Cybern?tique et soci?t? : Norbert Wiener ou les d?boires d'une pens?e subversive Guy Lacroix
La déréglementation du secteur des télécommunications touche désormais audomaine des infrastructures considéré comme le noyau dur du monopole desexploitants de télécommunications publiques (ETP). Les tenants dulibéralisme diffusent un message dont la force réside dans la simplicité -l'introduction de la concurrence conduirait inévitablement à des prix moins élevés, à une offre plus large de services et donc à une maximisation dubien-être général. Mais ce credo de la vulgate libérale s'appuie en réalité sur un monument respectable mais bâti sur le sable, la théorie del'équilibre général. Car les conditions d'application de cette théorie s'avèrent fort restrictives : pour aboutir à une structure de marché optimale et à unerégulation efficace, il faut réunir les conditions suivantes : éviter une duplication des coûts fixes ; favoriser l'accès aux services et auxéquipements en rapprochant les prix des coûts ; inciter les entreprises àl'efficacité dans la réduction de leurs coûts ; induire un processus permanent d'innovation.
Télécommunications : monopole naturel...
Voici encore quelques années, les manuels d'économie industrielle citaient encore volontiers parmi d'autres secteurs comme les réseaux de distribution (de gaz, d'électricité) ou bien de transport (comme le chemin de fer), la téléphonie locale comme relevant du monopole naturel. En effet, l'existence de coûts fixes importants peut conduire à une situation de monopole naturel, là où les coûts de production présentent des économies d'échelle.
De telles situations ne sont pas rares dans le secteur des télécommunications. Ainsi, certaines villes de Suède au début du XXe siècle ont vécu la coexistence de deux réseaux téléphoniques non connectés. D'une part, le client se voyait dans l'obligation de souscrire deux abonnements, d'autre part les coûts des ouvrages de génie civil et du câblage étaient doublés inutilement. Un accès réciproque de leur part d'abonnés consenti par chaque compagnie à sa concurrente, constitue le remède à l'inefficacité économique d'une telle situation. Dans ce cas précis, face à l'échec du libre marché, l'interconnexion des réseaux constitue manifestement la reconnaissance d'une situation de monopole naturel conduisant des entreprises concurrentes à coopérer bon gré mal gré pour tenter de réduire leurs coûts.
Dans un contexte d'entreprises multiservices, les réseaux de télécommunications permettent d'illustrer également d'autres dynamiques de réduction des coûts. Par exemple, la fourniture simultanée de deux types de service téléphonique (local et interurbain) permet d'éviter le doublement des infrastructures de communication pour l'accès aux équipements terminaux, ce que l'on désigne sous le terme d'économie d'envergure. Les différents opérateurs peuvent envisager, par le biais de l'interconnexion, de retirer des bénéfices substanciels de leur coopération, d'autant plus facilement qu'ils ne se situent pas en concurrence directe. Néanmoins, l'ajustement des charges d'accès réciproques payées par les opérateurs interurbains et locaux, reste une affaire délicate. C'est pourquoi, dans la réalité il n'est pas impossible de voir deux entreprises différentes offrir chacun de ces services téléphoniques (c'est le cas aux Etats-Unis).
... ou collusion oligopolistique ?
Par contre, sous la contrainte d'en maintenir les capacités d'interconnexion, les réseaux de téléphonie à grande distance étaient censés s'ouvrir à la concurrence. C'est sur la base de ce paradigme que fût décidé, sous l'égide de la FCC, le démantèlement d'AT&T en 1984.
Cependant, dans le même temps, depuis le début des années 70 les techniques de transmission à longue distance basée sur les faisceaux hertziens, allaient être concurrencées par l'introduction d'un nouveau média, la fibre optique, qui permet des économies d'échelle considérables. Parallèlement, l'introduction des mobiles offrait aux technologies hertziennes la téléphonie locale comme nouveau champ d'application.
Suite à ce basculement, se serait installé aux Etats-Unis dans le secteur des télécommunications longue distance un oligopole formé par AT&T, MCI et Sprint dont la politique des prix s'alignerait sur les coûts de la compagnie la moins efficiente économiquement. Alors que leurs charges sont en baisse significative, les trois compagnies ont lors de l'année 1994 augmenté leurs tarifs clients de plus de 10
Cet exemple montre que l'introduction de nouvelles technologies peut modifier, non seulement le niveau, mais également la structure des coûts et induire une collusion entre quelques grands opérateurs de télécommunications au détriment du consommateur final.
La demande comme moteur de la déréglementation
La montée des critiques contre les monopoles n'est pas sans lien avec le poids croissant des télécommunications dans l'activité économique comme facteur-clé de compétitivité. La demande des firmes transnationales pour la fourniture de services continus à l'échelle internationale venant se substituer à leurs propres réseaux privés, constitue le véritable moteur de la déréglementation. En effet, plutôt que de poursuivre leurs activités d'exploitants de réseaux privés menés à travers des consortiums ad-hoc (9), ces entreprises multinationales souhaitent se concentrer sur l'efficience de leurs activités propres comme pourvoyeuses de services spécifiques.
Quant à la consommation des ménages, le téléphone s'installe comme un poste de dépenses incompressibles à l'instar des équipements électro-ménagers ou de l'automobile tandis que la télématique, la télévision par câble et les radiocommunications connaissent des progressions significatives au sein des budgets domestiques.
Désormais, les services offerts par les opérateurs de télécommunications doivent s'adapter rapidement et au moindre coût. Cet accroissement de la demande a été satisfait jusqu'ici par la création de nouveaux réseaux et d'équipements dédiés. Par exemple, en France, on a vu apparaître successivement le réseau Transpac, les réseaux câblés, les réseaux de radio-communications, les points d'accès vidéotex dédiés à la télématique, puis les réseaux optiques flexibles destinés aux zones à forte densité professionnelle.
Certains opérateurs de télécommunications effectuent des rapprochements dans le but d'offrir à leurs grands clients internationaux la continuité du service à l'échelle mondiale. C'est ainsi que l'alliance conclue entre MCI et Stentor vise à fournir des services continus sur l'ensemble de l'Amérique du Nord, par exemple des numéros verts uniques pour le Canada et les Etats-Unis. En Europe, Unisource, consortium regroupant les PTT néerlandaises et suisses avec l'opérateur suisse Télia travaille à une carte téléphonique européenne unique, en réponse au service élaboré conjointement par AT&T et MCI.
C'est à travers les associations d'usagers des télécommunications comme TelCOM (Multinational Telecommunication Council), INTUG (Associations internationales des usagers des télécommunications) ou la Chambre de Commerce Internationale (CCI) que s'organisent les groupes de pression chargés de promouvoir une formulation adéquate des critères de référence. Par exemple, la définition du service international proposé à l'avenir sur des réseaux privés virtuels a pour unique but de garantir le transfert au meilleur coût des flux d'information nécessités par l'exploitation de leurs applications de télécommunications.
Universalité du réseau et monopole naturel ont longtemps protégé de la concurrence les exploitants de télécommunications publiques (ETP). Aujourd'hui, l'évolution technologique et l'internationalisation de l'économie conduit à un éclatement des réseaux et à un déplacement des frontières du monopole. Dans le même temps, les ETP sont mis au ban des accusés pour leur inefficacité, le laxisme dans leur gestion et les privilèges abusifs tirés du monopole qui leur a été confié.
Les perversions du monopole
L'abus de position de monopole recouvre essentiellement trois pratiques : la fixation d'un prix de monopole, la discrimination abusive de clientèle et les comportements de prédation.
Une entreprise en situation de monopole et désireuse d'accroître ses bénéfices peut bien évidemment fixer des tarifs substantiellement supérieurs au coût marginal (coût de production d'une unité supplémentaire) de façon à percevoir un sur-profit. Cependant, la théorie économique enseigne que la perception abusive de cette rente a une limite : il s'agit de l'élasticité de la demande. La maximisation du profit de l'opérateur conduit à la détermination du prix de monopole comme fonction inverse de l'élasticité. Sans l'intervention d'un régulateur, un monopole pourrait percevoir une rente d'autant plus élevée que l'élasticité de la demande est faible. En France, l'élasticité de la demande de trafic téléphonique fluctue entre 0,4 et 0,6. Cette fourchette de valeurs interdit pratiquement à l'opérateur public de télécommunications d'exercer un abus de position de monopole dans l'élaboration de sa politique tarifaire.
Ainsi l'existence d'un monopole ne débouche pas nécessairement sur l'abus de monopole : dans certains contextes réglementaires, l'opérateur public prend parfois en compte dans l'élaboration de sa politique tarifaire l'exigence d'un partage relatif du surplus entre le monopole et les consommateurs. De tels comportements, qualifiés de "bénévoles", sont bien sûr moins fréquents chez des opérateurs privés. Avant son démantèlement, ce fût néanmoins le cas d'AT&T sous l'influence de fortes contraintes politiques, faut-il le préciser !
A contrario, l'introduction de la concurrence ne conduit pas forcément à la disparition de toute rente obtenue au détriment du consommateur. C'est ainsi que les prix du radio-téléphone analogique semblent relever d'une entente tacite, alors que l'obsolescence rapide de cette technologie tari les retours d'investissement espérés. Ceci montre, à l'instar de l'entente tarifaire réalisée par AT&T, MCI et Sprint, comment dans une situation de monopole naturel, deux ou trois entreprises inefficientes économiquement peuvent subsister en se partageant le marché.
Les discriminations de clientèle sont en général fondées sur des politiques de prix orientées par une tarification au coût marginal des biens produits envers des segments de clientèle à privilégier pour des raisons commerciales selon leur consommation (réduction au volume), pour le développement d'un nouveau segment du marché (télécommunications dans les transports) ou l'impact sur certaines catégories de clientèle définies a priori (jeunes, personnes âgées) éventuellement selon des critères sociaux.
Cependant, il n'est pas rare que des pratiques discriminatoires de tarification visent à inhiber une concurrence potentielle ou à réaliser des profits abusifs. Aussi, des instances européennes de régulation demeurent-elles indispensables.
Bien que les experts de la Communautée européenne soient devenus très vigilants à l'égard de telles pratiques jugées non conformes à l'éthique de vérité des prix affichée par Bruxelles, il serait socialement criticable de vouloir proscrire absolument des politiques tarifaires discriminatoires. On se priverait en effet d'une redistribution des revenus opérée via la taxation des segments de clientèle à consommation élevée qui statistiquement appartiennent aux plus hauts revenus. Promouvoir la revente de capacités (liaisons louées) pour assurer une meilleure fluidité du marché peut également se révéler contradictoire avec des politique de discrimination tarifaire visant à la réduction des disparités entre agents économiques.
Le monopole peut également pratiquer des prix anormalement bas afin d'étouffer toute concurrence, même potentielle, en réalisant des transferts de revenus entre un secteur concurrentiel et ceux où s'exerce son monopole. Même si ce comportement de prédation n'est pas financé par des subventions croisées, il se réalise à crédit en spéculant sur les futurs profits procurés par une situation de rente. La façon la plus radicale de combattre ces comportements de prédation consiste à interdire aux monopoles certaines activités. Ce fut la motivation de l'arrêt rendu par le juge Green aux Etats-Unis, interdisant aux compagnies régionales de téléphone de fournir des services d'information ou de distribuer de la télévision par câble. On peut également réglementer les prix dans ces secteurs d'activité : c'est ainsi qu'avant 1984, AT&T fut dans l'obligation de relever ses tarifs à plusieurs reprises, suite aux accusations de prédation formulées par MCI. France Télécom a récemment été contrainte, suite à la plainte d'une startup basée à Montpellier-Genesys, à faire de même sur le marché de la téléconférence. Le consommateur constate alors que l'introduction de la concurrence aboutit à une hausse de tarifs.
Mais la spécificité des industries de réseau ne permet pas de bannir les subventions croisées. En effet, l'exemple de la télématique l'a démontré, le développement d'un réseau de communication suppose de stimuler le raccordement et l'achat de terminaux. Le financement du raccordement par le trafic a été pratiqué dans tous les réseaux téléphoniques du monde pour engendrer le "cercle vertueux" de l'accélération de la demande par l'attractivité du réseau qui s'exprime en termes d'utilité croissante, fonction de son potentiel de communication. Les subventions croisées constituent également un mécanisme de financement des investissements lourds que nécessite l'innovation de produits ou de procédés. C'est particulièrement vrai pour le service téléphonique de base sert de vache à lait dans la conquête de nouveaux marchés ou le déploiement de nouveaux services.
Les politiques de réduction des coûts
L'absence de concurrence peut également engendrer au sein de l'entreprise en situation de monopole un certain laxisme dans la gestion de ses coûts. Dans les systèmes classiques de réglementation du monopole, l'entreprise communique ses coûts au régulateur qui fixe alors un niveau de prix autorisant un taux de profit compatible avec les normes du secteur industriel considéré. Ce type de régulation, piloté à partir du retour sur investissements, s'avère peu incitatif pour l'entreprise dans la recherche d'une réduction de ses coûts. Un autre type de régulation, le plafonnement des prix, a été expérimenté dans certains Etats des USA. Il s'agit de maintenir les prix à l'intérieur d'une fourchette calculée à partir de l'indice de l'inflation pour que tout effort de réduction des coûts bénéficie directement à l'entreprise. Ce modèle, promu désormais par l'OCDE, a évidemment des inconvénients car dans sa formulation la plus simple, il peut conduire l'entreprise à la faillite si l'évolution des coûts n'est pas correctement anticipée. D'autres procédures de contrôle des coûts peuvent également être appliquées par l'autorité réglementaire : la comparaison internationale des performances avec certains pays possédant des structures de coûts équivalentes (y compris ceux ou règne la concurrence) ou bien l'analyse des performances des différentes entités territoriales du monopole en isolant la variabilité régionale des autres facteurs de disparité des coûts.
La dynamique innovante des opérateurs dominants
Dans certains secteurs industriels, la présence d'un acteur dominant est souvent la condition nécessaire pour voir émerger une innovation majeure. Les innovations d'AT&T inspirées par les Bell Labs, comme celles du CNET promues par France Télécom, viennent confirmer les thèses économiques, développées à l'origine par Schumpeter, selon lesquelles la grande entreprise, qu'elle lutte pour l'obtention d'une position dominante sur un marché ou qu'elle soit déja en situation de monopole, a plus de capacités (problème de masse critique) et d'incitations à innover.
Toutefois ce rôle majeur joué par les opérateurs dominants dans la dynamique productive du système économique ne doit pas masquer le fait que certaines innovations sont réalisées soit par des entreprises plus proches de la demande finale (innovation de produits) dans le domaine des services, soit de firmes installées sur un créneau technologique (innovation de procédés) dans le domaine des applicatifs.
Une concurrence industrielle et commerciale exacerbée
Les offres de nouveaux services doivent être restituées dans un contexte de concurrence industrielle et commerciale particulièrement exacerbée qui n'en est qu'à ses prémisses. Robert Allen, le président d'AT&T fixait récemment comme objectif à son entreprise pour l'an 2000 de réaliser 50
L'exemple des cablo-opérateurs en Grande-Bretagne démontre l'existence d'une réelle concurrence en dehors des grands centres d'activité économique mais reste très spécifique en raison de deux facteurs. D'une part, la construction de réseaux cablés permet la fourniture conjointe de deux services (télévision et téléphone) et réduit donc fortement le coût incrémental du raccordement au service téléphonique. D'autre part, la vive concurrence entre British Telecoms et Mercury a eu pour conséquence un niveau élevé de prix pour le tarif local favorisant ainsi l'entrée des cablo-opérateurs sur le marché du local. En France, les difficultés qu'a connues le plan câble ne permettent pas une adaptation a posteriori des cablo-opérateurs, cependant l'introduction de la fibre optique comme nouveau support pourrait à terme (horizon 2010) renverser cette situation.
Le cheval de Troie de la déréglementation
Face à un mouvement qu'elles parviennent mal à maîtriser, les stratégies gouvernementales se résument bien souvent à un un coktail de mesures de déréglementation ad-hoc visant à assurer à leurs champions nationaux ou internationaux un avantage comparatif décisif : en Australie, on a préféré réunir en une seule entité des exploitants dont la mission était nationale ou internationale ; le Canada favorise sous forme d'investissements stratégiques la participation d'opérateurs nationaux à la privatisation d'ETP internationaux ; la Finlande autorise la concurrence sur de nouveaux marchés pour les opérateurs existants ; l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ouvrent l'ensemble des marchés à la concurrence de nouveaux exploitants ; l'Allemagne, l'Espagne, les Etats-Unis, la France et le Japon laissent la bride sur le cou à leurs champions nationaux respectifs en ce qui concerne le marché international pour leurs investissements ou la fourniture de services.
Transport aérien et télécommunications : comparaison n'est pas raison
Les tentatives de déréglementation des télécommunications se sont jusqu'ici largement inspirées de l'exemple-phare de la dérégulation du transport aérien entreprise aux USA dans les années 80. Cependant cette analogie entre le transport des informations et celui des individus et des marchandises pourrait se révéler fallacieuse de plusieurs points de vue.
De prime abord, le maillage des réseaux de transport aérien est beaucoup moins dense que celui des réseaux de télécommunications. La flexibilité d'un réseau est fonction du nombre de points de commutation : le nombre d'aéroports est inférieur de plusieurs ordres de grandeur à celui des commutateurs électroniques et un aéroport ne saurait être comparé aux mieux en efficacité qu'à un commutateur manuel. Ensuite, la conception et l'exploitation d'un réseau de transport aérien se répartissent entre plusieurs acteurs même s'ils sont conduits à respecter des normes communes pour permettre leur interaction. A l'inverse un réseau de télécommunication reste très centralisé dans sa conception comme dans sa gestion.
Ensuite, les flux d'information transitant dans un réseau de télécommunications sont beaucoup plus hétérogènes d'un point de vue strictement véhiculaire que marchandises et individus embarqués à bord d'un avion. La multiplicité des combinaisons supports/signaux, les possibilités de la numérisation, de la compression et du multiplexage imposent un niveau de normalisation très élevé comparativement à celui introduit par les constructeurs aériens dont le nombre restreint facilite l'adoption de standards.
Enfin, dans le transport aérien, les économies d'échelle significatives concernent surtout la firme dans le partage des coûts de gestion et de commercialisation. Alors que la duplication de réseaux de distribution se traduit par une inefficacité économique des opérateurs de télécommunications touchant directement leurs clients, l'ouverture à la concurrence de liaisons aériennes ne pénalise de la même manière ni les compagnies de transport ni leurs usagers. On ne saurait donc s'inspirer directement du modèle de déréglementation fourni par le transport aérien.
Spatialité des coûts, péréquation tarifaire et tentation de l'écrémage
Les coûts d'un réseau téléphonique sont essentiellement des coûts de distribution issus de la mise en place et de l'exploitation d'équipements situés entre l'abonné et son commutateur de rattachement. Autant dire que les économies d'échelle les plus significatives sont relatives à un site donné. L'analyse des coûts ne peut donc ignorer cette dimension spatiale, l'opérateur non plus : ainsi France Télécom fait supporter, pour partie aux ménages urbains et pour partie aux entreprises, le coût élevé des raccordements en milieu rural.
Dans un contexte d'introduction de la concurrence sur le réseau local, France Télécom ne peut maintenir une telle péréquation en l'état : les opérateurs concurrents pourraient facilement s'installer dans les zones à forte densité urbaine en proposant des tarifs attractifs aux plus gros consommateurs de trafic, réalisant ainsi un écrémage spatial. Le départ de cette clientèle aurait pour effet immédiat d'augmenter le coût moyen de raccordement de chaque abonné et contraindrait rapidement l'entreprise publique à revoir ses tarifs à la hausse. Dans le contexte technologique actuel, l'ouverture des infrastructures locales à la concurrence concernant le service téléphonique de base aurait pour conséquence d'accroître le coût global du service pour l'ensemble des usagers, à l'exception des grosses entreprises. Il y a cependant place pour des stratégies visant à assouplir cette péréquation en rapprochant la tarification des coûts véritables pour les gros consommateurs (entreprises ou ménages) et en imposant sur certains sites régionaux à, titre expérimental les mêmes obligations de service universel à des opérateurs concurrents.
Les coûts induits par l'introduction de la concurrence
L'introduction de la concurrence dans le secteur interurbain, vu le niveau très rentable de l'actuelle tarification, créerait les conditions d'une forte compétition entre les nouveaux entrants et l'opérateur dominant. Elle aboutirait probablement à une baisse rapide des tarifs inter-urbains mais conduirait à une duplication des coûts. Cependant la construction d'un réseau inter-urbain nécessite la maîtrise de technologies complexes, seul Alcatel dispose en propre de cette compétence. Les autres opérateurs devront passer par des alliances avec des groupes étrangers dont la taille implique un intérêt non pas pour le seul marché français mais pour l'ensemble du marché européen. Seules les parts de marchés japonais et américain permettent d'assurer actuellement la survie de plusieurs opérateurs inter-urbains dans des contextes réglementaires très administrés.
Néanmoins l'introduction d'une pression concurrentielle aux marges du monopole sur des segments de marché comme les mobiles ou la transmission de données peut avoir des effets positifs sur le monopole en place dans une industrie où le montant du ticket d'accès au segment principal du marché (la téléphonie fixe) reste très élevé et est constitué pour une grande part de coûts irréversibles. Certains pays ont limité cette déréglementation au marché de la communication mobile : c'est majoritairement le cas pour l'Europe des douze, par exemple en Allemagne, en France ou aux Pays-Bas. D'autres pays de la zone OCDE comme l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis mais aussi la Suède ou la Finlande, ont introduit la concurrence sous forme d'oligopoles ou de duopoles aussi bien dans le secteur des communications mobiles que dans celui de la transmission de données, voire sur le réseau téléphonique commuté (RTC).
Interconnexion des réseaux ouverts ou réseau universel ?
Dans le contexte français actuel où l'opérateur public reste dominant, les duplications de coût sont rares. La télématique s'appuie sur Transpac et le réseau téléphonique commuté. Les réseaux du plan-câble ont utilisé au maximum les infrastructures existantes, au moins au niveau des conduites et alvéoles. Les radiocommunications et Transpac utilisent désormais les ressources du réseau général. Mais la déréglementation des infrastructures viendra intensifier la création de nouveaux réseaux, ne serait-ce que pour anticiper la fourniture de services par un compétiteur potentiel dans une stratégie de préemption des marchés. Ce mouvement de déréglementation favorise donc l'éclatement du réseau général au moment même où les technologies de la fibre optique et de l'ATM font renaître l'idée d'un réseau large bande à vocation universelle. L'élaboration de la réglementation ou de la déréglementation doit donc s'appuyer sur un effort de prospective technique afin de pas risquer une remise en cause à court ou moyen terme.
Certains organismes de réglementation privilégient une politique d'interconnexion fondée sur des réseaux ouverts qui, par leur transparence dans la spécification des interfaces, autorisent la concurrence sur les services en limitant la duplication des coûts sur les infrastructures. Cependant un tel schéma passe par la détermination correcte des contreparties financières à l'ouverture d'un réseau pour un opérateur externe. La rapidité de l'évolution technologique induit le caractère transitoire des structures de coûts du réseau et rend donc cet exercice de fixation des charges d'accès particulièrement périlleux, d'autant qu'il conditionne directement les capacités d'investissement des uns et des autres.
Autoroutes de l'information : chaussée glissante, attention travaux !
Pour les seules infrastructures de communication (généralisation de la fibre optique pour le raccordement des usagers), les besoins de financement des inforoutes françaises atteindraient selon les estimations du rapport Théry 150 à 200 milliards de nos francs. A cet investissement, il faut ajouter le coût des serveurs de proximité et des équipements terminaux supportés par les entreprises et les particuliers ainsi que le coût des logiciels des serveurs d'information supportés par les opérateurs ou leurs partenaires spécialisés dans la fourniture de services. Or France Télécom souffre d'un niveau d'endettement qui, malgré une politique active de résorption, continue à peser sur les résultats financiers de l'entreprise. L'opérateur public français, engagé dans une politique contractuelle de stabilisation de ses effectifs, est pris à contrepied par son concurrent British Telecoms qui, après avoir réduit ses effectifs de 250 000 à 150 000, vient d'annoncer un objectif de réduction à 100 000 employés. Le maintien d'une forte pression concurrentielle sur les marchés-cibles a pour conséquence directe la réduction de la capacité de financement des grands opérateurs publics et le déploiement hâtif d'infrastructures had-hoc autour des métropoles régionales et des zones industrielles (téléports). L'Europe devra choisir entre la concurrence sauvage sur les prix ou les effectifs et la mobilisation programmée de ses champions.
La mise en place parcellaire de cette infrastructure concernant la desserte capillaire de l'utilisateur final aggraverait rapidement les disparités régionales résultant de concentration d'équipements lourds de télécommunications autour des métropoles régionales et susciteraient des effets pervers puissants générateurs de déséquilibres économiques persistants. En effet, la mise en place de cette nouvelle infrastructure capillaire remplaçant la paire torsadée en cuivre conditionne l'accès de l'usager aux nouveaux services multimédia, l'eldorado des industriels de la communication. Le maillage du territoire constitue un instrument trop précieux de décentralisation et d'aménagement pour être ainsi abandonné aux aléas d'une surenchère à l'issue incertaine.
L'alourdissement des prélèvements obligatoires induits par le déséquilibre structurel des comptes sociaux vient remettre en cause les possibilités de financement public des infrastructures nationales. Cependant le recours récent au financement privé des infrastructures routières s'est révélé particulièrement calamiteux : l'Etat a du renflouer toutes les sociétés françaises d'autoroutes, à l'exception de l'une d'entre elles. Il n'est pas particulièrement sain de socialiser un risque de cette ampleur sur un horizon temporel limité ou sur une assiette sociale réduite. De l'emprunt russe à Eurotunnel en passant par le canal de Panama, les exemples sont nombreux où l'appel à l'investissement privé pour le financement des grandes infrastructures de ce siècle s'est terminé par la ruine des petits épargnants ou la provision pour pertes de banques enrôlées, bon gré mal gré, dans des opérations à la rentabilité incertaine.
L'après 98
Le rééquilibrage des tarifs adoptés par France Télécom en janvier 95 doit se situer dans le cadre d'une politique de développement d'options tarifaires visant à minimiser pour la clientèle les effets négatifs de l'introduction de la concurrence sur les infrastructures. La restructuration tarifaire de British Telecoms, instaurée pour barrer la route à Mercury, a ouvert une fenêtre de concurrence pour les cablo-opérateurs. Il convient d'en tirer les leçons : la survie de France Télécom après la déréglementation de 98 dépendra de sa capacité à anticiper les tentatives de captation du trafic par ses concurrents attirés par la manne bleue du téléphone. L'opérateur public devra mener la bataille sur les deux fronts du local et de l'inter-urbain en élaborant une politique tarifaire et technique qui prenne en compte la diversité spatiale des coûts pour adapter ses capacités de production à la nouvelle donne. On pourra alors observer des alternances entre des phases de collusion tarifaires et de guerre des prix passant éventuellement par des équilibres transitoires fondés sur certaines formes de coopération. L'entreprise publique pourra alors demeurer un opérateur influent et espérer reconquérir ses parts de marché dans une phase ultérieure de consolidation et d'assainissement du marché. Il y a place pour une stratégie d'entreprise qui accepte de se confronter aux contraintes d'un cahier des charges et d'un plafonnement des prix sans pour autant les transcrire automatiquement en termes de suppressions d'emplois.
Il est clair aujourd'hui que les Européens ont toute latitude pour placer sur orbite deux ou trois groupes industriels dans le secteur des télécommunications ayant la masse critique nécessaire pour maîtriser les technologies du futur, mais placés sous la tutelle d'une autorité régulatrice incontestée afin de prévenir les abus collusifs d'un oligopole. Pour ce faire, ils devront se prémunir contre un écrémage économiquement pénalisant en recherchant un niveau de concurrence socialement optimal par ajustements successifs. La future déréglementation devra permettre aux monopoles de rééquilibrer leurs tarifications et de réduire le niveau des subventions croisées sans freiner l'innovation ni nuire aux équilibres régionaux. La légitimité d'un tel régime de concurrence administrée devrait se situer plus dans l'opportunité d'instruire des calculs de référence pour juger de l'efficacité économique des opérateurs que dans l'équilibre des parts de marchés relatives obtenues par les compétiteurs. Cependant pour la décennie à venir, cette déréglementation devrait s'organiser prioritairement autour du principe d'interconnexion des réseaux de communications
Les missions fondamentales du service public ne semblent pas pour autant devoir être remises en cause : service universel, création d'infrastructures, réglementation, administration, recherche et développement demeureront les axes privilégiés d'intervention de la puissance publique. Cependant dans un contexte international d'interdépendance des économies, la référence à la Res publica ne peut se limiter au cadre strictement national. Elle doit intervenir à l'échelon européen pour envisager sinon la création d'entreprises publiques européennes, du moins celle de consortiums d'entreprises sous tutelle européenne. La création de ces entités complexes passe par des alliances commerciales avec des entreprises privées, des prises de participation croisées, l'élaboration de cahier des charges au double plan national et européen. De ce point de vue, l'alliance entre France Télécom et Deutche Telekom, renforcé par leur partenariat avec l'américain Sprint, préfigure les stratégies de recherche et de consolidation d'alliances qui constituent la genèse des groupes industriels de la communication du prochain millénaire.