La domestication d'internet dans le jeu politique

Thomas Lamarche1, Bruno Villalba2


Désormais, les outils de l’internet (du courriel aux sites internet, des forums aux blogs…) font parties de la panoplie de l’homme politique, mais aussi de toutes politiques ou acteurs publics qui souhaitent se donner une image technologiquement correcte. En moins d’une décennie, la diffusion de ces techniques est incontestable : Internet s’est s’inséré dans les règles traditionnelles du jeu politique (Margolis, Resnick, Tu, 1997, 59-78 ), que ce soit au niveau des pratiques de la représentation (Norris, 2002) ou des mécanismes de délibérations parlementaires (Coleman, Taylor, Donk, 1999). Les rouages de la démocratie parlementaire sont désormais tous concernés par l’intrusion de ces outils (Bellamy, Taylor, 1998). Pourtant en dehors de milieux spécialisés dans les sciences politiques notamment, les travaux sur politique et (nouvelles) technologies sont peu développés ou peu médiatisés. La faible visibilité de la réflexion sur l'internet en politique contraste avec la volumineuse littérature sur internet.

Cette domestication d'internet dans le jeu politique est, historiquement, plus précoce dans le monde anglo-saxon, mais s’étend dès la fin des années 90 au reste des démocraties représentatives (Gibson, Römmele, Ward, 2004). Les animateurs du jeu politique —personnels politiques, médiatiques, mititants…— vont acquérir savoirs et pratiques, leur permettant d’orienter à leur profit les possibilités techniques du Réseau. Les usages en campagne – en campagne électorale- ne constituent à ce titre qu'une dimension particulière de la conduite de la communication politique. Lors des campagnes on peut observer comment le politique se situe entre pratique quasi-publicitaire et développement de formes variées d'interactivité utilisant un support en réseau. Pour autant, on ne saurait réduire Internet et le politique au moment de la campagne électorale, moment décisif mais réducteur du champ politique durant lequel jouer Internet pour son effet de vitrine est le plus tentant. La dimension de marketing politique est désormais tout à fait secondaire, puisqu’elle tend à se confondre avec les recettes éprouvées antérieures.

Les usages politiques d’internet ne se limitent donc pas à l’amélioration des formes de la compétition électorale. Les institutions étatiques s’orientent elles aussi vers cet outil, souhaitant moderniser les pratiques politiques (on songe aux questions liées à l’e-gouvernance). Les usages de l’internet en politique ne peuvent donc se cantonner aux frontières de la gestion démocratique idéale ; ils témoignent du caractère duale de ces outils, à la fois promoteur d’une gestion plus ouverte et transparente du débat démocratique et en même temps, et parfois même sur les mêmes territoires, promoteur d’une recherche effrénée de contrôles des usages. On retrouve là une tension déjà bien identifiée à propos d'internet qui est conjointement source de liberté, de communication, d'ouverture et outil de contrôle et de surveillance.

Trois orientations majeures ont encadré les réflexions des rapports entre la politique et l’internet. La première s’interroge sur les questions de démocratie numérique, lorsque l’internet s’introduit dans l’espace public pour développer de nouvelles pratiques de la communication institutionnelle (Hermès, 2000). Dès son origine l’internet pose une question centrale à l’organisation politique : en permettant de contribuer largement à une réorganisation des filières traditionnelles de la construction et de l’échange de l’information, elle contribue à redéfinir les rôles des acteurs (partis, structures étatiques mais aussi simple citoyen) et d’interroger les frontières de l’espace public. Les possibilités technologiques semblent favoriser l’autonomie du citoyen, en lui permettant d’accéder à une connaissance ; celle-ci, multiple et évolutive, permettrait d’alimenter les débats contradictoires, condition essentielle de nos échanges démocratiques. La nature même de réseau de réseaux induit une autonomie des internautes. Chacun est non pas (ou pas seulement) spectateur ou consommateur mais peut devenir acteur ou producteur. Le contenu de cette espace public provoque des formes de participation. La présence du logiciel libre, s'il ne touche dans la pratique qu'une faible partie des internautes constitue un horizon ou un état d'esprit très présent dans internet. Ce que lègue le libre au-delà du logiciel c'est le principe d'un fonctionnement participatif auquel chacun est susceptible de contribuer et qui n'est pas au bénéfice d'un pouvoir dominant ou d'un rentier : le bazar comme lieu ouvert est constitutif d'internet. Dans ce sens la place d'internet en politique est marquée par ce fonctionnement. Par conséquent, cela peut être l'occasion de repenser l'acte politique, l'action politique et au-delà, de réfléchir en agissant sur les modalités de participation et d'implication dans la démocratie.

La deuxième orientation des réflexions porte sur l’évolution des pratiques militantes au sein des appareils partisans ; les modes de communication et de mobilisation spécifiquement liés à l’usage du Réseau au cours des campagnes électorales ont fait l’objet d’une attention toute particulière (Serfaty, 2002).

La dernière tendance s’intéresse plus spécifiquement aux dimensions normatives générées par ces usages. Si l’on suit alors les analyses de Jacques Ellul, les caractéristiques de la technique aboutissent à une vision unique de l’efficacité, basée sur la rationalité, qui aboutit à un renforcement de la division du travail et notamment l’établissement d’un standard de production et d’utilisation (Ellul, 1990). Par conséquent, les acteurs politiques participent à la construction d’une vision positiviste des techniques contribuant à légitimer l’usage d’une technique, notamment celles les plus conformes aux projets du Politique (gestion de la sécurité, mais aussi assurant la puissance de la productivité industrielle ou commerciale). Ces mêmes acteurs contribuent à définir les « champs des possibles » (selon la jolie expression de P. Bourdieu) qui rendent réalisables les applications techniques les plus innovantes en matière d’ouverture du débat démocratique ; mais par là-même, ils peuvent tout autant restreindre la diversité de ces usages… Les analyses de P. Flichy ou A. Mattelard montrent que le développement d’une technologie ne prend sens qu’insérée dans un espace social historiquement situé, et surtout, politiquement articulé. Sans conteste, notre conception démocratique et individualiste façonne notre perception de l’internet ; mais notre souci de rationalité et de sécurité contribue largement à délimiter cette représentation. Le champ politique témoigne de ces hésitations, alternant les phases d’enthousiasme et de sérénité forcée (voir l’exemple du modèle nord-américain, très influent sur la diffusion de normes techniques : Davis, 1999; Mathias, 1997).

Faire de la politique avec internet, c’est par conséquent s’interroger sur les pratiques effectives des outils. S’il ne s’agit pas de tenir à l’écart d’une manière définitive les débats sur les dimensions orwélienne ou athénienne du Réseau, ce dossier souhaite contribuer à une réflexion sur les pratiques usuelles par la politique et les acteurs politiques (Raab, Bellamy, 2004 : 17-42). L’espace politique commence à se doter d’une culture effective dans l’utilisation des possibilités techniques du Réseau : s’il souhaite se doter de nouvelles formes pour le débat, l’action et la participation, il n’en demeure pas moins qu’il ne souhaite pas voir son rôle d’initiateur et de médiateur final de ce débat lui échapper. Pas plus qu’il n’y a, par essence, de méfiance systématique à l’égard des possibilités techniques de l’internet, il n’y a de volonté de promouvoir une vision débridée de ces usages.

Construire un dossier sur internet en politique est pour nous l'occasion de saisir, au moment ou les utilisations de l’internet tendent à se routiniser, les modalités de la standardisation des pratiques, et au-delà des représentations. C’est aussi l’occasion de voir comment évolue le politique ou la politique, notamment de quelles façons les formes les plus innovantes en matière de démocratie participative trouvent des applications. Il ne s'agit pas de focaliser sur les dimensions techniques d’un simple transfert du vote sur le Réseau, mais plutôt d’interroger les formes de citoyenneté dans lesquels les "points du réseau" serait acteur et non récepteur. C’est enfin le prétexte à une ébauche de réflexion socio-historique. Les différentes phases de l'industrialisation résultent d’innovations techniques significatives portées par l’appareil d’Etat et le système productif ; mais celles-ci doivent être saisies par des groupes sociaux qui se les approprient dans le cadre de changements politiques. Sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de cette appropriation, qui permettrait d’insérer l’internet dans la panoplie rituelle de l’action politique ? Espace collaboratif pouvant contribuer à modifier le mode de production du savoir et de la connaissance, internet est appréhendé sous ce registre, notamment sous l'appellation de capitalisme cognitif (Vercellone , 2004). Le fonctionnement en réseau, en communauté d'acteurs apparaît comme une rupture dans la production, et particulièrement dans la production intellectuelle. Ces caractéristiques collaboratives et participatives ne sont cependant que très peu appréhendées dans leur capacité être mobilisées pour transformer les modalités du débat et de l'action politique. Ce n'est pas la technique elle-même qui change les pratiques politiques, c'est la capacité de groupes ou de réseaux à s'approprier des outils pour en faire naître des usages et pour former des modalités d'action renouvelées.

Nous souhaitons ici contribuer à une démarche évaluative des répercussions de cette innovation technique3. Comme l’a montré amplement l’anthropologie, une innovation ne peut être acceptée qu’à condition de satisfaire aux valeurs d’une société et aux nécessités socioéconomiques du moment, qui garantissent sa reproduction. En profitant de ce recul temporel, nous pouvons interroger les problèmes de choix, et par conséquent d’assimilation, réalisé par les utilisateurs de ces techniques, et ainsi, mieux comprendre quelles sont les pratiques les plus répandues. La réflexion sur les rapports entre la politique et internet ne peut plus se cantonner dans un dualisme technique/société —où la société n’est perçue que comme simple récepteur de cette innovation— mais bien, comme nous y invite Philippe Geslin, « dans la mesure du possible, d’étendre notre champ de connaissances et d’analyse à l’ensemble des acteurs des réseaux sociotechniques impliqués pour in fine aider à la conception d’un nouveau système technique » (Geslin, 1999 : 8). Une telle approche n’est concevable qu’en croisant les orientations méthodologiques ; plusieurs disciplines ont été mobilisées (de la science politique à l’économie, en passant par l’informatique et les sciences de l’information) ; les points de vue des observateurs résultent d’expériences variées (issues d’usages plus ou moins militants de ces outils de l’internet), permettant d’apprécier in situ comment se mettent en scène les usages. Ce dossier n'est pas un programme de recherche bouclé visant à l'exhaustivité, de ce point de vue l'ensemble du spectre des partis politiques n'a pas été convoqué (certains acteurs conviés ont finalement abandonné…). Le propos est une ouverture à la réflexion sur les pratiques et non un panorama des pratiques.

La confrontation des situations ne peut échapper à un regard comparatif, qui permet d’apprécier les évolutions spatiales dans les modes de diffusion de ces techniques, et leurs intégrations différentes suivant les systèmes politiques concernés. Ce que montre ces contributions, c’est bien comme le souligne Lemonier, que « la technique n’est plus ici considérée comme un phénomène particulier complètement détaché d’un cadre social, elle est au contraire un phénomène social à part entière en relation étroite avec les autres phénomènes sociaux. » (Lemomier, 1994 : 256).

En procédant ainsi, il peut être concevable d’interroger les manières de faire : comment s’opère une appropriation technique de ces possibilités technologiques du Réseau ? Pourquoi tels usages d’internet se trouvent-ils institutionnalisés ? Comment aboutit-on à une routinisation des pratiques dans les logiques de la représentation politique ?

Cela permet ainsi d’examiner les pratiques les plus développées, celles qui contribuent finalement à banaliser les usages de l’internet au profit d’une vision plus professionnelle (au sens où elles résultent de procédures techniques standardisées, permettant une diffusion large de ses modalités concrètes de fonctionnement —supports techniques, modalités des échanges, standards techniques utilisés, etc). A contrario, cela rend d’autant plus intéressant de mettre l’accent sur les stratégies déviantes. Elle consistent à tenter de promouvoir des pratiques plus complexes, c’est-à-dire faisant davantage appel à des modalités de coopération entre les usagers de l’internet —que ce soit les acteurs professionnels ou occasionnels de la représentation politique, où entre les experts de la décisions publiques (techniciens ou élus) et les profanes.


La première parti du dossier précise l’état des pratiques développées par les acteurs politiques. Ces derniers ont pris des habitudes, que ce soit au niveau des campagnes électorales, ou au quotidien, dans l’animation de leurs réseaux militants. Un tel développement tend à se généraliser à l’ensemble des systèmes politiques, basés sur une logique représentative. Dans ce sens la tendance forte est que la politique digère internet, ainsi des formes de professionnalisation sont en cours. Nicolas Benvegnu s'intéresse à la campagne législative de juin 2000 montrant qu'internet n'agit qu'à la marge, encore conçu dans une logique d'information qui dénote avec la dimension participative évoquée précédemment. La période de campagne ne semble pas la plus propice aux formes participatives. Bruno Villalba s’interroge sur la manière dont ces outils développent une carrière sociale chez les Verts, confrontant la manière dont les outils imposent des mécanismes de professionnalisation dans les stratégies de diffusion et d’appropriation par les militants, et comment ces derniers tentent d’y introduire des pratiques éthiques, conformes à leurs orientations idéologiques. Ilkwon Sung fait témoignage d'une situation assez peu connue, celle de l'élection de Roh Moo-hyun en Corée du Sud en décembre 2002. Il montre comment la mobilisation d'une partie de l'électorat, plus jeune notamment, a changé la donne politique; sa thèse est qu'internet a joué un rôle majeur dans cette mobilisation et permet ainsi d'évoquer un changement fort dans l'espace public.

La deuxième partie s’interroge sur l’émergence potentielle de « nouvelles normes pour le politique ». Félix Weygand propose ainsi de tester l’hypothèse —séduisante sur le plan théorique et qui émerge dans les instances internationales— de l’utopie d’avènement d’une « cyberdémocratie ». Prenant appuis sur une réflexion historique, il réinscrit cette vision utopique dans la continuité des théories économiques présentes dès le XVIIIe siècle.

Abdelfettah Benchenna analyse, vingt ans après, un discours portant sur la question de l'informatisation de la société marocaine et le rôle attendu des nouvelles technologies de l'information et de la communication dans ce processus. Cette vision est accompagnée de discours promotionnels censés leurs donner une légitimité. Une telle analyse offre d’intéressantes perspectives sur l’utilité politique de ces discours et de leurs impacts réels sur la société marocaine. Marin Ledun suggère l'idée que des règles propre aux TIC se diffusent dans les pratiques électorales. Les formes de rationalisation ou de modernisation de l'acte électoral sont marquées par des enjeux multiples qui font oublier la dimension politique et symbolique de l'acte.

La dernière partie du dossier aborde directement la dimension participative. Internet est utilisé, est mobilisé, au service de conceptions ouvertes et actives de la citoyenneté. Michel Briand, nous montre ainsi comment se met en place à partir de la vie locale les conditions d'appropriation d'outils et d'écrits communs par la population. La participation permet alors de fonder une nouvelle vision de ce que peut être un bien public créé par la population elle-même. Mariella Berra s'intéresse aux conditions de la participation citoyenne à la démocratie locale. Elle se réfère à la situation italienne pour montrer que les conditions sociales de la participation ne sont pas toujours suffisamment prise en compte par des approches essentiellement techniques de la question. Stefan Bratosin part aussi d'une situation de terrain et à pour objet de caractériser les formes de la concertation. C'est un aspect complémentaire de la participation qui se dessine lorsqu'il resitue ces deux mots fétiches de concertation et participation. Bratosin nous dit qu'il faut comprendre quels sont les postures et les rôles qui se jouent dans la participation.



Bibliographie

Bellamy C., Taylor J., 1998, Gouverning in the Information Age, Buckingham, Open University Press.

Coleman S., Taylor J. Donk van de W., 1999, Parliament in the Age of Internet, Oxford, Oxford University Press.

Davis, R., 1999, The Web of Politics: the Internet’s Impact on the American Political System, OUP: Oxford .

Ellul J., 1990, La technique ou l'enjeu du siècle, Paris, Economica.

Geslin Ph., 1999, L’apprentissage des mondes. Une anthropologie appliquée aux transferts de technologies, Paris, Octares ed.

Gibson R. K., Römmele A., Ward Stephen J., 2004, Electronic Democracy. Mobilisation, organisation and participation via new ICTs, London, Routledge

Hermès, , n°26-27, 2000.

Lemomier, 1994, « Choix techniques et représentation de l’enfermement chez les Anga de Nouvelle Guinée », in Latour B., Lemonier P. (dir.), De la préhistoire aux missiles balistiques. L’intelligence sociale des techniques, Paris, La découverte, p. 256.

Margolis M., Resnick D, Tu Ch., 1997, « Campaigning on the Internet: Parties and Candidates on the World Wide Web in the 1996 Primary Season », Harvard International Journal of Press/Politics, 2 (1): 59-78.

Mathias P., 1997, La cité internet, Paris, Presses de sciences Po.

Norris P., 2002, Democratif Phoenix, Cambridge, Cambridge University Press

Raab R. Ch., Bellamy C., 2004, « Electronic democracy and the ‘mixed polity’. Symbiosis or conflict ? », in Gibson Rachel K., Römmele A., Ward Stephen J., 2004, Electronic Democracy. Mobilisation, organisation and participation via new ICTs, London, Routledge, p. 17-42.

Serfaty V. (dir.), 2002, L’internet en politique. Des Etats-Unis à l‘Europe, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.

Vercellone Carlo, oct. 2004, « Sens et enjeux de la transition vers le capitalisme cognitif : une mise en perspective historique » [http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1656]



1Thomas.lamarche@univ-lille3.fr

2 Maître de conférences, science politique, Ceraps-Lille 2; bvillalba@univ-lille2.fr ; http://www2.univ-lille2.fr/droit/enseignants/villalba/

3 L’innovation doit être entendue ici comme une réflexion portant sur la sociologie de l’innovation, et non dans une approche positiviste qui considérerait toute diffusion technique comme une « avancée » en soi.