'emploi et des contenus sont à peine évoqués. Là encore, les questions de fonds, jugées trop "polémiques par nature", sont éludées [ECM95].
En France, le premier ministre E. Balladur demande à G. Théry un rapport similaire pour juillet 1994. Ce rapport [THÉ94] est pratiquement calqué sur le rapport Bangemann, et apporte donc lui aussi peu de réponses sur le plan culturel et social. D'après le rapport Théry, les autoroutes de l'information permettront à tous d'accéder à la connaissance : chaque individu y aura un accès personnalisé, ce qui est actuellement le cas d'une minorité. Elles permettront un accès plus équitable aux extraordinaires richesses concentrées dans les bibliothèques. Cette volonté d'équité devra s'accompagner d'une numérisation systématique des oeuvres détenues par les bibliothèques. On peut envisager des accords entre les maisons d'édition et les bibliothèques : les éditeurs pourraient fournir directement sous forme numérique les ouvrages à paraître (2).
Le rapport précise que ces nouveaux outils ne favorisent pas la création d'une société duale ; il faut éviter que leur accès ne soit régi que par la loi du marché : les pouvoirs publics ont donc un rôle à jouer afin de démocratiser ces services, à l'image du téléphone. Une fois le réseau de fibres optiques déployé en France, la plupart des services informationnels seront accessibles sur l'ensemble du territoire et au même prix, alors même que la mondialisation des flux d'informations facilitera la consultation et permettra une croissance exponentielle de la connaissance. Les villages et les petites villes se trouveront de ce fait moins isolés du monde urbain. La qualité de vie y sera sans doute meilleure sans pour autant réduire les possibilités de travail : peut-être parviendra-t-on ainsi à limiter la désertification des campagnes.
Une souplesse d'organisation et une flexibilité accrue des productions seront les conséquences premières du développement des autoroutes de l'information. De ce fait, l'activité à distance sera plus facile à mettre en oeuvre : le télétravail va devenir possible, réduisant ainsi les barrières entre vie personnelle et vie professionnelle. De plus, le développement des moyens de télécommunications génère de nouveaux types d'emplois : de nombreux espoirs de création de valeur ajoutée et d'emplois sont placés dans le domaine des nouveaux services, tels que la télévision numérique ou la télévision à la demande, qui ne sont pas des marchés de substitution mais des marchés neufs, comme le fut celui du Minitel au début des années quatre-vingts. Le secteur des services, qui représente deux tiers des emplois en France, sera le plus concerné. Mais on peut imaginer que des activités telles que l'agriculture le seront aussi.
Si les entreprises possèdent des réseaux locaux à haut débit, la communication inter-entreprise n'est pas aussi rapide, pour des raisons techniques : les entreprises sont donc le plus souvent isolées les unes des autres. Avec le développement des autoroutes de l'information, on peut supposer que les entreprises pourront enfin communiquer, augmentant ainsi leur productivité, leur compétitivité et donc leur rentabilité. Dès lors, on peut espérer que l'emploi bénéficiera de ses progrès. Le rapport Théry prévoit par ailleurs un véritable renouvellement du service public à la française, s'adaptant aux nouvelles technologies afin de permettre à tous d'accéder à l'information numérique.
Applications et conséquences annoncées
Les machines seraient désormais capables de seconder l'homme dans des disciplines intellectuelles : les activités cérébrales. Contrairement aux premières applications robotiques, la machine ne se substituerait pas à l'homme dans l'entreprise, mais appellerait au contraire sa présence. La sacro-sainte hiérarchie est remise en question au sein de l'entreprise [PIS95] et [LOJ93]. Dans le cadre de la formation professionnelle, l'outil informatique pourrait permettre l'auto-formation continue, la reconversion rapide des employés ou encore la veille technologique, mais aussi favoriser l'intégration de nouvelles recrues qui auront ainsi le moyen d'étudier l'histoire de l'entreprise, son mode de fonctionnement, sa logique commerciale de manière plus ou moins exhaustive, via un cd-rom par exemple.
En ce qui concerne notre système éducatif, malgré de précédents échecs (3) dans le domaine de l'introduction de nouvelles technologies, les enjeux sont importants : l'école devrait poursuivre son rôle de régulateur en élargissant l'accès à ce nouvel outil. Avec les applications réseau de type téléconférence ou téléamphi, les établissements défavorisés, en manque d'enseignants ou trop délocalisés, pourraient profiter de cours à distance. En outre, une nouvelle forme de pédagogie commence déjà à voir le jour. Les machines aideraient les élèves dans leur apprentissage : celles-ci possèdent en effet d'indéniables avantages, comme la possibilité de progresser à son rythme et de s'auto-évaluer. Mais pour que cette transformation puisse s'accomplir, il faudrait sans doute convaincre de l'immense potentiel de ce nouvel outil, et sortir du conflit enseignants terrorisés vs. techniciens surmotivés.
Les applications ludiques des nouvelles technologies associant le multimédia aux réseaux ouverts sont immenses. On peut facilement imaginer ce que seront les prochains jeux : des mondes virtuels dans lesquels il sera possible de dialoguer avec des individus connectés sur des machines géographiquement distantes. Des langages permettant de décrire des mondes en trois dimensions accessibles par le réseau apparaissent déjà, tels que le VRML (4). À moyen terme, l'immersion dans ces mondes sera totale puisque l'utilisateur aura la possibilité d'enfiler une combinaison virtuelle lui permettant d'avoir, en plus de la vision en trois dimensions, la sensation du toucher, voire celle de l'odorat.
Dans le domaine des loisirs, on peut aussi imaginer que les chaînes de télévision à la demande ou de télé-achat deviendront encore plus présentes. Avec des visites virtuelles de musées ou de coins de paradis, certains se voient déjà passer leurs vacances sans bouger de leur fauteuil.
Ces propos relèvent du rêve. Cette attitude n'est pas nouvelle, et se trouve à chaque saut technologique majeur (5), en particulier dans le domaine des communications ; en effet, de l'âge de la vapeur à Internet, en passant par l'électricité, le télégraphe, le téléphone, la radio-diffusion et la télévision, le rêve d'une harmonie sociale de l'humanité engendrée par les progrès techniques n'a eu de cesse d'être repris. [MAT 95b].
En 1793 déjà, des penseurs révolutionnaires prophétisaient que l'installation du télégraphe optique ainsi que l'utilisation de messages codés permettraient à "tous les citoyens de la France de se communiquer leurs informations et leurs volontés". Ces espoirs de démocratie par la technique furent bien vite déçus, les codes devenant peu de temps après réservés à un usage militaire. À la fin du xixème siècle, P. Kropotkine et P. Geddes font de l'électricité le point de départ de l'ère néotechnique, de laquelle doit émerger une société égalitaire et transparente : la nouvelle énergie va réconcilier la ville et la campagne, le travail et les loisirs.
Dès 1948, le mathématicien N. Wiener se représente la future "société de l'information" comme un idéal de transparence et de démocratie. Pour le père de la cybernétique, "la communication effacerait le secret, qui seul rendit possible le génocide nazi, Hiroshima et le Goulag". Wiener pose alors les questions essentielles et préconise l'utilisation des machines pour "un usage humain des êtres humains", mais son discours ne sera pas entendu. Il est actuellement remis au goût du jour [LAC93a].
Le rapport officiel de S. Nora et A. Minc remis en 1978 à V. Giscard d'Estaing n'hésite pas à considérer les réseaux télématiques comme la réponse à une véritable crise de civilisation. D'après les auteurs, l'informatique et les réseaux devraient recréer une "agora informationnelle" élargie et modernisée. L'idéal de la société de la transparence et de l'abolition des déséquilibres sociaux à l'échelle mondiale est repris par A. Gore en 1994 au moment de justifier son projet de NII. Des scientifiques comme N. Negroponte [NEG95] adhèrent à cette vision ultra-optimiste d'une société totalement informatisée et numérisée. L'utopie de la communication reste donc à l'ordre du jour.
Y compris, chez les libertaires, les fervents défenseurs d'un cyberespace anarchique ont d'ores et déjà amorcé une véritable guerre idéologique contre les gouvernements qui tentent de réguler et contrôler Internet et les entreprises avides de profiter d'un nouveau marché si prometteur. Qualifiés de "techno-anarcho-post-capitalistes" [BUO95], ces nouveaux hippies cherchent par tous les moyens à sauvegarder l'un des derniers espaces de liberté au monde. Militants des droits de l'Homme, ils tentent de protéger la vie privée et la liberté d'expression des citoyens.
Prenons l'exemple de l'EFF (6), fondée en 1990 par M. Kapor et J. Barlow : c'est une communauté virtuelle de plus de 3000 membres actifs et qui compte un grand nombre de sympathisants à travers le monde. Elle constitue maintenant un véritable groupe de pression dans le domaine de la protection des utilisateurs et la défense des droits civiques sur le réseau [EUD95]. Organisés, les "Netizens" ont plus de chance de faire valoir leurs droits fondamentaux : l'EFF a d'ailleurs déjà gagné plusieurs fois face au gouvernement américain, notamment lors de l'épisode de la Clipper Chip. Pour ces idéalistes, le cyberespace serait l'espace d'un renouveau des activités relationnelles et citoyennes par la confrontation d'idées sans risque de censure : les idées dérangeantes, les images jugées choquantes ou indécentes ne sont ici imposées à personne ; à la différence des moyens de diffusion comme la télévision, c'est à l'utilisateur de faire son choix. Dans cette optique, le réseau serait alors un formidable outil d'accomplissement de soi et d'intelligence collective grâce à l'éducation et la transparence de l'information, de reterritorialisation et de coopération, d'accroissement du niveau global des connaissances par la démocratisation de l'accès total à l'information.
Ces idéaux pourraient paraître proches des promesses générales des rapports officiels évoqués auparavant, mais ils posent bien au contraire les questions essentielles et critiquent nettement les choix politiques, notamment l'entrée incontrôlée du secteur privé dans des applications d'intérêt public. Il s'agit d'un combat pour préserver la liberté et le désordre caractéristique du cyberespace, par un activisme débordant qui déplaît, la plupart du temps, aux gouvernements et aux entreprises. C'est parfois même une passion quasi-mystique pour cet univers qui apparaît.. Dans ce contexte, les forums publics du cyberespace apparaissent comme un moyen de maintenir la vigueur du débat en ligne comme un remède direct à la disparition progressive de tels lieux [SHA 95].
Craintes et réticences
L'état de la production audiovisuelle et logicielle inquiète déjà sérieusement une partie des médias (7). En effet, si les contenus actuels de la plupart des cd-rom ou des émissions de télévision sont réellement les prémices de la future ère de la communication, on risque de rester dans une logique de société de consommation poussée à l'extrême, qui crée des besoins au lieu de pourvoir aux besoins réels. Dans cette optique, tous les aspects positifs de la mise en place des autoroutes de l'information et de la "révolution multimédia" seraient annihilés au profit des industries du spectacle, des loisirs et de la télévision. D'après J. Katz [COU95], il faudrait placer "la cupidité des entreprises au premier rang des dangers, en raison de leurs velléités monopolistes". Se contentera-t-on de voir apparaître des chaînes thématiques dédiées à des annonceurs ?
On observe également que la gestion descendante centralisatrice, propre aux médias actuels qui déversent une information à l'intérêt parfois contestable à une masse passive, risque de s'étendre aux nouvelles technologies, au détriment d'architectures ouvertes et décentralisées comme Internet. Les conséquences sont déjà fâcheuses en matière de manipulation et de censure de l'information, et cela pourrait bien s'accentuer malgré les efforts des militants du réseau.
Enfin, alors que les moyens de communication modernes pourraient contribuer à nous faire évoluer vers une société plus ouverte, la concentration des médias fait progressivement disparaître l'esprit critique, l'originalité et les pensées dérangeantes de notre paysage, en gommant tout ce qui serait susceptible de déplaire au plus grand nombre. On assiste à une forme inédite de censure, que l'on pourrait qualifier d'économique puisqu'elle obéit seulement aux lois du marché. En découle la lutte des techno-hippies mais aussi des intellectuels critiques pour préserver une certaine ouverture d'esprit sur les réseaux.
Après les années soixante et la peur des "machines anthropophages" prenant la place des hommes, c'est avec des films comme Wargame que de nouvelles craintes apparaissent : celles de l'espionnage et du terrorisme informatique. Les agences gouvernementales telles que le FBI ou la NSA (8), aidées par l'industrie cinématographique hollywoodienne, ont lancé une véritable propagande destinée à faire admettre le mythe de la "cyberterreur" à la plus grande partie de la population mondiale : on parle de "cyberterrorisme" [ZSA95], de "cyberpornographie" [ELM95] et de serveurs aux idéologies extrémistes [CAJ95] et [FIL95].
Le mythe du terrorisme et du piratage informatique, véhiculé par les mass media, accentue de son côté la crainte des entreprises qui souhaiteraient développer des applications commerciales sur le réseau. Pourtant, les solutions techniques de protection des systèmes existent, l'une des plus efficaces étant l'utilisation d'outils de chiffrement. Malheureusement, la plupart des gouvernements refusent l'usage à grande échelle de techniques cryptologiques : leur peur de perdre le contrôle sur les contenus des communications est plus forte encore que la pression économique et le besoin des entreprises. Par exemple, la société Netscape Communications a mis au point une interface WWW sécurisée, utilisant des techniques de cryptage assurant la confidentialité des données sensibles (9) pouvant circuler sur le réseau. Le gouvernement a demandé à ce qu'une version "allégée", c'est-à-dire moins sûre, soit prévue pour l'exportation (10). Quelques mois après sa diffusion en Europe, un étudiant français a réussi à déchiffrer un message codé en quelques heures avec les moyens du bord : une telle application ne peut donc pas décemment être proposée aux entreprises. On remarque tout de même un récent changement de mentalité en France, où le cryptage est encore soumis à déclaration ou autorisation et reste réservé aux banques et aux applications militaires. La Défense Nationale, par la voix de M. Ferrier (11), a finalement admis que le fait "qu'un certain nombre d'acteurs économiques ou de personnes privées cryptent leurs communications pour échapper aux prédateurs des réseaux informatiques correspond à l'intérêt national" [TAV96].
L'entrée dans l'ère de l'information
L'accès à l'information
De nombreuses controverses portent sur les énormes disparités que les inforoutes vont entretenir entre le Nord et le Sud, mais aussi au sein de la population d'un même pays avec le clivage qui peut se produire entre ceux, techniciens ou intellectuels, qui vont s'approprier ces nouvelles technologies, et les autres. Depuis 1993, les pays occidentaux se livrent à une course poursuite en faveur des autoroutes de l'information. Selon les intellectuels du Sud, ces nouveaux projets ont en fait été suscités par la crainte d'être rattrapés par des pays dits "de second rang". Le Brésil, l'Argentine, l'Inde ou Israël sont devenues des puissances industrielles dotées des équipements les plus modernes. Le Liban, de son côté a su accroître ses richesses monétaires tout autant que les pays producteurs de pétrole. Quant aux pays du Tiers-Monde ou du Moyen-Orient, ils ont su valoriser leurs richesses intellectuelles par la présence de plus en plus importante de leurs ressortissants dans les universités américaines et européennes [GOM94]. Devant ce "péril", l'Occident s'est proposé d'exploiter un gisement dont il semble riche à souhait : l'information. L'objectif du Nord est précis : préserver son avantage. Peut-être est-ce justifiable d'une manière ou d'une autre, sous couvert par exemple d'une certaine stabilité mondiale; reste une volonté flagrante de conserver les inégalités.
Du côté francophone, les choses peuvent sembler a priori différentes puisque la France s'investit dans le développement des infrastructures nécessaires au développement des communications en Afrique de l'Ouest et Centrale. Actuellement, dans la partie sub-saharienne, on dénombre un seul appareil téléphonique pour 250 habitants. Cette situation est surtout dommageable pour les relations inter-africaines. En outre, le Sud est encore coupé du Sud compte tenu de l'absence d'harmonisation entre les politiques nationales en matière d'information : la mauvaise gestion des ressources humaines qui en découle reste l'un des principaux handicaps de l'Afrique. La France pourtant, de par sa volonté de promouvoir la langue française et de conserver son influence dans ses anciennes colonies, participe réellement à la remise à niveau de l'Afrique [GOM94]. Elle s'implique dans la mise en place de réseaux régionaux et continentaux en s'appuyant sur de grands opérateurs tels que France Télécom, Alcatel, Siemens ou Nokia. Vu le coût prohibitif de ces installations, il serait naïf de croire qu'un tel projet puisse avoir un objectif strictement humaniste ou égalitaire. Mais le Sud, pour ne pas s'exclure d'un tel enjeu ne peut rester passif et doit donc accepter cette aide [BRE91]. La présence de la France peut aussi s'expliquer plus concrètement par la peur de voir s'implanter un savoir-faire anglophone dans les pays historiquement sous son influence et, à moyen terme, de voir la planète contrôlée par les anglo-saxons [GOM94].
Prendre la parole dans un forum du cyberespace coûte cher (matériel, frais d'utilisation, documentation). Au niveau du matériel, de nombreux progrès ont été observés, par exemple avec l'apparition des network computers [SVM96], machines ergonomiques qui s'insèrent aisément dans le mobilier hi-fi. Résolument dédiées aux accès Internet et aux applications multimédias, leurs prix oscillent autour de 2500 F. De grands noms de l'industrie informatique tels que Philips, Apple, Sony ou Sun proposeront dès décembre 1996 au grand public ce type de terminal graphique dit "intelligent". Ces ordinateurs allégés disposent d'une panoplie de logiciels de navigation intuitifs permettant un accès simple au réseau pour un coût modique. Reste à savoir si cet outil parviendra à intégrer les foyers, comme la télévision ou le magnétoscope, sachant que seul l'État est capable de fournir les fonds nécessaires au développement d'un accès vraiment équitable au réseau, en aidant par exemple les utilisateurs à faibles revenus par des subventions. Après l'illétrisme combattu depuis le début du siècle, il faut dorénavant lutter contre un "illétrisme électronique" qui risque d'exclure ceux qui ne maîtriseraient pas la manipulation de l'information, mais qui ne maîtriseraient pas non plus l'utilisation des nouveaux outils : l'apprentissage des contenus doit être précédé d'une familiarisation avec les machines [LAN95].
Jeu des entreprises, rôle des États et besoins des citoyens
La source des informations qui nous submergent est concentrée entre quelques mains : les groupes de presse, les industries du spectacle, de la télévision et du logiciel. D'après E. Galeano [GAL96], "jamais autant d'hommes n'ont été maintenus dans l'incommunication par un si petit groupe" : ces quelques dirigeants disposent d'un formidable pouvoir leur permettant de nous manipuler, souvent par omission, en nous accordant au mieux le droit de choisir entre des choses identiques. C'est l'avènement de la dictature de la parole unique, de l'image unique. Cette dictature est bien plus dévastatrice que celle du parti unique : elle impose une uniformisation qui ne s'encombre pas de la diversité des individus. L'homme considéré comme le plus influent du monde n'est pas un chef d'État, mais bel et bien B. Gates : les groupes qui prennent maintenant les décisions ne sont plus politiques mais industriels. Plus puissants que les états eux-même, les nouveaux maîtres du monde ont également de plus en plus la main mise sur le bien le plus précieux des démocraties : l'information [RAM95]. Par leurs politiques de déréglementation, les gouvernements laissent aux capitaux privés le choix d'imposer leur loi au monde, ou bien d'ouvrir un nouvel espace de liberté pour les citoyens. Rien n'obligera bien sûr les dites entreprises à préserver la liberté d'expression dans des forums ouverts, ou encore l'individualité et la personnalité des futurs utilisateurs. Il est en effet plus rentable de ne diffuser que ce qui plaît au plus grand nombre, et il ne serait pas "correct" de laisser des pensées dérangeantes troubler la quiétude du consommateur moyen.
Si les pouvoirs publics ne réagissent pas au plus vite pour conserver un contrôle démocratique sur le développement des inforoutes, le risque est grand de se voir proposer une société fade et aseptisée, une société de consommation poussée à l'extrême. A. Torrès [TOR94] craint que le choix du citoyen ne se résume plus qu'à "être éduqué par Disney ou Bertelsmann, informé par IBM ou par Alcatel et diverti par AT&T ou par Siemens".
Le mode de fonctionnement ouvert et spontané d'Internet suppose un minimum de responsabilisation de ses utilisateurs : jusque-là composée d'universitaires, de chercheurs et d'étudiants, la communauté des utilisateurs du réseau était par nature toute disposée à partager cette ressource selon des règles tacites de bonne conduite. L'ouverture ces dernières années à un public plus large a commencé à métamorphoser le réseau : le FBI a arrêté des "cyberpornographes" ; des fournisseurs français d'accès au réseau ont été mis en examen pour avoir laissé circuler des News à caractère pornographique et pédophile ; le Congrès américain vient d'accepter le projet de loi sur "la décence en matière de communications" (12). Et ce, malgré les vives protestations des défenseurs d'un réseau libre de tout interventionnisme des pouvoirs publics. On remarquera que ces mesures sont loin d'être équitables puisque la diffusion de messages de haine raciale ou de discours extrémistes reste tolérée.
Il faudra cependant accepter cette intervention des états afin de réguler et contrôler la colonisation des autoroutes de l'information par les entreprises privées. La privatisation récente d'Internet (13) pourrait impliquer une restriction sensible de la liberté d'expression chère à l'EFF, mais aussi la disparition progressive des forums publics virtuels.
Les opérateurs privés se permettent d'ores et déjà des abus inacceptables : les censeurs sont maintenant des agents privés, maîtres chez eux, qui ne dépendent pas des autorités publiques. Un usager mécontent ne pourra pas invoquer la loi : ce fut le cas en 1990, lorsque Prodigy, prestataire d'accès au réseau et filiale d'IBM et de Sears, a décidé d'augmenter les prix pour les utilisateurs qui envoyaient beaucoup de courrier électronique. Les mécontents ont tout simplement été rayés de la liste des abonnés au service, et la société a déclaré dans le New-York Times qu'elle continuerait à restreindre la liberté d'expression comme bon lui semblera [SHA95]. Or tout individu susceptible de revendiquer des idées différentes ou de contester des idées admises doit en avoir la possibilité sans qu'aucun comité de censure ne l'en empêche: libre à la communauté virtuelle de réagir ou non à ces idées. Entre autres, s'il estime avoir été lésé par les gestionnaires du réseau, il faut qu'il puisse expliquer son cas sans risque d'être censuré.
Les autoroutes de l'information paraissent dans l'ensemble profiter moins aux utilisateurs qu'aux professionnels du spectacle, des médias, des télécommunications et de l'informatique. Alors que les populations demandent l'accès généralisé à la connaissance et une interactivité utile et citoyenne, les entreprises nord-américaines proposent déjà plus de 500 chaînes de télévision à la demande ! Réduite à une pression sur un bouton de télécommande, que sera l'interactivité ? Et où se fera la prise de parole individuelle ?
De plus, malgré les efforts faits pour tenter de démocratiser l'accès aux nouvelles technologies (14), c'est surtout la qualité des contenus et l'usage que l'on pourra finalement en faire qui devraient être sérieusement contrôlés. Questions éludées par les grandes institutions de ce monde, ce sont pourtant là des menaces qui pèsent sur les futurs "cybernautes" : encore gratuites, les consultations de serveurs de qualité risquent de devenir rapidement payantes, et probablement trop coûteuses pour les plus démunis. Par exemple, les derniers exemplaires du Monde Diplomatique sont disponibles gratuitement sur Internet. Mais face à une progression fulgurante du nombre d'utilisateurs et donc à l'énorme marché potentiel, ces initiatives ressembleront vite plus à des coups publicitaires qu'à une réelle volonté de permettre à tous d'accéder à une information de qualité. Les nouveaux exclus auront peut-être accès au réseau, mais seulement à des services tels que le télé-achat ou à des chaînes publicitaires vantant des produits qui leur seront inaccessibles.
Des intellectuels comme G. Orwell voyaient dans les médias de masse de redoutables techniques d'asservissement des individus, des outils efficaces pour des propagandes habiles. Les nouvelles méthodes de conditionnement seraient encore plus insidieuses grâce à des techniques électroniques et informatiques permettant le suivi et le contrôle des citoyens et de leurs éventuels écarts. Pour I. Ramonet [RAM94], les individus angoissés par l'avenir et envoûtés par les médias subiraient un endoctrinement constant, invisible et clandestin : une "pensée correcte" leur serait lentement administrée, mais par qui ? Pour A. Mattelart [MAT95a], la future donne en matière de communication n'aura en fait rien de nouveau : 65% des communications mondiales partiraient déjà des États-Unis, ce qui leur assurerait une avance considérable. L'Amérique propose, d'après lui, un modèle de modernité au monde : à travers ses produits et ses techniques d'organisation, elle cherche à nous imposer des schémas de comportement et des systèmes de valeurs universels.
De puissants outils comme le Flame, utilisé par Karl Zéro pour créer des situations comiques mettant en scène des personnages politiques, démontrent que l'on ne peut décidément plus croire aveuglément en l'image. Des applications commerciales, comme la modification en temps réel des affiches publicitaires pendant des retransmissions d'événements sportifs, donnent à réfléchir : il est temps d'éduquer le téléspectateur, car l'incroyable richesse des images masque de formidables outils de désinformation et de manipulation des masses.
L'appropriation trop rapide de la connaissance, qualifiée de "zapping informationnel" [BRE91], a au moins deux conséquences néfastes : le temps nécessaire à l'analyse et à la compréhension de l'information n'est visiblement pas respecté, mais on observe aussi la constitution d'une "culture superficielle".
Un nouveau rapport à la connaissance
En ce qui concerne la propriété intellectuelle, les protections juridiques existent en terme de droits d'auteur, de propriété intellectuelle et de copies d'oeuvres. Mais dans le domaine des nouvelles technologies, le contexte est différent et les lois, bien qu'applicables, deviennent trop floues : l'interactivité, la transformation possible des documents, la copie et la diffusion encore plus faciles et rapides que la photocopie font que de nouveaux problèmes se posent aux juristes, mais aussi aux citoyens. En effet, comment distinguer les différents participants d'une oeuvre multimédia ? Il ne s'agit plus seulement de considérer un écrivain ou les droits à verser pour la numérisation d'un tableau exposé dans un musée. Les ergonomes, les programmeurs, les personnes qui prêtent leur voix ou leur visage pour des séquences sonores ou visuelles, les pédagogues et toute l'équipe nécessaire, par exemple, à l'élaboration d'un CD-Rom sont à prendre en compte. Le logiciel lui-même est protégé par des lois spécifiques, mais qu'en est-il pour une image ou un son digitalisé ? Ce problème se pose déjà sur Internet : des photos ou des chansons sont numérisées et diffusées rapidement sans contrôle, donc entre autres sans rémunération pour le photographe ou le modèle, l'auteur ou l'interprète.
Certaines protections techniques existent pourtant : signatures et datations électroniques (15), protections logicielles ou matérielles contre le vol (16), etc. Mais les signatures électroniques, par exemple, ne sont pas encore reconnues comme légales et ne peuvent donc pas être considérées comme preuves d'authentification. De plus, ce type d'application nécessite généralement l'utilisation de techniques cryptologiques : en France, en pratique, seules les banques en obtiennent l'autorisation. C'est à ce niveau que les lois doivent évoluer. Certaines de ces techniques ne suffisent cependant pas à protéger efficacement les auteurs et les diffuseurs d'oeuvres numériques ou numérisées. Cela pourrait amener les entreprises et les gouvernements à mettre en place des contrôles, notamment aux frontières : le risque est grand de voir se généraliser les écoutes pour raisons économiques, ce qui pourrait servir d'excuse à une écoute gouvernementale de l'ensemble des communications numériques. Afin d'éviter de faire passer le droit à la vie privée après les besoins des marchés, la seule solution semble être une nécessaire évolution des mentalités : en effet, la reconnaissance du travail intellectuel est devenue indispensable maintenant que la copie et la diffusion sont devenues si faciles.
Les auteurs bien sûr, mais aussi toute l'économie de l'édition ou de la diffusion des oeuvres artistiques, scientifiques ou autres, souhaitent vivre du travail de l'esprit. La rémunération pourrait alors dépendre de l'utilisateur, par exemple sur le modèle du shareware qui fonctionne très bien aux États-Unis et aux Pays-Bas, mais déjà moins bien en France ou en Italie. De même, le fair-use, qui consiste entre autres à s'engager à ne pas utiliser une oeuvre sans en citer l'auteur, devrait devenir une habitude.
La Clipper Chip a fait scandale car le gouvernement américain a tenté de mettre en place un système d'écoute généralisé et automatique, rapide et relativement peu coûteux de l'ensemble de la population [TRÉ94]. Les techniques d'écoute développées par les services chargés de la sécurité des états permettraient en effet une automatisation à moindre coût de l'écoute gouvernementale, alors plus facile à mettre en oeuvre que les écoutes téléphoniques ou les interceptions de courrier postal. Le Pentagone a par exemple mis au point le logiciel Verity de recherche par mots-clés et par concepts. Les services secrets français se sont quant à eux dotés de logiciels d'écoute du réseau tels que Taïga, qui permettent de sélectionner les données transmises selon leur degré de pertinence ; ces données sont ensuite analysées par des experts en géopolitique ou d'anciens officiers de renseignement recyclés dans la documentation [AST96]. La NSA excelle dans les technologies de pointe en matière d'analyse des langues étrangères : elle intercepte le trafic international qui transite par les États-Unis, ce qui lui donne les moyens de contrôler la majorité des communications électroniques mondiales.
Le Communications Decency Act est, quant à lui, le fruit des discours moralisateurs des lobbies et des partis conservateurs américains. Ceux-ci dénonçaient la violence et la pornographie ayant libre cours sur les nouveaux réseaux de communication et ont donc demandé que la censure puisse se faire aussi sur ces nouveaux canaux. Le décret est passé : la surveillance des communications électroniques peut commencer.
Enfin, certains états dictatoriaux souhaiteraient faire taire ces nouveaux moyens de communication qui permettent aux opposants de faire entendre leur voix, dans le pays ou à l'étranger. En 1991 par exemple, l'annonce du coup d'état contre M. Gorbatchev en URSS a été faite sur Internet malgré les efforts du KGB : ces technologies font peur à des pays comme le Mexique ou la Chine [LEO95].
Un nouveau rapport à la connaissance
L'apprentissage de la connaissance doit devenir actif : il faut écouter, discuter, remettre en ordre, disséquer, s'interroger sur la validité de l'information présentée, confronter son savoir avec d'autres, réfléchir plutôt qu'emmagasiner. Les nouvelles technologies devraient nous permettre de repenser l'acte d'apprendre, c'est du moins ce que l'on nous promet. Les énormes masses d'information doivent conduire à observer les faits et les comparer selon différentes sources, puis se faire sa propre opinion. De plus, le multimédia doit pouvoir s'adapter à l'apprenant, pour lui offrir des conditions d'apprentissage optimales. L'éducation, mais aussi la formation professionnelle et personnelle, doivent passer non plus par l'apprentissage seul des contenus, mais aussi par l'apprentissage de méthodes de travail, d'acquisition et de manipulation des connaissances : ces méthodes doivent privilégier la réflexion face à l'information, la confrontation des savoirs et des idées. [BRE91].
La création d'une oeuvre multimédia n'est pas simple : il faut savoir structurer les connaissances acquises et les documents disponibles pour en faire un mélange harmonieux et utile, ou encore déstructurer pour mieux restructurer une oeuvre existante afin de la rendre "navigable" [SAL96]. Il faudra désormais savoir "penser multimédia". Il faut aussi songer à l'utilisation qu'en fera le "lecteur" : l'interface doit être simple, intuitive, esthétique, ergonomique. Il ne s'agit pas, comme le font malheureusement nombre d'éditeurs aujourd'hui, de coller l'étiquette "multimédia" à chaque produit qui se contente de mélanger un peu de texte, quelques images et des dialogues interactifs limités.
Certaines oeuvres sont cependant très réussies : Le Louvre, Le Musée d'Orsay ou Comment ça marche ? sont autant de cd-rom qui ont demandé beaucoup de travail et la mise en commun de différents talents (ergonomes, pédagogues, critiques d'art, graphistes, programmeurs, etc.). Il aura fallu entre autres repenser la notion d'interface utilisateur, qui ne doit plus rester proche du fonctionnement de la machine mais se doit de devenir plus humaine, par l'utilisation d'"agents intelligents" ou par une éventuelle personnalisation de l'outil par exemple.
La séparation entre lecteur et auteur n'est maintenant plus aussi clairement définie [SAL96]: la lecture devient active, l'écriture demande de se mettre à la place du futur utilisateur et donc nécessite une sorte de relecture de l'oeuvre. La lecture linéaire est déjà en soi une écriture personnalisée (lecture entre les lignes, imagination, compréhension selon ses propres acquis et expériences), mais le multimédia rend cette écriture plus concrète : on choisit les parties de l'oeuvre auxquelles on veut avoir accès, on donne donc un sens personnel aux documents, on l'écrit pour soi. De plus, certains éditeurs imaginent déjà des produits permettant aux différents utilisateurs d'annoter les oeuvres, de discuter avec d'autres lecteurs sur les réseaux et ainsi d'approfondir le travail de l'auteur. Chaque lecteur écrirait à son tour un bout de l'oeuvre, tout en conservant l'original : on compléterait une oeuvre sans pour autant la dénaturer.
La numérisation à grande échelle des travaux de l'esprit humain pose un problème non négligeable : elle facilite évidemment l'accès à l'information par le plus grand nombre, comme les copies d'oeuvres le faisaient auparavant dans une moindre mesure, mais elle réduit en même temps l'oeuvre à de l'information en général, sans tenir compte de l'information spécifique qu'elle peut porter dans sa forme originelle. L'odorat, le toucher et la vue d'objets réels (et non pas celle d'une image numérique, même en trois dimensions) mais aussi tout un ensemble d'habitudes de contemplation ou de lecture des oeuvres qui dépendent des cultures et des époques, ne sont plus prises en compte : l'objet est non seulement dématérialisé, mais aussi dévitalisé puisque l'on gomme sa forme et par là-même une partie de son contenu intrinsèque. La digitalisation ne peut pas capter l'ensemble de ces informations spécifiques ; c'est une réduction utile mais qui ne doit pas faire oublier l'importance de l'objet original, réel [SAL96].
Le multimédia permet quelque chose de nouveau dans nos sociétés : faire revivre les cultures orales, souvent oubliées à cause des ouvrages imprimés ou manuscrits [LAN95], mais aussi de les compléter par l'écrit et l'image pour créer une culture nouvelle, hybride. Sur un même support, on peut alors véhiculer deux cultures radicalement différentes, pour lesquelles le temps n'a pas le même sens : alors que l'écrit compresse le temps et fige définitivement une oeuvre de l'esprit, les cultures orales s'inscrivent dans la continuité et dans une perpétuelle évolution, parfois infime mais qui rappelle que les temps changent. Les nouvelles technologies devraient faire disparaître ces différences, pour offrir une culture toujours en mouvement, tout en conservant figées les traces de son passé. Nous devrons apprendre à déchiffrer à la fois le son, l'image et l'écrit pour comprendre cette nouvelle culture.
Un nouveau rapport au temps, à l'espace et au monde
Jusqu'à présent, la vie et les cultures étaient basées sur des temps locaux, déterminant des rythmes et des rôles sociaux, des normes difficiles à contourner : on vivait selon les saisons, on distinguait le jour de la nuit. Il faut repenser notre rapport au temps : grâce au temps réel et à la mondialisation des échanges et des marchés, les contraintes de temps sont peu à peu abolies, jusqu'à faire émerger une "ère de l'instantané permanent" [LAC93b], autrement dit une disparition progressive de la notion de temps distincts au profit d'un temps mondial, unique. Un exemple parlant est celui du milieu de la Bourse : les temps locaux obligent les bourses à fermer et à ouvrir successivement dans les grandes villes du monde (Tokyo, Paris, New-York), mais les réseaux informatiques permettent d'effectuer des transactions vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ce nouveau rythme de vie est fortement déstabilisant [VIR95], d'autant plus que nos cultures ont du mal à s'adapter rapidement aux bouleversements technologiques récents. Le "village global" de M. McLuhan a trouvé sa propre notion de temps, un temps lui aussi global. Cette unification sous-tend une forme de tyrannie, toute unification écrasant par sa définition même les différences. L'immédiateté au quotidien, permise par les nouvelles technologies, lève certains obstacles à la singularisation des individus imposés par les temps locaux : on peut par exemple travailler à son rythme sans tenir compte des normes sociales locales. Mais la vitesse fait aussi perdre le recul critique nécessaire et limite la réflexion au profit de l'action. Le temps unique empêche la coupure indispensable à la remise en question [LAC93b] : on acquiert des réflexes et on ne prend plus le temps de penser. C'est déjà le cas dans les forums sur Internet, dans lesquels des messages virulents révèlent le manque de réflexion et l'impatience non contenue de la réponse à des textes parfois ambigus, ou simplement mal interprétés parce que lus superficiellement. Le temps unique a de plus pour effet de dissoudre l'espace réel [VIR95]: très utile aux multinationales désireuses d'oublier les contraintes spatiales, cette dissolution est, elle aussi, déstabilisante.
Certains médias s'intéressent de près aux dérives probables vers une "démocratie en temps réel", dérives qui risquent d'être accentuées par le développement des nouvelles technologies. En effet, cette "hyperdémocratie" existe déjà, en partie grâce aux sondages d'opinion et à la possibilité qu'ont les populations de donner leur avis par fax, par téléphone ou par courrier : Washington est submergé de lettres et de messages des citoyens américains. Les lobbies, déjà omniprésents dans la politique des États-Unis, accroîtront certainement leur pouvoir grâce aux autoroutes de l'information. L'interactivité et le temps réel poussés à l'extrême nous proposent une société du réflexe, privée de la réflexion et de la confrontation d'idées, sans pause avant l'action : comment pourra-t-on parler de démocratie ?
Comme nous l'avons vu , le temps unique fait disparaître l'espace réel. Mais les nouvelles technologies nous offrent par ailleurs un nouvel espace, virtuel celui-là. Considéré par certains comme un nouveau Far West (17) en attente de lois et prêt à être conquis, il est qualifié par d'autres d'espace libertaire propice à la multiplicité et au métissage [GUÉ96]. On s'approche rapidement du cyberespace tel que l'avait imaginé W. Gibson [GIB84] : le monde réel entier recréé, impalpable mais compressé en un seul point de rencontre de toutes les cultures et de tous les individus. Mais peut-être aussi un monde virtuel en danger si les lobbies, les multinationales et les gouvernements le rendent à leur image. Ce nouveau monde serait en fait bel et bien une simulation du monde réel, un double interactif mais pas tout à fait ressemblant à l'original : il permettrait la fuite, l'imaginaire, la liberté d'expression, le droit à la vie privée. C'est du moins ce que l'on peut espérer en observant son précurseur Internet.
Le principal danger de cet univers en apparence parfait est de se couper de la réalité, à force de vouloir s'immerger dans un espace aseptisé, ultra-sécurisé mais imaginaire, déjà esquissé par les séries télévisées ou les jeux vidéos. Les nouvelles technologies nous offrent la possibilité d'expérimenter, de découvrir ou de rêver, ce qui est certainement en partie bénéfique, mais le risque majeur est celui d'une dérive vers une perte généralisée du sens des réalités. "Si les gens ont la possibilité d'éviter les sujets un peu désagréables à entendre qui peuvent surgir dans ces forums, Internet deviendra un moyen comme un autre (...) de fuir les réalités non virtuelles et injustes de notre monde" [SHA95]. Un profond décalage entre la réalité et le cyberespace pourrait bien voir le jour, alors que ce nouvel univers devrait justement, entre autres, nous permettre de mieux appréhender le monde réel.
"On the Net, nobody knows you're a dog" (18). Ce dicton qui court sur Internet exprime très bien la nature des relations qu'entretiennent les gens dans le cyberespace : dans ce monde virtuel, on peut recréer des situations réelles ou s'inventer des vies complètement imaginaires. La plupart du temps, on peut y jouer un ou plusieurs rôles et faire disparaître les contraintes sociales du monde réel : hiérarchie (âge, niveau d'études), sexisme, racisme ou "délit de sale gueule". L'esprit libéré de ces contraintes, l'utilisateur peut profiter de sa nouvelle liberté d'expression, ou de sa nouvelle existence virtuelle.
Mais, sous le couvert de l'anonymat et en l'absence d'affrontement réel, les personnages se permettent plus de liberté, parfois trop. Là encore, on privilégie l'action à la réflexion : les discussions peuvent devenir agressives voire violentes et le jeu de la séduction devient plus facile. Ce monde-là nous présente finalement une image exacerbée de la complexité humaine.
Cependant, cet univers virtuel peut aussi être le formidable outil d'une nouvelle solidarité [GUÉ96]: il se crée des zones culturelles virtuelles (19) ou des groupes d'intérêt (20), propices à la fois à l'émergence d'une culture spécifique et au renforcement de cultures en voie de disparition. Il permet donc à la fois à des cultures en perte de vitesse de revivre malgré la dispersion des individus, mais aussi de rassembler des gens de différentes cultures et origines autour des mêmes centres d'intérêt. Ce sont alors de véritables sociétés virtuelles qui s'organisent.
Conclusion
Il faut bien l'avouer : notre condition privilégiée d'étudiants en informatique, qui nous a permis d'utiliser Internet et les applications multimédias bien avant leur prétendue démocratisation, a par-là même biaisé notre jugement. Nous avions tout d'abord une perception idéaliste, voire utopiste, du fameux "cyberespace" libertaire, puisque nous faisions partie de la communauté de ces utilisateurs prêts à respecter les règles du réseau. Mais le grand public et les acteurs privés envahissent maintenant cet espace, le métamorphosant définitivement en centre commercial international ou en argument de vente pour ordinateurs familiaux, le réduisant ainsi à un marché de plus à conquérir : peu à peu, Internet perd de son attrait, surtout pour des informaticiens comme nous.
Il a donc fallu que nous fassions abstraction de nos idées préconçues afin d'examiner, avec plus d'objectivité, aussi bien les promesses enchanteresses des rapports officiels que les critiques acerbes des adversaires de ces nouvelles technologies. Ceci en évitant si possible les réactions épidermiques trop violentes... Nous en sommes malheureusement arrivés à la conclusion que les dangers évoqués par les intellectuels cités en référence semblent bien réels : sans aller jusqu'au cauchemar "technico-libéral" prophétisé par certains, on peut déjà supposer que ce monde ne deviendra pas plus humain juste parce que l'on en aura câblé chaque centimètre carré ! Le progrès n'est jamais seulement bénéfique : les conséquences des nouvelles technologies dépendront de l'usage qui en sera fait. Leur impact est encore trop faible pour en tirer un véritable enseignement, mais l'image actuelle de notre société laisse présager le pire.
Selon P. Virilio [VIR95], la mondialisation de la manipulation et de la censure de l'information est déjà l'un des "Tchernobyls informatiques". Mais la loi du marché et de l'argent n'a pas attendu les nouvelles technologies pour nous apporter la désinformation et la censure, la surinformation et l'endoctrinement insidieux, l'abrutissement des masses et le rêve américain. Il nous reste maintenant à espérer que les populations ne se laisseront pas berner à nouveau par les discours mielleux et les promesses faciles, mais sauront réagir à temps et lutter contre le mouvement actuel afin que ces nouveaux outils deviennent ceux d'une société plus équitable, plus transparente, en un mot plus informée.

Notes

  1. NII : National Information Infrastructures, les inforoutes américaines.
  2. La numérisation du fonds documentaire de la Grande Bibliothèque aura coûté plusieurs millions de francs alors qu'une partie des ouvrages est déjà disponible sous cette forme chez les éditeurs !
  3. Comme le "Plan Informatique pour Tous"
  4. VRML : Virtual Reality Modeling Language
  5. Le positivisme de la science et la foi quasi-religieuse qu'on lui voue parfois sont brillamment abordés dans [PRA93].
  6. EFF : Electronic Frontier Foundation.
  7. presse critique comme Le Monde Diplomatique ou Terminal, les émissions comme Arrêt sur image sur la 5ème, etc.
  8. NSA : National Security Agency, agence chargée d'assurer la sécurité des États-Unis.
  9. Numéros de cartes de crédit, noms et adresses des utilisateurs, etc.
  10. Aux États-Unis, l'utilisation d'outils de chiffrement est autorisée, mais l'exportation de techniques cryptologiques est soumise à autorisation, délivrée par des agences comme la NSA.}
  11. Michel Ferrier est le directeur des technologies et des transferts sensibles du Secrétariat Général de la Défense Nationale.}
  12. Le fameux "Communications Decency Act"
  13. La NSF (National Science Foundation) a cédé en avril 1995 la dorsale d'Internet aux capitaux privés.
  14. network computers, baisse des coûts de raccordement et de communication
  15. Authentification par une signature unique pratiquement impossible à reproduire, tampon électronique attestant de la provenance, date et heure exactes de la création ou de la mise en circulation d'un document, etc.
  16. Clés logicielles ou matérielles contre la copie, mouchards pour surveiller la circulation des documets, etc.
  17. Une "Nouvelle Frontière".
  18. "Sur le Net, personne ne sait que vous êtes un chien"
  19. Par exemple, un regroupement des francophones pour lutter contre le monopole de la langue anglaise et pour aider à la diffusion notre culture.
  20. Par exemple, des groupes d'aide aux malades du cancer, la réunion des fans de X-Files.

Bibliographie