ETHNOGRAPHIE D'UNE DéLOCALISATION VIRTUELLE

Le rapport à l'espace des internautes dans les canaux de " chat "

Madeleine Pastinelli[1]

Centre interdisciplinaire d'études sur la langue, les arts et les traditions des francophones en Amérique du Nord (CELAT)

Université Laval, Québec

Internet Relay Chat (IRC) est une application du réseau Internet qui permet à des " branchés " de partout à travers le monde de se retrouver dans un même " espace virtuel ", le canal de chat, dans lequel ils peuvent communiquer en temps réel. N'étant rien de plus à première vue qu'un autre moyen de communication, IRC a tout de même ceci de particulier qu'il ignore totalement l'espace, les frontières et les distances. Avec IRC, communiquer avec son voisin de palier n'est ni plus rapide ni moins coûteux que de communiquer avec l'autre bout de la planète. De plus, l'IRC est aussi, peut-être surtout, un instrument de sociabilité. S'il est admis qu'on ne téléphone pas à un parfait inconnu pour le simple plaisir de communiquer et d'échanger, les internautes, eux, " chatent " volontiers avec tous ceux qu'ils rencontrent dans le cyberespace même s'ils ne les ont jamais rencontrés et qu'ils n'ont aucun prétexte pour prendre contact avec eux.

L'IRC est un peu comme un immense bâtiment non localisé, une sorte de non-espace, dans lequel se trouveraient des milliers de pièces différentes consacrées chacune à un champ d'intérêt particulier et dans lesquelles des gens de partout pourraient se regrouper pour discuter et échanger. Dans ce jeu de sociabilité, chacun entrerait avec une image " vierge ", face à ses interlocuteurs, puisque ni l'âge, ni le sexe, ni la couleur de peau, ni l'accent ne seraient perceptibles. Seuls les discours permettraient aux internautes de se fabriquer une image des autres et de produire une image d'eux-mêmes. Dans ce curieux espace, chacun serait seul avec d'autres individus seuls, chacun se trouvant complètement détaché de son réseau personnel, de son identité statutaire et de son inscription dans un espace géographique donné et, en fin de compte, seule la langue subsisterait comme facteur pouvant limiter les possibilités d'entrée en relation.

Devant l'avènement de cette possibilité technique, nombreux sont ceux qui ont prédit l'émergence de vastes réseaux sociaux délocalisés. Ë une époque trouble où on tente de comprendre, voire de prévoir, qu'est ce qui, de la référence au local ou de la référence au global, prend(ra) le pas et organise(ra) l'ensemble des réalités sociales, nombreux sont les essayistes qui réfèrent, notamment, aux nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC) pour soutenir la thèse de la " délocalisation " effective du social dans l'ensemble des sociétés occidentales contemporaines[2]. Certes l'IRC et l'Internet fonctionnent de façon totalement " aspatiale ", les serveurs ne connaissant ni l'espace ni les distances, mais est-ce vraiment suffisant pour délocaliser l'internaute qui est face à l'écran ? En dépit du nombre toujours grandissant de références aux NTIC qu'on rencontre dans les différents essais d'histoire sociale contemporaine, il s'avère que les travaux empiriques sur les modes d'utilisation et les implications réelles de ces technologies sont encore bien peu nombreux.

C'est en écho à ce constat que j'ai entrepris de mener un premier travail exploratoire sur le phénomène, soit de faire une ethnographie de l'IRC. Dans un autre sens, il serait tout aussi intéressant de faire une analyse du " Mythe Internet " dans la littérature sociologique contemporaine. Cette technologie étant nouvelle, en pleine expansion et toujours en développement, sa seule évocation suffit à justifier des extrapolations de toutes sortes, le plus souvent alarmistes, donnant l'impression que le possible couplage d'Internet avec la télévision est la pire avenue qu'une certaine sociologie n'ait jamais pu concevoir. Le développement des télécommunications entra"ne certainement des transformations importantes dans les façons de faire et dans les conceptions individuelles et collectives, mais il est urgent de relativiser l'ampleur de ces changements, en tentant de saisir empiriquement ^ la fois leur nature et les différents éléments pouvant permettre de les expliquer ou, mieux, de les comprendre.

Pour aborder cette question, il m'a semblé nécessaire de faire plusieurs détours pour resituer le problème dans son contexte, soit le mode de fonctionnement et d'utilisation d'IRC dans la perspective des internautes. Cette démarche s'est avérée laborieuse étant donné la complexité de l'objet lui-même. L'absence de travaux sur ce mode de communication m'a contrainte à traiter de nombreux aspects qui sont parfois difficiles à lier avec la problématique de départ, mais qui n'en demeurent pas moins essentiels à la compréhension des modes d'utilisation de cette technologie. J'aborde donc la langue de l'IRC et l'organisation de groupes d'internautes, avant d'aborder la question de la localisation des internautes dans leur utilisation d'IRC. Pour le bénéfice des néophytes, il m'a semblé incontournable de débuter par une présentation sommaire de cette technologie et de son mode de fonctionnement. ]

Spécifications techniques sur le fonctionnement d'IRC

L'IRC est un système de communication utilisé par une multitude de réseaux, employant chacun un protocole de communication différent, qui permet de lier entre eux plusieurs serveurs et qui permet aux internautes de communiquer ensemble en temps réel. Le plus important réseau de serveurs IRC est sans conteste le réseau Undernet qui relie 45 serveurs, situés dans 35 pays, qui compte 20 000 utilisateurs en permanence et qui en reçoit plus de 250 000 chaque semaine[3]. Il existe toutefois près d'une centaine de réseau dont les plus importants, hormis Undernet, sont EFnet (47 serveurs), DALnet (27 serveurs sur 3 continents) et Totalnet.

Le terme réseau désigne simplement l'ensemble de serveurs qui utilisent un même protocole informatique pour communiquer entre eux. Le serveur, lui, est une machine bien réelle, située physiquement, qui peut recevoir un nombre limité d'utilisateurs en même temps. Les serveurs sont mis gratuitement à la disposition des internautes par les différentes organisations qui commanditent les réseaux. Parmi les commanditaires d'Undernet, on compte plusieurs [[florin]]tats américains, des institutions d'enseignements comme l'Ecole polytechnique de Montréal et la LuleŒ Tekniska Universitet de Norvège et, bien entendu, un nombre considérable de fournisseurs de branchement Internet.

Les internautes branchés sur un même réseau IRC ne communiquent pas tous ensemble. Ils choisissent différents canaux sur lesquels ils peuvent se retrouver en nombre limité, soit selon leur appartenance à une même communauté culturelle, linguistique ou autre, soit selon leurs champs d'intérêts respectifs. Une fois branchés ^ un réseau, les internautes choisissent un canal sur lequel ils vont en rejoindre d'autres. On peut plus simplement comparer le réseau ^ une bande radio, alors que le canal serait la fréquence choisie sur la bande par l'internaute.

L'utilisateur qui se branche sur un canal doit s'identifier par un surnom que, par ailleurs, il peut changer aussi souvent qu'il le désire. C'est par ce surnom que les autres pourront l'identifier et, éventuellement, le reconnaître. L'internaute peut toujours changer de surnom pour ne pas être reconnu par les autres, mais les serveurs d'un même réseau, eux, peuvent toujours l'identifier, puisqu'ils enregistrent son adresse IP, soit l'adresse de son ordinateur sur le réseau. Entre internautes, la communication demeure cependant parfaitement anonyme.

Les logiciels utilisés pour la communication sur IRC présentent tous un environnement semblable, soit une fenêtre qui se divise en trois parties : une première, à droite de l'écran dans laquelle est affichée la liste des surnoms de ceux qui participent à la séance de ]chat (ceux qui sont branchés au canal en temps réel), une autre, plus grande et au centre, dans laquelle défilent les messages qui sont envoyés par les uns et les autres et une troisième, en bas de l'écran, dans laquelle l'internaute tape le texte qu'il souhaite envoyer au groupe.

L'internaute peut envoyer son texte de sorte qu'il puisse être lu par tous ou il peut sélectionner un utilisateur et entreprendre une séance de chat exclusive avec celui-ci. De cette façon, seul l'utilisateur auquel il s'adresse peut lire les lignes qu'il envoie. C'est ce que les internautes appellent le chat privé ou encore, reprenant le nom des fonctions du logiciel, le " DCC " ou le " MSG ".

La communication sur IRC n'est jamais cumulée ou enregistrée. Lorsqu'un utilisateur se branche sur un canal, il voit appara"tre ^ l'écran les lignes de texte qui sont envoyées au moment précis où il arrive, un peu comme la personne qui entre dans une pièce rejoindre un groupe en pleine discussion. Les déplacements d'un canal ^ l'autre sont nombreux et très fréquents. Ce mouvement de va-et-vient complexifie la communication qui, à l'instar des mouvements des internautes, est constamment coupée et réorientée. Comme les échanges se déroulent en temps réel, les dialogues publics[4] de petits groupes d'internautes se croisent les uns et les autres, donnant à peu près l'effet qu'on obtiendrait si on pouvait entendre tout ce qui se dit en temps réel dans un lieu public comme un restaurant : ]

[chaque message débute par le surnom de celui qui l'envoie, entre chevrons, suivi habituellement du surnom de celui auquel il s'adresse. J'ai identifié par une même lettre chaque ligne qui renvoie ^ un même échange pour faciliter la lecture de l'extrait.]

A<fanieee> Cocotte hummmmm!!! j'ai pas dormi... mais ca va

B<caro98> T_Pasgame ..es tres occupé avec ses ti chiffrsa natin.......lololol [lolol : mort de rire]

A<`Cocotte_> Fanieee comment ca que tu n'as pas dormi?? :( [ :( tristesse ou colère]

A<fanieee> Cocotte ca filait pas.. mais je vais me recoucher bientot

B<caro98> Yslaferme......ben tu disais ta y........a .lautre qui chantais.....lololol

A<`Cocotte_> Fanieee ah oki.... [oki : OK, d'accord, message reçu]

B<Flip|AFK> Caro: oui et non.....

B<Yslaferme> caro98 :))) [ :))) : content, sourire]

A<ronniiiii> fanieee> vien que je te borde un peux avant que tu tant dorme hihihihih

C<Kymo> Cocotteeeeeeeeeeeeeeeeeee :))))

C (A)<`Cocotte_> Kymo allo :)

C<Kymo> Cocotte ca fait un ti bout non? [un ti bout : un certain temps]

C<`Cocotte_> Kymo oui un ti-bout en effet :)

D<caro98> appel a tous..............es ce qu il a quelaqu un qui es capable de se branché icq a matin [icq : serveur]

C<Kymo> Cocotte tu vas bien?

A<fanieee> ronnniiiiiiiiii mci... j'ai froid pis je tremble [mci : merci]

D (C)<Kymo> Caro oui moi!!!!!!!

C<`Cocotte_> Kymo tres bien merci et toi?

D (C)<Kymo> Caro98 oui moi!!!!!!!

D (C)<`Cocotte_> caro98 pas moi :((

A<ronniiiii> fanieee> jai fais du bon café tent vue tu un [tent vue tu un : en veux-tu un]

D<caro98> Kymo.....chanceux...........

C<Kymo> Cocotte ca roule pas mal... avec le bébé, j'ai un nouveau contrat 2 jours par semaine ^ l'extérieur de la maison et un autre contrat 3 jours ^ la maison alors!!!!

A<fanieee> ronnniiiiiii Yesssssss... mci xx

D (C)<Kymo> Caro98 chanceuSE heheheh :)))

(Enregistré sur #quebec25+, Undernet, 23 octobre 1998, 9h50)[5]

Comme on peut le voir dans cet extrait, les internautes communiquent souvent deux par deux, mais demeurent attentifs aux messages des autres et peuvent échanger avec plusieurs personnes en même temps. Le croisement de la communication ne semble pas ennuyer les internautes qui prennent le soin d'indiquer à qui ils s'adressent pour faciliter la communication et qui passent d'un échange à l'autre sans difficulté, pouvant même en tenir plusieurs simultanément.]

La langue de l'IRC

La langue utilisée sur IRC est pleine de codes et d'abréviations. Certains sont parfaitement uniformes d'un réseau et d'un canal à l'autre, alors que d'autres sont partagés par des groupes restreints d'internautes. Plusieurs sites web consacrés à l'IRC présentent des recensions des différents codes et abréviations, sous forme d'abécédaire ^ l'usage des débutants, contribuant ainsi à l'uniformisation du code. Ce langage particulier remplit deux fonctions absolument essentielles compte tenu du contexte de communication. D'une part, il allège la langue, permettant ainsi une communication plus rapide et, d'autre part, il se substitue aux effets de sens des intonations de l'oral, permettant ainsi d'ajouter une dimension expressive aux messages.

Certaines abréviations sont uniformes sur l'ensemble des canaux francophones, signalons notamment " lol " (laught out loud) ou " mdr " (mort de rire), " alp " (à la prochaine), " asv " ([[perthousand]]ge, sexe et ville), " pcq " (parce que), " c " ou " cé " (c'est), " qq " ou " qqun " (quelqu'un), " po " (pas) et " op " (opérateur). Presque tous les mots peuvent être réduits d'une façon similaire. Les abréviations varient beaucoup suivant l'inspiration des internautes, leur précision au clavier (les inversions et autres fautes de frappe sont très courantes) et leur connaissance de la langue. Grand nombre d'utilisateurs ont également abandonné les apostrophes et les accents. En fait, la langue de l'IRC varie entre la réduction qui permet d'accélérer la vitesse de frappe au clavier et le niveau en deçà duquel la langue deviendrait incompréhensible pour les destinataires.

Différents codes permettent à chacun de faire conna"tre leurs émotions aux autres. L'utilisateur fâché, qui crierait s'il était en face des autres, utilise les majuscules, alors que l'utilisateur un peu moins mécontent utilisera le " grrrrrr ", celui qui est mort de rire le " lol ", celui qui rit avec sarcasme le " mouhahahaha " et celui qui rit avec complicité ou suspicion le " héhéhéhéhé ". Les smileys sont des images faites de caractères typographiques qui reproduisent des visages content :-), mécontent :-(, grimaçant :-P, faisant un clin d'Ïil ;-) et qui sont utilisées tant(TM)t pour réagir à ce qu'un autre vient de dire, tant(TM)t pour préciser l'expression qui accompagne le message (les smileys se " lisent " de c(TM)té, les deux points [ou le point virgule] représentant les yeux et la parenthèse remplaçant la bouche). Comme on peut l'observer dans les différents extraits présentés dans ce texte, ce code est bien assimilé par les internautes qui l'utilisent largement.

La cohésion du groupe

Contrairement à la plupart des auteurs qui s'intéressent à la " cybersociabilité ", je préfère parler de " groupes " plut(TM)t que de " réseaux ". Le réseau a été défini par Norbert Elias comme un filet fait de multiples fils reliés entre eux qui ne peut se comprendre ni comme un tout ni comme l'addition de ses parties, mais bien comme un ensemble d'interrelations entre le tout et ses parties, puisque les réseaux de relations sociales sont un mouvement perpétuel tissant et défaisant inlassablement des relations[6]. Les canaux que j'ai observés s'apparentent plus à des groupes imperméables entre eux, dans lesquels tous se reconnaissent, qu'à des ensembles de relations qui se croisent sans se superposer.

Le premier contact avec l'IRC laisse un profond sentiment d'incohérence qui limite la compréhension des logiques internes propres à cet espace de communication. Le va-et-vient incessant de milliers d'internautes qui communiquent à plusieurs dans des échanges discontinus et constamment interrompus peut laisser croire à l'observateur que l'IRC est un univers chaotique, voire anarchique, et que les échanges qui s'y tiennent sont complètement discontinus. L'observation répétée des mêmes canaux permet toutefois de percevoir clairement que l'ensemble formé des internautes d'un même canal constitue un groupe relativement stable qui dispose d'une langue particulière et d'un ensemble de règles reconnues de tous. Le canal a une histoire, faite de surnoms et d'événements, qui participe de la cohésion du groupe et qui lui donne une " couleur " particulière. Sur #quebec25+, j'ai pu retrouver " Kymo ", " T_Pasgame ", " Yslaferme ", " fannie ", " ronnie " et " flipper " presque tous les matins entre 9h30 et 12h00. Derrière d'incessantes réorientations des discussions, j'ai fini par observer des retours sur les échanges qui avaient eu lieu plusieurs jours, même plusieurs mois avant.

Il importe cependant de préciser que la constitution d'un groupe et que la continuité des échanges ne sont pas observables sur tous les canaux. Certains canaux, que j'appelle les canaux d'échanges privés, ne semblent pas regrouper d'internautes fidèles qui se (re)connaissent massivement entre eux et qui manifestent publiquement cette reconnaissance réciproque. Sur les canaux consacrés aux discussions érotiques, de même que sur les canaux de piratage informatique, toutes les interactions semblent se faire en privé. Publiquement, tout ce qu'on observe, ce sont les sollicitations répétées d'internautes qui cherchent des interlocuteurs avec lesquels discuter en privé d'un thème précis. Ils sont sans doute nombreux à fréquenter ces canaux de façon régulière et même à pouvoir se reconna"tre, mais il est peu probable que ceux-ci parviennent à constituer un groupe d'appartenance, étant donné que les échanges privés ne peuvent s'établir que d'individu à individu, seulement à deux internautes. ]

Les règles

La communication sur IRC est soumise à un ensemble de règles contraignantes qui contribuent sans doute à la cohésion du groupe ou, plut(TM)t, qui en sont l'expression. Il est interdit à peu près partout d'envoyer plusieurs fois de suite la même ligne de texte et d'envoyer des messages à caractère publicitaire. De même, les majuscules peuvent être employées pour attirer l'attention sur un mot, mais il n'est pas admis qu'un internaute écrive plusieurs phrases complètes en majuscules. Sur certains canaux, il est interdit de tenir des propos " vulgaires " ou " haineux ", d'envoyer promener ses interlocuteurs, de solliciter les autres pour faire du piratage informatique, etc. Sur d'autres canaux, qui se veulent " libres " ou " ouverts ", il est interdit de pester contre ceux qui emploient un langage vulgaire ou qui tiennent des propos haineux. Certains canaux interdisent la drague, d'autres, réservés au plus de 25 ans, au plus de 40 ans ou au plus de 60 ans sont implicitement interdits aux plus jeunes, d'autres, réservés aux femmes, sont interdits aux hommes et, sur certains, il est interdit d'utiliser certaines langues.

Comme toutes règles, celles-ci sont sanctionnées, leur respect étant assuré par les opérateurs des canaux. Le premier internaute qui se branche à un canal (celui qui le crée) obtient le statut d'opérateur, le serveur activant ses fonctions de contrôle pour ce canal et seulement pour celui-là. L'opérateur peut partager les privilèges de son statut avec d'autres, il peut conférer à n'importe qui le statut d'opérateur et il peut l'accorder autant de fois qu'il le désire. Les opérateurs ont essentiellement deux pouvoirs : ils peuvent limiter le nombre d'utilisateurs du canal en indiquant au serveur le maximum d'internautes qu'ils acceptent de recevoir en même temps et ils ont la possibilité de sanctionner les écarts aux règles en excluant les utilisateurs du réseau. On distingue trois types d'exclusion, soit le " kick " qui ne fait que débrancher l'utilisateur (celui-ci peut revenir sur le réseau tout de suite après s'il utilise un autre surnom), le " kick-ban " qui débranche l'utilisateur et enregistre son adresse IP (l'adresse de l'ordinateur sur le réseau) pour l'exclure complètement du réseau pendant une période de quelques jours et, finalement, le " radical-ban " qui exclut de façon définitive l'internaute. Le fautif qui se voit infliger une sanction n'est pas seulement exclu du canal, mais bien du réseau. S'il se fait exclure par un opérateur de #france du réseau Undernet, il ne pourra plus se brancher sur ce réseau et ne pourra donc se joindre à aucun des canaux qu'il comporte, à moins de changer son branchement à Internet ou d'utiliser un autre ordinateur.

Les sanctions sur IRC sont appliquées par des internautes eux-mêmes de façon relativement arbitraire. Il est bien sûr difficile de déterminer à partir de quel moment les propos deviennent haineux et il est encore plus compliqué de démasquer l'utilisateur masculin ou celui qui n'a pas 25 ans. Les opérateurs peuvent sanctionner d'un simple " kick " ce qu'ils sanctionneraient peut-être par un " radical-ban " le lendemain ou ce qu'un autre opérateur n'aurait tout simplement pas sanctionné. Le plus souvent, les opérateurs envoient un avertissement à l'internaute fautif, l'invitant parfois à aller visiter le site web du canal pour consulter les règles, après quoi, s'il est toujours récalcitrant, il sera exclu du réseau. Les " habitués " d'un canal connaissent les opérateurs et savent de quelle façon ils réagissent selon les offenses. Les opérateurs sont soumis aux pressions des utilisateurs qui souhaitent bien souvent leur intervention ou, à l'opposé, qui leur reprochent d'être intransigeants et qui les menacent parfois de boycotter le canal. Ceux qui ont le pouvoir de sanctionner les règles sont soumis au regard public et à la pression du groupe. La volonté des opérateurs de ne pas voir leur canal déserté par tous, donc de conserver leur pouvoir, les mène à se plier aux intérêts et aux désirs de la majorité. Le partage des règles assure la cohésion du groupe, et ce à plus forte raison étant donné que les internautes choisissent leurs canaux. Les règles ne sont pas toutes formelles et officielles. Dans bien des cas, l'utilisateur ne sera pas exclu " informatiquement " du groupe, mais il sera l'objet d'une risée et on ne le laissera pas s'intégrer aux échanges. En ce sens, il est très courant de voir les internautes en inviter un autre à changer de canal.

L'expression de l'appartenance au groupe

Certains des échanges qu'on trouve sur IRC ne véhiculent aucun message, ils ne font qu'exprimer la compétence des initiés (les internautes qui connaissent le fonctionnement d'IRC) qui ma"trisent le code. C'est peut-être une façon de se rappeler collectivement que le groupe existe parce que le code est utilisé et compris par tous. Ces manifestations d'appartenance au groupe adoptent une forme ludique, ce n'est qu'un jeu. Ce type d'interaction consiste en l'envoi par tout un chacun d'un code, d'un smiley ou d'un seul mot, qui ne renvoie ^ rien de précis. Par exemple, les fonctions " ping! " (utilisée pour vérifier le temps de transmission du modem) et " !seen " (utilisée pour interroger le système) pourront être utilisées par une dizaine d'internautes, sans raison particulière, après qu'un seul les ait lui-même utilisées. De la même façon, un internaute enverra un smiley non adressé sans raison apparente, auquel les autres répondront en envoyant des smileys par dizaines. L'acte de communication se réduit à sa plus simple expression, dans une utilisation du code qui n'exprime rien d'autre que la ma"trise de celui-ci :

<NIKITAA> ;))))

<Astora> re nikitaa [re : toi pareillement]

<T_VoiD> re nikitaa :)

<Yoman> re ;))

<Heureuse-> NIKITAA kikou toua:)))kwe [kikou toua : allo toi ; kwe : exclamation]

<Kraco> dame nikita bonjour

<xzanadou> NIKITAA kikou:))))

<NIKITAA> t-void;) re

<NIKITAA> heureuse;)))))))))))kweeeeeee:))))))

(Enregistré sur #france, Undernet, 10 novembre 1998, 15h20).

Les discussions de plusieurs minutes se font rarement à plus de deux ou trois internautes à la fois. Même s'ils sont près d'une centaine ^ échanger publiquement sur un même canal, chacun est engagé dans une conversation avec le plus souvent un seul interlocuteur. Or, s'ils souhaitaient vraiment être seuls, coupés du groupe, les internautes communiqueraient en privé. S'ils échangent dans un dialogue à deux voix, au milieu des autres, c'est que, forcément, ils expriment une appartenance ou du moins un intérêt vis-à-vis du groupe. Les échanges de codes et de smileys semblent être l'occasion de quitter momentanément une interaction d'individu à individu pour se livrer à une interaction de groupe. C'est une façon pour les internautes de se resituer ^ l'intérieur du groupe et de rappeler aux autres qu'ils ne les ignorent pas même s'ils ne discutent pas avec eux, renforçant ainsi l'unité du groupe.

Le site web et la consécration du groupe

Les sites web sur lequel les opérateurs publient l'" histoire " du canal, les règles qui y sont en vigueur, les photos des utilisateurs réguliers, les activités récentes des uns et des autres et les rencontres à venir achèvent la consécration du canal comme groupe d'appartenance des internautes. En fin de compte, l'histoire du canal est toujours la même, ce sont quelques correspondants qui, s'étant rencontrés sur d'autres canaux, ont décidé de s'en créer un, puis d'autres internautes se sont joints aux premiers, des rencontres ont été organisées et l'affluence a progressé. L'histoire de #quebec25+ ressemble à celle de bien d'autres canaux :

Vous vous demandez comment est né #quebec25+ ? Qui a décidé de le fonder, qui était au tout début ? Je vais essayer de recréer sa petite histoire ! (Ne m'en voulez pas trop, je fais ça de mémoire.....et faut pas oublier que la mémoire est une faculté qui oublie !!!)

Au tout début, c'est-à-dire au mois d'Août 96 le canal fut établit. Nous n'étions que quelques usagers dont Luap, Myriame, Brume, Lowrad, et moi, (Markarian), dont nous sommes toujours des usagers fidèles au canal. [É] Le canal grossissait lentement mais surement, certains soirs nous pouvions être une cinquantaine d'usagers à avoir du plaisir. Notre premier GT [get together] rencontre fut le 25 Octobre 96, organisé par Brume. Un souper à Montréal qui nous a permis de tous nous rencontrer. Ce fut des plus agréables. De nombreux GT et activités de toutes sortent sont organisés par différents usagers réguliers du canal. Que dire du fameux gt des Amazones organisé par Cybele et Rosye. Et le Gt Roller, organisé par Melan et Coco-01, la croisière à Trois-Rivières, organisé par notre Flipper national, et plusieurs autres gt ont eu lieu et ne cesse d'avoir lieu régulièrement. Dernièrement un changement fut apporté au canal. Luap ayant moins de temps à consacrer, confia le management du canal à Markarian[7].

Curieusement, il semble que les sites ]web des canaux apparaissent au moment où ceux-ci sont devenus des " groupes ", au moment précis où on peut raconter leur histoire. Les canaux d'échanges privés, ceux sur lesquels les gens ne font que passer pour trouver un interlocuteur, n'ont pas de site web. C'est que, pour faire le site d'un canal, il faut d'abord avoir un contenu à diffuser et que, pour ça, il faut que le canal soit l'espace de rassemblement d'un groupe bien constitué dont on peut raconter l'histoire et présenter les membres qui se reconnaissent entre eux. Ces sites web permettent de " fixer " le groupe en tant que tel, ce par la publication de l'histoire de chacun, des photos des utilisateurs réguliers, voire même des " couples du canal ". L'" histoire " des canaux, c'est bien souvent celle des get together (GT), lors desquels les internautes ont pu se voir, de visu, se rencontrer, in situ, dans un espace bien réel et aussi dans un temps, non pas " réel ", mais " véritable ", qui était synchroniquement le même pour tous, soit celui d'un repas, d'une soirée ou même d'une croisière.

À propos du village global...

Est-ce que quelqu'un parle le français ?

La première barrière qui limite les échanges et qui permet d'inscrire partiellement les internautes dans un groupe distinct est la langue des canaux. Il va de soi que les francophones se retrouvent massivement entre eux, tout comme les germanophones, les hispanophones ou les anglophones. Mais, à un autre niveau, chaque communauté linguistique se subdivise également en sous-communautés. C'est que la langue utilisée sur IRC reproduit la structure syntaxique et souvent la sonorité de l'oral, ce qui fait que, dans certains cas, un Marocain francophone peut difficilement comprendre un Québécois, voire qu'un quinquagénaire peut difficilement saisir les propos d'un adolescent -- à moins que celui-ci ne choisisse délibérément de s'exprimer de façon à être compris par tous.

En effet, que peuvent comprendre un Français, un Belge ou un Maghrébin à des phrases comme " ma ten faire un quand ma aller cheu vous " (je t'en ferai un quand j'irai chez toi), " el sait ben mais ta blonde ca y derange po " (je le sais bien, mais ca ne dérange pas ton amie), " crime ej veux tvoir mais ej peu po teberger " (je voudrais te voir, mais je ne peux t'héberger)[8]  ? On peut bien admettre que nombre de transformations de la langue soient attribuables à l'ignorance des normes ou à la vitesse de frappe au clavier, mais ce n'est tout de même pas par méprise sur la norme linguistique que cet internaute transforme le " je " en " ej ". Cette langue orale transposée à l'écrit permet aux internautes de communiquer en privé, mais publiquement, entre Québécois dans ce cas-ci et, il faut bien le dire, de narguer les autres francophones qui ne peuvent pas comprendre l'échange. Le canal #quebec du réseau Undernet n'est pas interdit aux non-Québécois, mais il s'affiche comme " le canal où l'accent fait la différence ". Plut(TM)t bien choisi, ce slogan (qui est encadré de fleurs de lys sur la page d'accueil du site), reflète bien la langue qu'on rencontre sur ce canal où, par ailleurs, il n'y a visiblement que des Québécois. En l'absence des " Autres ", l'emploi d'une langue qui tient plus de l'oral que de l'écrit permet essentiellement de recréer les modalités d'un échange de vive voix, plus intime, plus personnel et moins formel.

L'utilisation d'une langue " opaque ", qui demeure inaccessible à l'Autre, n'est pas une pratique exclusive aux Québécois. Les internautes marocains et tunisiens écrivent couramment leur langue maternelle avec l'alphabet latin et sont, eux aussi, totalement incompréhensibles pour les intrus. Comme les Québécois, ils délaissent le plus souvent le français standard lorsqu'un internaute qui n'est pas des leurs tente de s'immiscer dans leurs échanges :

<t1000> bonsoir tout le moooooooooooooonde

<EROS-> chee : tu es sorti toi ?

<t1000> reda bie,venue sur le chat

<chee1> eros oui 3ad jit

<EROS-> chee : kayene chi berde ?

<t1000> hamdoullah

<chee1> eros chouia mais chta a jem

<t1000> gjtju

<moniq> :msg tar21 19 f dijon [réponse ^ une communication de tar21 en msg (privé), je suis une femme, j'ai 19 ans et je suis ^ Dijon]

<EROS-> chee : wa louwkane ghir yte7e ettelje wella had echta

<chee1> eros iwa ghir sbor ha 4 mois dyal talj jaya

<t1000> pas beaucoup de monde ce soir !!! :(

<t1000> qu'est ce que vous racontez??

<INSA> salut le maroc

<Babouille> est ce que quelqu'un parle le francais?

<t1000> ynjtnj

<t1000> hyth

<t1000> giet

<t1000> jjpkk

<RFI> U2> sawal 3lik wa7ed lgarbouz man holanda nick HALIM

<t1000> :)

<t1000> :)

<t1000> ftgbjh

<t1000> fugeees

<t1000> aerosmith

<t1000> nana

(Enregistré sur #maroc, Undernet, 2 novembre 1998, 12h30).

Cette langue manifeste l'appartenance à un groupe particulier et permet aux internautes de se retrouver entre eux, donc en opposition avec les Autres, sur les canaux où ils ne sont pas seuls. Ainsi, les Maghrébins qui veulent exclure les francophones de leur groupe y parviennent sans difficulté. ]

Mets ton chapeau pis viens à Dolbeau

Sur un canal comme #francophone, qui est censé regrouper une vaste communauté d'internautes indépendamment de leur appartenance à une communauté culturelle ou régionale, on peut observer constamment différentes formes de manifestation d'appartenance à des communautés particulières. Ainsi n'est-il pas rare de voir des " guerres régionales " éclater sur les canaux. En fait, il ne se passe jamais cinq minutes sans qu'un internaute dise aux autres de quelle région il est, ce qui provoque bien souvent des commentaires sur la région en question, commentaires qui donnent parfois lieu à de vives discussions. Sur les canaux exclusivement québécois, les rivalités prennent habituellement la forme d'une opposition Québec/Montréal ou milieu rural/milieu urbain. Sur les canaux français, les discussions à propos des différentes régions sont également très courantes. Peut-être en raison des échanges sur le sport professionnel qui reviennent souvent, les Européens, voire plus simplement les Français, sont nombreux à se livrer des guerres régionales dans lesquelles chacun y va de son " Allez les bleus ! ". Là aussi, tous les prétextes sont bons pour faire référence à sa région, ce qui provoque presque systématiquement la division des internautes en petits groupes.

<PAscal23> j aimerais parler a des bordelaises !! /MSG ME please :)))

<CrazyCat> pascal23> pas de couleurs

<warii> je suis à bx [bx: Bordeaux]

<TOMASI> VIVE BORDEAUX

<rem> bordeau pourri

<ionie> vive auxerre

<trip> abat auxerre

<hercule> vive la france

<rem> allez LENS

<B|llou> coucou la france ;=)

<rem> et Lens ils ont gagné

<rem> ce sont les meilleurs

<ionie> je maintient vive auxerre

<rem> Auxerre au chiot

<rem> pardon au ciote

<GabriHell> rem au chiote?:)

<trip> abat auxerre et je maintien, apres tout c'est pour ca que tu m'a envoyer balader tout a l'heure

(Enregistré sur #france, Undernet, 2 novembre 1998, 14h45).

Ce genre d'échange a lui aussi un caractère profondément ludique. C'est un jeu qui permet à tous de se (re)localiser et, surtout, de faire savoir aux autres dans quelle région on se trouve. D'un point de vue formel, ce jeu ne peut toutefois pas se réduire à cette seule explication. L'affirmation d'un " Vive Bordeaux " n'a absolument pas le même sens que celle d'un " Je suis à Bordeaux ", même si les deux permettent aux Bordelais d'obtenir le même résultat. Le " Vive Auxerre ", s'opposant au " Vive Bordeaux ", est en lui-même porteur de toute la tension qui s'exprime dans un " Auxerre aux chiottes ". Ce genre d'exclamation permet la constitution d'un " Nous " local qui s'oppose aux " Autres " d'un quelconque ailleurs, et ce même si, dans la plupart des cas, la tension demeure faible et que les échanges reprennent leur cours normal une fois le jeu terminé. Parfois, la tension atteint un paroxysme, marquant bien la puissance latente qui est contenu dans un simple " Vive Auxerre ". A cet égard, les échanges entre Français et Québécois sont les plus éloquents que j'ai eu l'occasion d'observer. Il faut savoir que les Québécois sont, toutes proportions gardées, de loin les francophones les plus nombreux sur Internet[9]. Dans les canaux québécois, on rencontre peu de Français ou d'Européens, mais, à l'opposé, les canaux français sont littéralement envahis par les Québécois. La tension entre les deux communautés d'internautes peut rester au niveau du jeu, croître jusqu'à une division linguistique au cours de laquelle les Québécois s'expriment de façon à ce que les autres ne puissent les comprendre ou, à l'extrême, elle peut aller jusqu'à l'exclusion des uns et des autres par les opérateurs de canaux :

<Strato> MOI JE VIEN DU QU[[florin]]BEC!!!

<frimousse> moi aussi Strato!!;-)

<nath33> moi aussi du québec

<Strato> ,a fait du bien de savoir que je ne suis pas le seul Québécois icitte je commencais à paniquer!

<frimousse> oui tres bien merci tu es de quel regoin ?:-)

<frimousse> oup regions!!hihi

<tigresse-> moi aussi je usis du québec

<Strato> Je suis de Jonquière!

<nath33> frmousse de joliette et toi

<Heureuse-> Strato moua chui de joliette [moua chui : moi je suis]

<frimousse> de rouyn....nath33!:-)

<Kzy> joliette joliette c'est quoi ca comme bled ???

<nath33> kzy a 60km a l'est de montréal

<flacso> moi je viens d>'hebertville station

<Heureuse-> kzy c une des plus belles villes du québec:)))))

<Kzy> nath a ouais faut dire je connais pas trop bien le bresil moi :))

<flacso> j'ai dit moi je viens d>'hebertville station

<nath33> kzy je suis québecoise donc du canada

<Strato> MOI AUSSI! IL YA DONC 0.4% DU MONDE QUI VIEN DE DLË

<frimousse> tu es faché strato!!??;-))) hihihi

<Strato> ENWéYE ENWéYE LA PTITE TITE TITE, ENWéYE ENWéYE LA PTITE JUMENT! [refrain de folklore québécois]

<T_VoiD> Strato: pas de majuscules merci

<CrazyCat> Strato> les caps c la derniere fois [caps: majuscules]

<flacso> MET TON CHAPEAU PIS VIENS A DOLBEAU

(Enregistré sur #france, Undernet, 11 novembre 1998, 11h20).]

Les Québécois n'entendent pas à rire face à un Français qui leur dit, alors qu'on lui explique où se trouve Joliette, qu'il ne conna"t pas le Brésil. " Strato " se permet donc un pied de nez à son interlocuteur, en se référant à un " enwèye, enwèye la tite tite " qui, écrit ainsi en majuscules, est un acte de provocation en bonne et due forme. L'invitation de " Strato " est tout de suite reçue par " Flacso " qui y va solidairement avec la devise du Festival western de Dolbeau. Les Français qui ont assisté à la scène n'ont sans doute pas pu comprendre le sens des interventions des Québécois, mais ils ont sans aucun doute pu percevoir la tension qui opposait " Kzy " aux internautes du Québec.

En plus d'un premier enracinement dans un espace culturel qui se fait par l'utilisation d'une langue particulière et par l'expression des différentes références de chaque communauté, il faut ajouter qu'un grand nombre de canaux IRC sont localisés géographiquement. Ce n'est pas le canal lui-même qui est localisé, mais plutôt son appellation et, partant, ceux qui le fréquentent de façon régulière. De #gaybleuet (homosexuel du Saguenay-Lac-Saint-Jean) à #shawi (Shawinigan), en passant par #mtl-rive-sud (rive sud de Montréal), #drummond (Drummondville), #abitibi ou #quebecville, on a tôt fait de faire le tour complet du Québec. Ces canaux bien localisés permettent aux internautes des différentes régions de se retrouver entre eux. Sur #shawi, on ne parle pas de Shawinigan (à propos de), mais bien de Shawinigan (on est tous de cette ville). L'échelle est réduite, mais les processus sont les mêmes : on ne se regroupe pas pour s'opposer à l'Autre de l'étranger ou des grands centres urbains, mais plutôt à ceux qui habitent Grand-Mère, la ville voisine, alors que sur #drummond, l'Autre s'incarne en la personne des internautes de Victoriaville.

Modalités d'une nouvelle sociabilité

Que le canal soit situé ou non, les internautes, eux, prennent toujours le soin de se localiser linguistiquement, culturellement et géographiquement et de situer de la même façon leurs interlocuteurs. De façon quasi inévitable, l'entrée en matière est suivie d'une identification réciproque des internautes, l'identification renvoyant ici essentiellement à l'" asv " (abréviation de âge, sexe et ville) et, occasionnellement, à l'occupation des internautes. On s'identifie et on se localise tantôt en annonçant dès son arrivée sur le canal " Je suis un gars de Sherbrooke qui voudraitÉ ", tantôt en sollicitant les internautes d'une région particulière : " Je cherche des Bordelaises msg me please " ou en y allant d'un " Vive Auxerre " ou d'un " Mets ton chapeau viens à Dolbeau ". Plus simplement encore, on voit surgir des questions aussi claires que " asv ? " et on rencontre des surnoms très parlants comme " Caro_mtl_22 " (Caroline, Montréal, 22 ans). En l'espace de quelques minutes, l'internaute qui arrive sur un canal sait quel [[perthousand]]ge ont ses interlocuteurs, de quel sexe ils sont et dans quelle région ils se trouvent.

Pour comprendre le sens que prend cette forme de (re)localisation des internautes, l'important n'est pas tant de savoir de quoi l'on parle, mais plut(TM)t avec qui l'on communique et pourquoi on le fait. La distance culturelle entre les acteurs appartenant aux différentes communautés de la francophonie ne devrait pas, en principe, être suffisamment importante pour expliquer la localisation quasi systématique des canaux ou, du moins, des internautes. Est-il justifié de croire qu'un adolescent de 15 ans du Québec à plus de chose en commun avec un Parisien de son âge qu'avec un Québécois dans la cinquantaine ? Il serait difficile de trancher, mais de toute façon rares sont les Québécois qui cherchent à échanger avec les Français et rares sont les Français qui veulent échanger avec les Maghrébins. Pourtant, des francophones de partout se croisent sur IRC, mais l'échange ne prend forme que si les internautes se présentent comme étant d'une région suffisamment rapprochée. De la même façon, mais avec une importance un peu plus relative, l'échange ne s'établit que si l'interlocuteur virtuel appartient au " bon " groupe d'[[perthousand]]ge et, éventuellement, que s'il est du " bon " sexe.

La sociabilité sur IRC doit être dépassée, il faut qu'une rencontre de visu soit possible, sans quoi les internautes trouvent peu d'intérêt ^ s'investir dans l'interaction. Dans un espace où on trouve des milliers d'interlocuteurs potentiels à toute heure du jour ou de la nuit, les internautes ont tout le loisir de choisir leurs correspondants en fonction d'une éventuelle " compatibilité sociale ", mais aussi en fonction de la possibilité effective de les rencontrer. La démarche des internautes ne vise pas tant la rencontre des autres, que la mise en place de la possibilité de les rencontrer. Evoluant dans le plus parfait anonymat, ils peuvent toujours choisir de ne jamais rencontrer leurs correspondants de visu, mais ils veulent avoir la liberté de choisir ou non cette rencontre et, pour cela, il faut que les correspondants soient de régions relativement rapprochées. Vue de l'intérieure, la recherche d'une explication à la localisation des canaux et des internautes semble absurde et pourrait se formuler à l'inverse : pourquoi les internautes du Québec développeraient-ils des liens avec des internautes français alors qu'ils peuvent choisir leurs interlocuteurs parmi des centaines, voire des milliers de Québécois ? Ainsi, les gens de Bordeaux veulent échanger avec des Bordelais, ceux de Saint-Georges cherchent des Beaucerons du Québec et ceux de Repentigny, des Montréalais. La sociabilité sur IRC n'est pas délocalisée et elle ne saurait l'être, puisque les interactions sur IRC ne sont pas une fin en elles-mêmes, elles ne sont qu'un moyen utilisé pour parvenir à une sociabilité réelle, par opposition à la sociabilité dite " virtuelle ", qui demeure confinée au non-espace qu'est l'IRC.

Une délocalisation relative

Il serait faux de soutenir que les échanges et les rencontres entre internautes de régions du monde éloignées sont impossibles. Le web contient plusieurs sites où les uns et les autres racontent leurs voyages à l'étranger au cours desquels ils ont pu rencontrer leur correspondant(e), mais il s'agit là d'interactions qui s'organisent essentiellement d'individu à individu, qui ne prennent jamais la forme de vastes groupes et qui ne sont pas observables sur les différents canaux de chat, que ceux-ci soit internationaux, régionaux ou locaux. Néanmoins, il faut bien reconna"tre que l'IRC délocalise, du moins partiellement, les internautes. Or, l'essentiel de cette délocalisation, telle que j'ai pu la percevoir, se joue à un niveau insoupçonné, à une échelle réduite qui ne transcende pas l'espace, mais qui réduit sensiblement les distances.

Il serait surprenant qu'un Montréalais qui n'a jamais quitté cette ville ait un réseau de sociabilité bien développé qui s'étende à la grandeur de la province ou du pays. Comme l'ont démontré plusieurs sociologues, à une époque encore récente, 80 % des Français choisissaient leur conjoint à l'intérieur de leur commune d'origine[10], et les travaux d'Andrée Fortin sur les réseaux de sociabilité au Québec indiquent bien que, là aussi, l'espace géographique couvert par les réseaux individuels demeure relativement restreint11. Or, voilà qu'avec IRC, les internautes de Québec se déplacent jusqu'à Gaspé (800 km) pour rencontrer leurs correspondants, que ceux de Montréal se rendent à Trois-Rivières (200 km) pour une " croisière-GT " et que des gens, qui ne se seraient peut-être jamais rencontrés autrement, eut égard notamment à la distance qui séparent leur région respective, se rencontrent et établissent des relations relativement durables :]

Après cinq mois d'amitié virtuelle, ils ont décidé de se rencontrer le 17 mai 1997É Et depuis, c'est l'amour fou, même si 472 km les séparent.

PRIMEUR ! LE 26 SEPTEMBRE, ELISE A DEMENAGE CHEZ MULDER !!!

Pour plus de détails, cliquez ici[12]

" Elise " était séparée de " Mulder ", son correspondant, par 472 km. En dépit de cette distance considérable, " Elise " a choisi de poursuivre sa correspondance avec " Mulder " et de le rencontrer. Riche de cette expérience, elle a entrepris de concevoir un site web " pour venir en aide à ceux qui vivent une situation semblable à la [s]ienne ". à la visite de son site, on comprend tout de suite que, sans IRC, " Elise " ne serait probablement pas entrée en relation avec des gens d'Ottawa. De même, on comprend aussi et surtout que, pour elle, 472 km ne représentait pas une distance infranchissable. Si " Mulder " avait habité à 12 500 km, il y a fort à parier que son site web n'aurait tout simplement jamais vu le jour.

La situation d'" Élise " n'a rien d'exceptionnel. IRC contribue à une certaine contraction de l'espace de sociabilité, toutefois cette contraction doit se calculer en dizaines ou en centaines de kilomètres et non en heures de vol ou, plus précisément, elle se mesure en fonction de la mobilité de chaque internaute. Si " Élise " fait volontiers le trajet Trois-Rivières/Ottawa, son " même si 472 km " nous permet de croire qu'elle aurait sans doute été très réticente à entreprendre le trajet Trois-Rivières/Port-au-Prince, et ce même si c'eut été pour aller rejoindre d'autres Québécois.

Si le commerce, la gestion et l'information peuvent s'organiser à distance, il semble bien que là où la sociabilité ne répond qu'au besoin d'être reconnu par les autres, là où elle est " gratuite " ou ludique, le besoin d'" être ensemble " détermine le " possible " et dicte les limites d'un mode de sociabilité qui semblait techniquement sans limite, hormis bien sûr celle de l'accès à la technologie.

L'IRC est certes l'exemple le plus flagrant de ce que Giddens appelle le " débo"tement de l'espace par rapport au lieu "[13]. Cette notion, souvent utilisée pour désigner l'éclatement de lieux qui sont éparpillés dans des espaces différents, prend un sens résolument concret avec IRC. Le canal est un lieu [14], qu'on désigne d'ailleurs avec des concepts autrefois réservés à l'espace (aller sur/dans un réseau, quitter un canal), auquel les internautes s'identifient collectivement et à travers lequel ils reconnaissent réciproquement leurs interrelations, mais qui, physiquement et spatialement, n'existe jamais pour personne. Or, si l'IRC est un lieu, ce lieu est essentiellement construit et n'existe pas en dehors de ce qu'en font les internautes. L'objet peut éventuellement être perçu comme étant parfaitement affranchi des contraintes d'espace et d'appartenance à des groupes identitaires, mais il ne saurait l'être, puisque les internautes qui le construisent, dans leur mode d'utilisation, ne se défont jamais de leurs contraignantes inscriptions dans un espace physique et dans un groupe socioculturel à la fois flou et bien défini.

Paradoxalement, IRC contribue tout de même à une certaine uniformisation, celle des modalités de communication et de sociabilité qui, visiblement, sont les mêmes pour les Marocains, les Québécois, les Français, les Américains et tous les autres internautes qui ma"trisent la langue des " lol ", ]" msg me please " ou " :- ) ". En plus du fait que seule une petite minorité ait aujourd'hui accès à cette technologie, à l'intérieur même de cet espace global et délocalisé, on ne trouve que du local bien situé. Le fossé qui sépare le " techniquement possible " de la réalité empirique trouve son sens à l'intérieur même des conceptions qu'ont les internautes des notions de sociabilité, de communication et d'espace. Si la sociabilité se délocalise et se globalise dans certaines sphères du social, sur IRC, la délocalisation demeure encore de l'ordre du virtuel.

1. Madeleine Pastinelli est étudiante à la maîtrise en ethnologie à l'Université Laval. Sa thèse porte sur le développement des ménages non familiaux et des nouvelles formes de ménage. Elle a également publié sur les restaurants ethniques et sur les modalités de l'hypertexte comme support aux discours identitaires. Récipiendaire du prix Luc-Lacourcière de l'Association canadienne d'ethnologie en 1999, elle travaille, depuis 1996, comme adjointe à la rédaction de la revue Ethnologies.

2. Voir, entre autres, Zaki Laïdi (dir.), Le temps mondial, Bruxelles, Éditions complexe, 1997, p. 14-16 ; Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, p. 221 ; Michel Maffesoli, Du Nomadisme : vagabondages initiatiques, Paris, Librairie générale française, 1997, p. 27, 132 et suiv.

3. http://www.undernet.org.

4. Je qualifie de " publics " les échanges qui peuvent être lus par tous ceux qui sont branchés à un même canal, par opposition avec les échanges " privés " qui ne peuvent être lus que par un seul destinataire.

5. Pour éviter les citations trop longues, j'ai supprimé tous les messages envoyés par le réseau qui indique les allées et venus des internautes qui se branchent au canal ou qui le quittent. Dans cet extrait, on peut voir les interventions de seulement 7 internautes, mais, au moment où j'ai commencé l'enregistrement, ils étaient 86 sur le canal. Les autres étaient soit en mode privé ou alors ils se contentaient de suivre les échanges.

6. Élias cité dans Michel Bassand et Blaise Galland, " Dynamique des réseaux, cyberespace et société "], Flux, [no 13-14, 1993. Texte également disponible au http ://dawww.epfl.ch/bio/galland/blaise.html.]

7 . Site web du canal #quebec25+, Undernet, http://www.iwaynet.net/~markarian.html.

8. Enregistré sur #quebec, Undernet, 14 octobre 1998, 17h30.

9. Philip Wade et Didier Falcand, Cyberplanète : Notre vie en temps virtuel, Paris, Autrement, 1998, p. 242-243.

10. Pour une synthèse sur le développement de l'espace géographique à l'intérieur duquel les Français ont choisi leur(s) conjoint(s) depuis un siècle, voir Jean-Claude Kaufmann, Sociologie du couple, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

11. André Fortin, Histoire de familles et de réseaux : la sociabilité au Québec d'hier à demain, Montréal, Saint-Martin, 1987.

12. Page d'accueil du site web d'" Élise ", http: //www.tdscom.com/rencontres-et-amitiés.

13. Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 27.

14. Dans les termes de Marc Augé, " Le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu'un certain nombre d'individus peuvent s'y reconnaître et se définir à travers lui), relationnel (en ce sens qu'un certain nombre d'individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d'une implantation ancienne, le signe d'une filiation). Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier Critiques, 1994, p. 156.