DE L'INTERNET AUX NTIC: L'ÉMERGENCE D'UNE SECONDE

INFORMATIQUE

Guy LACROIX



Il règne aujourd'hui une grande confusion dans les entreprises. Je fais l'hypothèse que cette situation est due en partie à l'apparition d'une «seconde informatique» portant sur l'informatisation partielle des processus flou et transactionnels. Cette informatisation correspond à l'émergence de nouveaux besoins pour les entreprises. Quels sont ces besoins et en quoi les NTIC y répondent-elles de manière globale ? C'est à cette question que je m'efforcerai succintement de répondre, en précisant comment l'Internet, outil construit à l'origine par les scientifiques pour leur propre usage, a rencontré les entreprises. Dans un second temps je m'interrogerai brièvement sur les conséquences des NTIC pour l'organisation du travail dans une entreprise où se banalise le travail à distance et où l'informatisation induit aujourd'hui des processus contradictoires de durcissement et d'assoupissement du travail. Pour nous orienter dans le grand désordre des entreprises aujourd'hui, je tirerai un fil d'Ariane, celui de la notion d'information.




1/ A LA CONQUÊTE DE NOUVELLES FONCTIONS INFORMATIONNELLES

L'information est une composante fondamentale du travail humain et machinique que l'usage de l'ordinateur a rendu visible et qui a pris de plus en plus d'importance à mesure que progressait l'informatisation. Le concept émerge dans les années 50. Le radar, la télévision et les calculateurs analogiques et digitaux, contrairement aux machines ``traditionnelles'', ne sont pas des machines amplificatrices de force ; elles ``traitent'' quelque chose d'impalpable et de mystérieux : l'information. De ces techniques émerge alors un nouveau paradigme. Celui-ci va enrichir des sciences dont l'essor reposait jusqu'alors sur une conception du monde essentiellement énergétique et quantitative. La notion d'information fait naître l'espoir de rendre compte des aspects ``qualitatifs'' de l'organisation de la matière et du vivant.

La prise de conscience des dimensions informationnelles des phénomènes laisse également entrevoir la possibilité de comprendre les processus intellectuels et de les imiter par des moyens matériels. Très vite, on fait le rapprochement entre ordinateur et cerveau humain qui, tous deux, ``traitent de l'information''. On s'apercevra rapidement qu'ils ne fonctionnent pas de la même manière, et l'informatique développera ses propres instruments pour tenter de simuler la richesse et la complexité des processus intellectuels. En dépit des extraordinaires progrès de l'informatique et de ``l'Intelligence Artificielle'', la façon dont l'homme se débrouille pour penser -et agir-, en relation avec ses semblables, reste encore largement une énigme.

Aussi, malgré ses différentes déclinaisons techniques (théories de l'information de Shannon-Weather ou de Kolmogorof etc.), ou scientifiques (la dernière en date étant la génomique), le concept d'information reste encore très flou. La construction collective du sens échappe aux machines et reste le monopole des hommes. C'est pourtant cette dimension proprement humaine des organisations qui, avec l'Internet et les NTIC, commence a être sérieusement investie par la machine. Et c'est à l'extrême pointe du travail créatif, dans la pratique quotidienne des chercheurs des sciences dures que le processus s'est cristallisé d'une manière suffisamment massive pour imposer sa visibilité sociale et bouleverser l'organisation des entreprises. Car la gestion transactionnelle et collective de la création d'informations nouvelles n'est pas propre aux sciences, c'est aussi un aspect de plus en plus important du travail en entreprise et spécialement du management.


2/ L'INTERNET : UN OUTIL DE TRAVAIL DES SCIENTIFIQUES QUI S'EST VULGARISÉ

L'Internet est une technologie qui a mis en relief les potentialités d'innovations technico-sociales de la recherche. Sa création va à l'encontre de la vulgate libérale d'aujourd'hui, comme de la pensée sociale démocrate. En effet, tout en étant issue du secteur public (elle a été essentiellement portée par les informaticiens des universités), ce n'est pas non plus une création administrative -même si l'état américain a favorisé son essor et a uvré pour sa diffusion hors du milieu scientifique. Elle s'est construite comme une réponse à un besoin précis d'une communauté bien particulière - celle des chercheurs- qui a utilisé ses ressources en expertises pour résoudre ses propres problèmes de communication et de stockage de l'information à l'échelle planétaire. En faisant cela, les scientifiques ont construit un outil universel: la mémorisation et la gestion collective de l'information, ainsi que la création d'informations nouvelles, sont des processus triviaux qui ne sont pas propres aux sciences.

L'Internet ne s'est pas élaboré par une synergie entre la recherche et l'industrie, qui est actuellement le modèle dominant de valorisation de la recherche, notamment dans les technopoles. Il a été crée indépendamment de l'industrie informatique (tout en utilisant ses ordinateurs), et les scientifiques ont fait mieux qu'elle. Une des raisons en est que l'Internet ne mettait pas en jeu des matériels au coût faramineux: l'essentiel du travail porte sur des logiciels. L'Internet n'est pas un réseau physique à proprement parler, c'est un ensemble de protocoles de communication qui font que tous les ordinateurs peuvent être à la fois émetteurs et récepteurs. Un protocole est un assortiment de règles qui permettent à un utilisateur de se connecter sur un réseau, et à différentes parties de ce réseau de communiquer entre elles. Mais l'Internet, c'est également des banques de données réparties et tout un éventail d'outils informationnels pour le partage à distance, la sélection, le stockage et la création d'informations nouvelles.

L'histoire de l'Internet est complexe et encore mal connue. A l'origine (1957), c'est l'armée américaine qui finance les premières recherches sur l'Internet et crée le réseau ARPAnet (1970), premier embryon de l'Internet (il s'agit alors d'élaborer un réseau informatique décentralisé, capable de résister à une attaque nucléaire). C'est elle aussi qui, en levant le secret militaire et en plaçant les protocoles de base de l'Internet (TCP IP) dans le domaine public (en 1980), en permettra l'usage libre et gratuit, accélérant du même coup la fédération des réseaux scientifiques.

Les chercheurs des sciences dures et les informaticiens de la recherche publique se sont très vite approprié l'Internet. Ils l'ont enrichi en créant tout un ensemble d'outils logiciels permettant d'améliorer la communication, le transformant ainsi en un puissant instrument de travail adapté aux besoins d'une recherche scientifique opérant au niveau mondial. Ce sont eux qui ont jeté les bases de cette fédération planétaire de réseaux, capable de transmettre écriture, son et image, qui forme aujourd'hui l'Internet.

L'Internet ne se résume ni au Web, ni au courrier électronique -accompagné ou non de documents joints-. Dans la pratique quotidienne du travail scientifique, il est inséparable des banques de données réparties et de nouvelles générations de logiciels (incluant l'I.A.) qui autorisent une recherche ciblée de l'information. Dans les sciences dures, chaque discipline organise le filtrage, la validation et la gestion collective du stockage de son information. Il s'agit d'un travail à distance qui est organisé au niveau mondial.

Le développement de l'Internet est aussi du à l'invention, par les scientifiques, d'institutions originales permettant de gérer internationalement, de manière souple, la croissance de l'Internet et d'en réguler les choix technologiques. Ces organisations reposent sur un dispositif tout à fait original de coopération internationale où la cooptation, la reconnaissance collective des compétences, le bénévolat et le consensus ont joués, et jouent encore, un rôle crucial. Bien entendu, celles-ci ont utilisé largement l'Internet, notamment pour la mise en débat des choix techniques. L'Internet est l'illustration de ce que ``'innovation technique radicale'' et ``innovation organisationnelle'' vont le plus souvent de paire. Elle nous montre aussi que l'innovation radicale ne se résume pas à l'organisation d'une synergie entre la recherche et l'industrie . Ses chemins sont beaucoup plus complexes.

En résumé, on peut dire que l'Internet est le fruit d'un bricolage collectif des scientifiques qui ont élaboré un instrument de travail sur l'information adapté à leurs besoins propres. Du même coup, ils ont résolus un problème que l'industrie informatique n'avait jamais pu régler (du fait de la concurrence entre constructeurs) : la création d'une norme de communication permettant de relier des matériels informatiques hétérogènes. Et ils ont mis en relief l'importance cruciale de l'articulation entre la communication formelle et informelle dans les entreprises.

Il faut également souligner que l'Internet n'aurait pas obtenu un tel succès social sans une volonté politique forte. C'est le président Clinton et son vice-président Al Gore qui ont obligé l'Internet des scientifiques à s'ouvrir aux entreprises et au commerce en lançant leur grand projet mobilisateur ``d'autoroutes de l'information'' censé transformer l'économie américaine, puis mondiale, et améliorer les rapports des citoyens avec l'Etat. Projet repris par l'Union Européenne. Sans cette action volontariste, il est probable que I'Internet et les NTIC n'auraient pas eu le formidable impact sur les entreprises et l'industrie informatique qu'on lui connaît aujourd'hui.

Cependant, même si sur de nombreux points les besoins des sciences et des entreprises convergent aujourd'hui, ils ne peut s'agir de transposer purement et simplement les modalités de la recherche à l'industrie : elles n'ont pas la même conception du rôle de l'information ni de sa circulation. L'institution scientifique repose sur une logique de la transparence et du libre accès à l'information ; alors que, dans l'industrie, l'information est le plus souvent, considérée comme une marchandise potentielle qu'on ne partage qu'avec des partenaires choisis. Sa circulation relève d'une logique de la rétention et du secret. C'est pourtant aux zones frontières, là où se construit l'innovation de produits et de procédés, que se cherche et s'expérimente aujourd'hui un nouveau compromis organisationnel et social entre sciences et industries.

3/ ARTICULER FORMALISATION ET FLEXIBILITÉ DANS L'ENTREPRISE

En mettant en lumière les dimensions ``communicationnelles'' et transactionnelles du traitement de l'information, l'Internet des scientifiques a ouvert à l'informatisation des entreprises de nouvelles perspectives, notamment celles de l'encadrement machinique des aspects transactionnels et créatifs de l'action collective.

En cela, elles répondaient au besoin des entreprises de contrôler et gérer les transformations permanentes de leur organisation. En effet, la mondialisation, l'ouverture des marchés protégés, l'âpreté d'une concurrence qui se joue au niveau international, donnent au travail à distance et aux différentes formes d'innovation (de produit, de procédé, d'organisation) un rôle-clef dans la survie des entreprises. Elle les pousse à poursuivre l'intégration informationnelle de leurs différents services et unités (les réseaux permettent d'abolir les distances spatiales pour le traitement de l'information), et à une gestion bien plus fine, ciblée et réactive de leurs informations internes et externes (reposant sur les banques de données réparties et une batterie de nouveaux logiciels).

Dans la pratique, les NTIC présentent des visages divers et souvent contradictoires. Nous allons brièvement présenter plus loin, quelque unes des propositions de réorganisation que l'industrie des logiciels vend aux entreprises. Auparavant, nous allons essayer de comprendre ce qui brouille leur lisibilité en revenant, un instant, à la notion d'information.

Schématiquement, les entreprises ``traitent'' (de manière informatique ou non) deux grands types d'informations qui, dans les organisations, sont toujours liées dans des proportions diverses : une Information répétitive, identifiable et formalisable (appelons-la : information de type 1). Et une Information floue, molle, incertaine (appelons -la : information de type 2).

La première correspond, en gros, au travail prescrit - qu'il soit informatisé ou non. Les processus qui la sous-tendent ont été jusqu'ici l'objet principal de l'informatisation dans l'industrie -avec l'automation- et dans les bureaux (première informatique). Elle se complémente d'une ``information de type 2'' qui la contextualise et lui donne sens en circulant de manière informelle, d'homme à homme.
Le second type d'information entre dans les processus transactionnels et créatifs de négociation, de décision en milieu incertain etc. Ceux-ci échappent encore largement à l'informatisation. Ce sont eux que l'Internet a mis partiellement en valeur et que les NTIC se proposent d'informatiser (deuxième informatique).

Cependant, les processus générateurs d'informations ``nouvelles'', pour devenir efficaces, doivent s'appuyer sur l'information formalisée de type 1. Cette dernière constitue le point d'appui à partir duquel peuvent s'exercer les différentes formes de créativité. Leur informatisation doit en tenir compte en s'efforçant de favoriser les complémentarités.

Aussi, appréhender la situation des NTIC dans les entreprises est une opération malaisée, parce que nous nous trouvons devant deux formes d'intégration de l'information qui ne reposent pas sur les mêmes critères et qui ont quelquefois du mal à s'articuler. L'une relève encore d'une informatisation ``classique'' (qui devient de plus en plus sophistiquée), mais qui tend à ``durcir'' les processus informationnels de l'entreprise. L'autre repose sur une ``nouvelle informatique'' qui cherche à flexibiliser l'organisation pour améliorer l'adaptabilité de l'entreprise.

Deux autre facteurs viennent compliquer la situation. D'une part, l'informatisation de second type n'abolit pas l'informatisation de premier type, cette derniére continue à investir les processus répétitifs et formalisables. D'autre part, dans la mesure ou l'informatisation de niveau 1 n'opère pas comme un simple décalque du travail humain, mais qu'elle en reconstruit les processus -en les formalisant elle les épure-, et qu'elle y intègre aussi les technologies disponibles à un moment donné, elle remet sans cesse en jeu les frontières avec l'informatisation de second type et brouille les complémentarités. Cette conjoncture rend quelquefois très délicate la position des travailleurs, y compris des cadres.




4/ LES NTIC, UN UNIVERS HÉTÉROGÈNE ET ENCORE IMMATURE

L'état de l'art reflète assez bien la confusion actuelle des entreprises. La prise de conscience que l'information est une ressource valorisable les pousse à explorer systématiquement toutes les sources d'informations disponibles pour optimiser leur organisation et accroître leur efficacité. Elle les amène à utiliser les potentialités des réseaux pour améliorer les relations avec leurs clients (business to consumer) et avec leurs fournisseurs (business to business), à systématiser la surveillance de leur environnement technologique et concurrentiel (avec "l'Intelligence économique"), et à tenter de contrôler leurs marchés par un marketing de plus en plus ciblé, utilisant l'Internet et des banques de données.

Pour ce faire l'industrie informatique propose tout une gamme de progiciels. Globalement, on assiste depuis quelques années à une convergence entre les ``grands logiciels'' antérieurs à l'Internet (tel Lotus note devenu Domino) et les outils plus légers et plus «conviviaux» inspirés de l'Internet. L'apologie de l'Internet ayant servi à contourner les résistances des personnels. Les premiers cherchent à s'alléger et à s'assouplir, les seconds à se sophistiquer et se sécuriser. Apparaîssent aussi de nouvelles fonctionnalités, notamment dans la recherche et l'exploitation de l'information ciblée.

Sous l'étiquette NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et des Communications) est proposé tout un éventail de produits relativement hétérogènes. On y trouve intranet et extranet, mais aussi tout un arsenal de reconfigurations de l'information de l'entreprise offrant une grande diversité et recouvrant différentes sortes de travaux sur l'information. Sous le même terme sont mélangés «ancienne» informatique repeinte aux couleurs de l'Internet (comme les Progiciels de Gestion Intégrés) et la «nouvelle».

L'exemple des PGI ou ERP (Enterprise Ressource Planning) qui connaît un grand essor depuis l'irruption de l'Internet dans les entreprises, est significatif. Beaucoup de directions considérant qu'un travail de formalisation, de rationalisation et de mise en visibilité de leur information interne est un préalable indispensable pour aborder la Net-économie, choisissent les PGI. Bien que datant des années 70, ceux-ci les rassurent parce les modules qu'ils proposent pour rationaliser et intégrer l'ensemble des fonctions d'une entreprises respectent les découpages traditionnels entre services (finances, comptabilité, production, ressources humaines, etc.). Pourtant, malgré les multiples paramétrages autorisés, les PGI ont l'inconvénient de ``durcir'' considérablement les modalités de traitement de l'information et de ``rigidifier'' l'entreprise ; ils tendent également à induire des dysfonctionnements en chaîne.

Dans la ``nouvelle informatique'', certaines reconfigurations sont extrêmement ciblées, d'autres plus généralistes. La plupart se recoupent ou se complètent comme le Groupware (ou collecticiel), le Workflow (gestion électronique de processus)et le Datawarehouse. Le Groupware rassemble un ensemble de méthodes et de procédures informatiques pour accroître l'efficacité du travail de groupe et favoriser le travail à distance. Elles permettent l'accès à de l'information commune, l'échange d'information, un travail collectif de mise en forme de cette information. Le Workflow consiste à réorganiser la circulation de l'information dans l'entreprise pour en éliminer les redondances (notamment dans la saisie). Il vise à rationaliser les commandes des processus et les suivis administratifs, comptables ...etc. Avec le Datawarehouse l'entreprise exploite ses propres informations (ses "dépôts de données") pour favoriser la création de valeur ajoutée, et ajuster ses comportements en les intégrant par des logiciels d'aide à la décision. Des outils de "forage de données" (datamining), combinent algorithmes statistiques et I. A. pour opérer des rapprochements entre données, extraire des modèles de comportement en fonction des contextes ( par exemple le pilotage d'un réseau de vente).

Enfin, une partie des concepts ne sont pas encore matures, comme le Knowledge Management (management de la connaissance), malgré son grand intérêt. Cette dernière approche est sans doute -conceptuellement- la plus riche et la plus ouverte. Elle s'efforce de repérer, synthétiser et combiner les différents processus de rationalisation et de valorisation du traitement de l'information de l'entreprise, tout en cherchant à prendre en compte les mécanismes d'innovation et de créativité. Mais il s'agit, pour l'instant, d'un chantier où l'offre logicielle est extrêmement éclatée et en évolution constante.

Ces quelques exemples nous montrent qu'il existe un fort chevauchement entre les fonctions effectuées par les ERP (que je classerais dans la première informatique: celle qui passe par la formalisation stricte des procédures) et les logiciels plus «légers» et plus «ouverts «de la seconde informatique. Ce qui les distingue en fait, c'est leur degré de flexibilité et d'adaptabilité. Dans la pratique quotidienne de l'entreprise les frontières sont loin d'être claires, l'efficacité globale de l'action repose sur l'organisation d'une complémentarité entre la stabilité et le mouvement que les conditions actuelles de la production (et des services) remettent sans cesse en question.




5/ UN MODèLE MOBILISATEUR AMBIGUëPOUR LES ENTREPRISES

J'ai dessiné à grands traits ce qui m'apparaît former les prémisses d'un nouveau paysage informatique dans l'entreprise. Mais technologies et rapports sociaux sont, indissociables, comme nous l'a rappelé la création de l'Internet par les scientifiques. Ils sont aussi inséparables des productions idéologiques qui leur donnent sens.

L'industrie informatique et les entreprises n'ont pas attendu l'Internet pour développer les réseaux (avez l'EDI ou la CAO) et ébaucher différentes formes de travail à distance. Nombre des fonctionnalités de l'Internet étaient déjà proposées ; mais il s'agissait de logiciels lourds et coûteux -ils excluaient de fait les petites entreprises-, qui s'étaient heurtés le plus souvent, à la méfiance des directions générales et à la résistance de l'encadrement. D'autre part, la politique des constructeurs informatiques de fractionnement de l'entreprise en micro-marchés, et leur volonté d'enfermer les utilisateurs dans des normes propriétaires, ne favorisaient pas une intégration cohérente des différentes informatiques des entreprises.

Dans ce contexte, l'apport de l'Internet n'était pas seulement technique, il était aussi conceptuel et idéologique. En proposant une norme commune d'intégration des matériels informatiques, c'est l'idée même de l'unité sous-jacente des différents réseaux informationnels de l'entreprise qu'il mettait en valeur. Ce rappel tombait d'autant mieux que les entreprises, avec la mondialisation, sont, de plus en plus soumises à de redoutables tensions qui menacent leur identité.

D'autre part, l'Internet introduisaient implicitement une rupture avec l'état d'esprit de l'informatisation précédente qui considérait le plus souvent le travail humain comme un obstacle au bon fonctionnement des entreprises (en caricaturant, l'homme doit se contenter d'alimenter les ordinateurs en données et d'exécuter les injonctions plus ou moins complexes des machines). En redonnant aux activités humaines un rôle clef dans une communication perçue comme un processus complexe (capable de combiner écriture, images et son, utilisant des logiciels spécialisés de recherche d'informations ciblées, d'archivage, etc.), l'Internet et les NTIC déplaçaient le centre de gravité des restructurations du travail de la machine à l'homme. Un homme conçu comme élément d'un collectif flexible, et relié aux autres par des moyens informatiques chargés de mettre en valeur les ressources personnelles de chacun, tout en les intégrant à un projet commun. Ce modèle idyllique relève en partie de l'utopie, mais il offre un cadre unifié à la poursuite de ce mouvement de formalisation et d'intégration des informations de l'entreprise qui a débuté dés l'aurore de l'informatisation.

Dire que nous nous trouvons devant les prémisses d'une ``industrialisation'' de la production d'informations nouvelles et de la recherche de l'information (et de sa valorisation) sous toutes ses formes, serait à la fois juste mais insuffisant, car cette production ne s'opère pas sur le modèle industriel classique (celui de la mémorisation d'une action répétitive), elle invente ses propres critères en combinant le collectif et l'individuel et en le renforçant par l'action et la mémoire des machines. Une action sur l'information et la mémoire de l'entreprise (les processus qui la sous-tendent, et les hommes qui lui donne chair) qui aboli de plus en plus les distances spatiales et accélère la temporalité.
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Il est probable que, comme pour l'automation de la production dans les années 50, nous ne soyons qu'au tout début d`un mouvement de transformation du travail et de l'organisation des entreprises qui nous réserve encore bien des surprises. Rappelons que s'étaient alors construites plusieurs déclinaisons de l'organisation qui, en se combinant, ont contribuées à transformer la vision de l'entreprise et du travail. La plus fondamentale est issue de la cybernétique. Elle constituait en quelque sorte l'enveloppe des autres déclinaisons parce qu'elle portait sur les fondements informationnels de l'organisation, alors que l'informatique s'attachait essentiellement aux applications d'une technologie en plein développement -celle des ordinateurs.

La cybernétique va alors élaborer des instruments conceptuels et méthodologiques qui concourront à l'élaboration d'un modèle dynamique des transformations de l'entreprise; il se cristallisera autour d'un utopie technicienne : l'usine sans homme. Cette utopie va irriguer l'essor de l'informatique dans les entreprises en lui fournissant des objectifs clairs. Pour les ingénieurs et les informaticiens d'entreprise, ce modèle mobilisateur va essentiellement se focaliser sur l'industrie. Il donnera un sens au premiers tâtonnement de l'automation dans les usines, puis aux différentes vagues de l'informatisation des entreprises qui suivront. Il permettra d'intégrer dans une vision générale à long terme, les transformations des technologies de production et du travail, et alimentera une parti des discours managériaux, jusqu'aux années 90.

Le modèle mobilisateur d'aujourd'hui qui se cristallise autour des réseaux communicants, recycle le schéma de l'entreprise cybernétique mais il la transforme profondément. Pour aller vite, disons que la première utopie cybernétique, reposait sur l'analogie entre l'entreprise et un organisme vivant. Focalisée essentiellement sur la production, elle mettait l'accent sur les processus de régulation internes à l'entreprise. Celle-ci étant conçue comme un tout, dont les différentes composantes s'intégraient les unes aux autres par des échanges réglés d'informations. C'est l'ensemble des ces processus informationnels qu'il s'agissait de repérer, de formaliser et de transformer pour les informatiser.

Cependant, l'entreprise gardait ses frontières et son lien avec le territoire. Le mouvement d'ensemble de ses transformations s'organisait autour d'un objectif lointain, retrouver une forme de stabilité organisationnelle correspondant, en gros, à l'expulsion maximum du travail humain des processus productifs et à son remplacement par les machines devenues enfin «intelligentes». Bien que l'installation d'un chômage durable ait peu à peu fissuré ce beau modèle, il allait de soi que les progrès conjoints des sciences, des techniques et de l'industrie travaillaient de concert au bien être de l'humanité. Dans cet univers de représentation il était essentiellement question de satisfaire les besoins existants des populations, la question de leur construction sociale et de leur extensibilité ne se posait guère. Alors qu'aujourd'hui la création de nouveaux besoins solvables est devenue une question centrale pour l'industrie et les services.


L'internet comme métaphore/apologie de la puissance opérationnelle des réseaux a fourni aux entreprises une nouvelle base idéologique leur permettant de positiver un changement permanent qui est loin d'aller de soi. Il n'est pas indifférent que les producteurs de l'idéologies informaticienne aient fait appel au «cyber» pour renouer les fils usagés de l'utopie technicienne. Il y a cependant une grande différence entre le modèle d'hier et celui d'aujourd'hui. La cybernétique était utilisé pour dépasser l'analogie entre organismeet entreprise et construire un soubassement opératoire à l'informatisation. Bien que très vite instrumentée par l'idéologie managériale, elle était porteuse d'un projet à long terme. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, où le seul projet qui subsiste est celui du changement pour le changement. Paradoxalement, la référence actuelle à la cybernétique (il n'est pas innocent d'avoir parlé si abondamment de cyberspace et de cybern'importequoi) réactive la comparaison avec le vivant juste au moment où l'analogie biologique s'épuise. Elle rencontre des limites que l'Internet et les réseaux actuels contribuent justement à mettre en lumière. Car, bien évidemment, les entreprises ne sont pas des organismes et le mouvement des techniques, comme celui de l'histoire, n'a pas obligatoirement de fin.

Aussi, l'appel au cyber reste-t-il incantatoire. Il a pour fonction essentielle de rassurer, en légitimant la confiance accordée aux technologies de pointe. L'invocation du cyber fait appel à une histoire tellement refoulée qu'elle permet de badigeonner l'Internet d'un aura sulfureux d'intelligence artificielle de bande dessinée, qui dote magiquement les technologies informationnelles de toutes les vertus. Ici, il ne s'agit plus de l'Internet réel, mais d'un nouvel avatar de cette idéologie techno-scientifique qui a pour fonction essentielle de rendre impensable les aspects sociaux des sciences et des techniques en restreignant unidimensionnellement l'espace des possibles -y compris dans les entreprise. C'est un modèle clos, tautologique où les réseaux renvoient en miroir à eux même.

Besognées par d'incessants jeux d'alliances, contraintes par une innovation continue et la pression d'une mondialisation guidée par la recherche de la rentabilité boursière, les entreprises se fractionnent et reconstruisent sans cesse leur identité; leurs frontières s'effilochent. En mettant l'accent sur ce qui maintient leur cohérence - leur squelette informationnel-, et en leur faisant miroiter la possibilité de contrôler leur flexibilité par une informatique en réseaux, l'Internet revu et corrigé par les chantres de la cyberculture, décline une métaphore positive de l'encadrement machinique de la communication qui redonne un semblant de finalité à une production et à un travail de plus en plus dénué de sens.

La glorification des réseaux communicants réconcilie dans l'imaginaire, par davantage de techniques et de sciences, toutes les tensions qui travaillent un ordre social en crise: l'individuel et le collectif, l'ici et l'ailleurs, le mondial et le local, la richesse et la pauvreté, le national et le planétaire, le savoir et l'ignorance, le masculin et le féminin,le public et le privé, la recherche et l'industrie etc., tout en imprégnant les actions les plus dérisoires d'un vague parfum d'anarchie et de contestation. Même si l'écroulement de la vague spéculative a quelque peu atténué l'apologie tout azimut de l'Internet et de la «société de l'information», ce dispositif idéologique maintient dans l'impensé les questions éminemment politiques de la finalité de la production et de la validité de notre modèle de croissance. Face aux potentialités de l'informatisation et à la symbiose de plus en plus profonde entre sciences et techniques, il paralyse l'invention de nouveaux possibles en les canalisant vers les voies d'un nouveau conformisme technologique.


CONCLUSION

l'Internet a donné le coup d'envoie d'une seconde informatisation. L'essor des NTIC participent de la prise de conscience de l'importance de ce que l'on nomme aujourd'hui le ``capital immatériel'' de l'entreprise (capital humain, capital structurel, capital clientèle), toutes ces dimensions de son actif qui échappent aux méthodes comptables et qui fondent pourtant les différences d'efficacité d'une entreprise à l'autre (à technologie similaire). La mobilisation de cette face ``qualitative'' de l'organisation de l'entreprise repose essentiellement sur la redécouverte de l'importance du facteur humain et sur la mise en valeur des ``savoirs'' (au sens le plus extensif).

Cependant, les NTIC introduisent de nouvelles tensions dans les entreprises. La première informatique (celle qui a porté l'automation des ateliers) et qui expulse le travail humain répétitif hors de la production et de l'administration depuis les années 50, ne disparaît pas; elle continue son bonhomme de chemin, avec ses conséquences sur l'organisation du travail et sur l'emploie. Ensuite, la mise en uvre de la seconde informatique est encore balbutiante, elle se fait souvent à travers des schèmes erronés empruntés à la première informatique. Enfin, la première et la seconde informatique, même si elles représentent bien deux facettes complémentaires du travail dans les entreprises, ont beaucoup de mal à s'articuler l'une à l'autre.


Aussi assiste-t-on, dans de nombreux domaines, à un double mouvement d'assouplissement mais aussi de rigidification du travail. Ces deux tendance n'apparaissent comme contradictoires que si l'on oublie que l'informatisation n'est pas conçue pour freiner le mouvement de substitution de la machine au travail humain. Les NTIC assisteront l'homme seulement là où sa présence sera indispensable pour conserver au travail une souplesse et une créativité impossible à simuler par les moyens machiniques. Pour les entreprises, adaptabilité et créativité veulent aussi dire rationalisation et automatisation de ce qui, dans ces processus, peut l'être. De plus en plus, une partie du travail d'encadrement et d`expertise pourra être délégué aux machines. Jusqu'à quel seuil?