Quelles trajectoires pour les r?seaux de t?l?communications en France ? Trois politiques pour trois sc?narios Thomas Lamarche
Après avoir subi de plein fouet pendant les années 1980 le mouvement de déréglementation provenant des Etats-Unis, les télécommunications françaises entament une radicale transformation. L'exploitant de télécommunications se trouve confronté à de nouvelles contraintes et sa mission a changé de nature. En effet, l'objectif originel de l'exploitant consiste à réaliser un service téléphonique universel : c'est le cas dès les origines des télécommunications aux Etats-Unis, alors que cela ne le devient que dans les années 1970 en France, lors de la phase dite de "rattrapage téléphonique". L'aboutissement récent du service téléphonique universel modifie la fonction des exploitants, qui doivent non plus seulement fournir un service indifférencié dans des conditions équitables pour tous et partout, mais des services différenciés et adaptés aux différents usages. On passe d'un service universel tiré par l'offre à une différenciation qualitative tirée par la demande.
La structuration de l'offre est ouverte, car les deux lois de l'année 1990 (1) offrent un cadre souple au développement des télécommunications. La question est donc celle de l'interprétation des règles d'un droit que l'on peut qualifier de "pragmatique", par le moyen de procédures telles les cahiers des charges, commissions de contrôle, autorisations.
Les formes des réseaux à venir relèvent de choix touchant essentiellement trois domaines :
- organisation de l'entreprise France Télécom, notamment liée à la forme de l'intervention publique (politique industrielle) ;
- stratégies des firmes en matière d'entrée sur les marchés et de différenciation des produits ;
- dynamique européenne entre harmonisation et libéralisation.
Le présent article propose trois scénarios, qui représentent trois modèles organisationnels pour l'offre de télécommunications, dont la réalisation dépend étroitement de décisions stratégiques (décisions des organismes de réglementation et de normalisation, des exploitants de réseaux, des prestataires de services). La configuration des télécommunications françaises de demain repose sur une capacité construite hier et sur des choix et des dynamiques à lancer aujourd'hui, avec comme donnée initiale une centralité de l'exploitant entouré d'une pluralité d'acteurs, dont ni la réglementation, ni le marché, ni la coopération n'assurent de façon univoque la coordination.
Dans un scénario néo-libéral, la libéralisation des marchés est prioritaire par rapport au processus d'harmonisation (notamment aux conditions d'accès aux réseaux publics) ; la différenciation se fait alors par multiplication des réseaux dédiés à de gros utilisateurs qui affirment leur domination. En scénario intermédiaire de compromis se trouve la continuation la plus linéaire entre l'esprit des textes européens, la réforme française de 1990 et les conditions monopolistiques d'exploitation du réseau. Enfin un scénario de service public offensif tente de maintenir les conditions fondatrices des réseaux universels pour l'ensemble des services, favorisant un espace d'accès démocratique, vraisemblablement aux dépens des demandes spécifiques des gros utilisateurs professionnels.
Scénario néo-libéral :
La différenciation par multiplication des réseaux :
entre avantage compétitif et éclatement de l'infrastructure
Les choix publics à l'origine du scénario néo-libéral sont caractérisés par une politique active de libéralisation des télécommunications, consistant notamment en l'ouverture à la concurrence de toutes les composantes du réseau. L'Etat se désengage alors, tant de l'exploitation que des projets industriels. Une telle libéralisation semble bénéficier essentiellement aux grands utilisateurs qui sont en mesure de capter l'innovation, alors même que l'innovation de masse est entravée par l'affaiblissement de l'opérateur de service public. Ce scénario néo-libéral de différenciation par multiplication des réseaux a comme contrepartie l'éclatement possible des télécommunications dans une situation "à l'américaine". La remise en cause du monopole de la téléphonie vocale à l'horizon 1998 selon l'orientation des directives européennes est une évolution probable, pouvant suivre l'exemple britannique.
Dans ce scénario, la structure interne de France Télécom se recompose pour faire face aux nouveaux défis de l'adaptation qualitative des produits et de la multiplication des fournisseurs. C'est pour assouplir son fonctionnement que la réforme de juillet 1990 a transformé l'administration en établissement public. La mutation de l'exploitant s'oriente vers la privatisation de droit, dans la logique budgétaire du gouvernement Balladur. La dissipation des différences de gestion entre entreprises publiques et privées au cours des années 1980, la faiblesse des oppositions de principe à la privatisation, et le besoin de liquidités de l'Etat attestent la viabilité de ce scénario.
Au delà de la logique budgétaire du gouvernement Balladur, l'objectif affiché de la privatisation de France Télécom est de donner à l'exploitant les moyens d'affronter la concurrence. Le contrat de plan de France Télécom proclame l'autonomie, mais de façon relativement imprécise ; il y a ainsi une incertitude sur sa position face aux projets européens (TVHD...) et sur les marges de manoeuvre de l'Etat.
L'exploitant n'est plus vecteur de politique industrielle. Il se fournit directement sur le marché mondial ; les télécommunications ne sont plus un marché captif pour les producteurs d'équipement. Les relations entre opérateurs et industriels nationaux perdent leur caractère industrialiste et l'Etat se retire de fait de la tradition des grands projets.
Aux options publiques ou privées pour la gestion de l'exploitation du service public, s'ajoute la question essentielle de l'unité du groupe France Télécom. Les filiales de l'exploitant, réunies dans le holding COGECOM, semblent en mesure d'être dissociées, voire vendues, pour agir comme des firmes concurrentes, notamment sur le marché des services professionnels. France Télécom perd alors une part de ses actifs, de ses compétences, et ne maîtrise plus l'entière gamme des services professionnels. Il reste essentiellement un opérateur de téléphonie vocale offrant des téléservices de confort (types "mise en attente") en supplément du service de base. La multiplication des offres spécifiques entrave la mise en place d'un accès unique et empêche Numéris d'atteindre sa masse critique. Le coût de l'intégration se révèle trop élevé, alors que le prix des produits de substitution est plus attractif ; Numéris s'établit d'abord comme service de transmission de données.
Le démantèlement de France Télécom limite les possibilités d'abus de position dominante et rend plus étroite sa marge de manoeuvre sur les domaines concurrentiels. Cela signifie qu'en situation de concurrence, France Télécom doit pratiquer des tarifs basés sur les coûts, sans développer un système de redistribution. Par exemple, France Télécom ne peut plus, dans un tel scénario, tirer d'une liaison rentable les moyens nécessaires pour soutenir un autre service (la première liaison "subventionnant" la seconde). Dans ce sens la marge de manoeuvre est réduite, et le service public, constitué de façon résiduelle, tend alors à exclure l'offre de nouveaux produits et l'évolution qualitative. En effet, les moyens financiers d'un projet universel multimédia (par exemple) sont plus difficiles à réunir pour un opérateur concurrencé et dépossédé de marchés captifs. C'est donc une vision restrictive du service universel qui s'impose (2).
Depuis le 1er janvier 1993, l'autorisation de revente de capacités louées par des "grossistes" implique pour France Télécom une concurrence directe avec ses clients en matière de transmission. La mission de service public est ainsi réduite dans les faits, car la concurrence par les prix limite les possibilités de péréquations tarifaires, même si le cahier des charges de France Télécom autorise les péréquations qui constituent l'un des moyens permettant à France Télécom d'assurer ses missions de service public.
Dans le scénario néo-libéral, les grands utilisateurs prennent une place prépondérante et dictent les caractéristiques des services ; pour ce faire ils s'investissent directement dans l'offre. L'innovation est impulsée par adaptabilité à la demande : l'offre évolue dans un contexte concurrentiel, la compétition est basée sur des critères qualitatifs, mais pour les produits plus faiblement différenciés (transmission de données notamment), la concurrence s'établit par les prix. La contrepartie de ce modèle d'innovation est la faible diffusion des nouveaux produits au-delà des grands utilisateurs qui disposent des moyens d'en garder l'exclusivité pour les utiliser comme avantage compétitif.
La construction européenne, qui s'élabore selon deux principes opposés (libéralisation et harmonisation), privilégie dans ce scénario les décisions de libéralisation. La vision libérale dominante conçoit essentiellement l'Europe comme un marché : circulation des biens et des personnes, entrée libre sur les différents marchés... La mise en oeuvre de cet espace économique repose sur la libéralisation des entraves : frontières physiques, frontières techniques (normes) et frontières fiscales.
Cependant la normalisation européenne est en retard (3) et des liens complexes existent entre régulation par le marché et normalisation. Deux stratégies industrielles peuvent coexister :
- multiplication de normes hétérogènes privilégiant l'innovation avant la compatibilité ;
- processus actif de normalisation pour permettre la compatibilité des initiatives parallèles et réduire les coûts d'adaptation des produits. La normalisation impulse une rationalisation économique ; ainsi la compatibilité des produits, des procédures et des techniques stimule la concurrence.
Dans le scénario néo-libéral, le faible engagement dans cette seconde option induit une infrastructure fragmentée. Pour les réseaux d'Echange de Données Informatiques (EDI) par exemple, du fait du trop faible engagement en faveur de l'harmonisation, les initiatives privées, hors programme communautaire, sont plus vite matures que les programmes coordonnés par TEDIS (4). Des systèmes avec des options ou spécifications distinctes coexistent donc. Une compatibilité existe, mais la lenteur du processus d'harmonisation et la large libéralisation débouchent sur des systèmes qui ne sont pas compatibles de bout en bout.
Le retard de l'harmonisation entrave la fourniture de l'infrastructure ouverte par les exploitants de réseau qui doivent, selon la directive européenne Open Network Provision (ONP), fournir aux prestataires de services des conditions d'utilisation du réseau identiques à celles qu'ils se fixent pour eux-mêmes. L'espace européen ne bénéficie donc pas d'une infrastructure homogène. Les fournisseurs de services accèdent difficilement aux réseaux des exploitants nationaux et doivent faire face à la diversité des spécifications, comme c'est le cas aux Etats-Unis, ce qui limite la possibilité de concurrence pour les prestataires de services. Par contre les exploitants de réseaux se développent, même si les coûts fixes élevés limitent l'entrée, attisant ainsi la fragmentation de l'infrastructure.
Scénario intermédiaire de compromis :
vers une concurrence des services
L'ouverture des télécommunications à la concurrence est un processus qui paraît irréversible. Pourtant la dynamique de libéralisation s'infléchit. La politique de champion national (i.e. un opérateur de taille mondial) reste ancrée dans la conception française des relations Etat-industrie. Au centre d'un scénario de compromis se trouve le maintien de la puissance de France Télécom dans une autonomie croissante face à l'Etat. Une concurrence entre prestataires de services se développe, alors que la multiplication des réseaux dédiés est proscrite.
Ce scénario est consensuel : c'est un compromis entre la voie libérale d'un recours plus systématique au marché et à la concurrence, et celle plus étatiste et monopoliste, basée sur un service public offensif ; compromis avec les directives européennes, qui sont suivies sans fuite en avant, ni contradiction majeure ; compromis qui caractérise cette voie intermédiaire entre Etat et marché, voie qui, selon la méthode même de Paul Quilès (5), cherche un consensus entre toutes les parties en présence ; et enfin, compromis entre concurrence et monopole, où la mixité est un savant dosage, parfois plus politique qu'économique, mais dont la viabilité est certaine dans un secteur d'imbrication forte entre l'Etat, l'exploitant et l'industrie.
Bien que fortement profitable, la structure de l'exploitant est frappée d'une certaine inertie, voire d'un immobilisme, qui favorise un scénario de compromis entre autonomie et maintien d'un statut public. La rigidité actuelle entrave en effet la possibilité de vente, en l'état, du réseau, car la réforme de 1990 prévoit pour les agents la possibilité de rester fonctionnaires. De plus l'ampleur de la dette de France Télécom grève l'attrait des investisseurs potentiels.
Ce scénario passe par le maintien du caractère public de France Télécom avec une certaine flexibilisation de l'appareil productif. Il y a compromis entre la demande d'assouplissement des critères de gestion (notamment du travail) et le refus de la privatisation émanant du corps social.
Sans nécessairement qu'il y ait éclatement de droit, la situation du groupe France Télécom peut déboucher sur un surcroît de concurrence entre les filiales, limitant les synergies de l'ensemble et les capacités de développement de Numéris, qui se généralise difficilement et ne s'impose que sur quelques niches compétitives face aux offres concurrentes: transmission d'images, téléphonie incluant téléservices, transmission de données rapide et à gros débit.
L'Etat impose une mission de service public limitée à la téléphonie vocale. Mais l'exploitant maintient une offre de qualité dans le cadre de sa mission, les prestations offertes intègrent une évolution qualitative et proposent l'intégration de téléservices. Il y a alors une interprétation progressive du service universel.
Alors que dans le scénario néo-libéral, un second opérateur de téléphonie vocale au moins est autorisé, dans le scénario intermédiaire, certains services peuvent être maintenus en exclusivité, mais disciplinés par les possibilités d'écrémage. Les liaisons sur les axes à plus fort trafic (les plus rentables compte tenu de la décroissance des coûts de transmission) sont offertes aux grands utilisateurs par des opérateurs privés. Radiotéléphonie et transmission de données sont en situation oligopolistique, avec dans les deux cas une tarification de monopole. Par coopération ou de façon tacite, les firmes évitent une confrontation coûteuse et destructrice.
L'expérience britannique montre que les externalités (6) de réseau enracinent la domination du réseau préexistant : la firme qui tente de pénétrer sur un marché (que l'on appelle l'entrant) est concurrentielle sur un nombre limité de niches (i.e. quelques services spécialisés ou ciblés sur des segments précis de clientèle). La concurrence par les prix est une stratégie intenable pour l'entrant, qui s'expose à une tarification sélective de l'exploitant du réseau en place : baisse des tarifs sur les liaisons en concurrence, maintien sur les autres.
Le scénario mixte cumule une diffusion large des innovations de France Télécom avec une diffusion individualisée des innovations des fournisseurs de services spécialisés. La position de France Télécom lui permet une activité innovante dans des proportions massives, car la répartition des coûts sur une grande échelle permet une diffusion plus large. Cependant, une politique plus libérale d'autorisation de revente de capacités louées rend moins confortable la position des exploitants de réseaux vocaux et de transmission de données.
En proposant aux utilisateurs professionnels de participer à la configuration de leurs services, c'est une individualisation du service qui se développe. L'offre de ce niveau technique (ce qu'on appelle le contrôle du réseau) permet aux prestataires d'adapter le service sans duplication des infrastructures techniques. L'absence de réseaux dédiés joue contre l'utilisation des télécommunications en avantage compétitif, car les applications sont plus difficilement préservées d'une diffusion.
La libéralisation de la fourniture de services (et non des réseaux) en Europe est un principe fort de ce scénario : la coexistence de fournisseurs concurrents doit offrir une grande variété de produits différenciés. Pour autant le processus d'harmonisation se poursuit, les programmes communautaires (EDI, radiotéléphonie cellulaire, RNIS et IBC (7) ) bénéficient d'une attention de la Commission des communautés européennes et d'un financement en conséquence.
La compatibilité des réseaux est un apport qualitatif. Cependant les opérateurs ne peuvent plus offrir un avantage compétitif grâce à des arrangements non-standards. L'avantage global de cette organisation est la fourniture de services compatibles sur l'ensemble du réseau : la convergence des processus d'harmonisation et de libéralisation favorise l'émergence et la diversité des projets, tout en limitant l'éclatement de l'infrastructure qui caractérise le scénario néo-libéral.
La fourniture d'un réseau ouvert, selon la directive ONP, est en cours de réalisation. Les accès sont normalisés, les offreurs de services peuvent donc utiliser une infrastructure ouverte, mais les procédures demeurent partiellement distinctes selon les opérateurs, et obligent les fournisseurs de services à un coût d'adaptation. Le jeu concurrentiel auquel participent les opérateurs de réseaux entrave la fourniture d'une architecture ouverte. Si les prestataires de services ont accès aux infrastructures des exploitants de réseau, reste la question sensible du prix : les charges d'accès. Selon le niveau de ces charges, France Télécom conserve une position dominante ou est au contraire neutralisé.
Les projets d'infrastructure intégrée sont retardés par les offres concurrentes et le faible engagement dans les projets universels. France Télécom s'engage essentiellement vers la demande professionnelle et répond sur le terrain de la concurrence à l'arrivée des nouveaux entrants (notamment par une alliance avec l'opérateur allemand). Or, le réseau intégré européen requiert une stratégie coopérative plus large.
Scénario de service public offensif :
émergence d'un réseau intégré à accès universel
La forte tradition monopoliste de l'exploitation des réseaux est en mesure de favoriser un scénario dans lequel les principes du service universel intègrent tous les services. Ainsi, tous les services sont potentiellement accessibles à tous sur une infrastructure unique par des procédures standardisées.
Les conditions fondatrices du réseau universel sont intimement liées, en terme d'arrangements institutionnels, à la dynamique des grands projets. Un affermissement du reflux actuel de la vague de libéralisation qui a touché la France dans les années 1980 est en mesure de faire germer un regain des relations Etat-industrie-recherche (8).
Dans ce cadre politique, l'entité France Télécom, dont la mue en entreprise concurrentielle n'est pas effective, détient encore l'état d'esprit et les moyens techniques pour tenter un réel projet d'intégration de services sur le réseau universel. Les choix techniques requis (large bande notamment) sont dès lors conditionnés par un soutien politique fort, et une direction de France Télécom jouant une carte délibérément universaliste. Le service public hégémonique ne limite alors pas sa mission au téléphone ; des projets grand public sont envisagés, notamment à base audiovisuelle avec Numéris et le visiophone.
La politique industrielle doit alors coïncider avec un grand projet de France Télécom, ce qui suppose le maintien du modèle français de "colbertisme high tech" (9), avec comme objectif une infrastructure intégrée à accès universel. Le résultat de la mission confiée par le premier ministre à Gérard Théry (ancien directeur général des télécommunications) (10), laisse entrevoir le retour d'une politique volontariste. Il s'agit dans le fond d'un projet symétrique à celui de Clinton et Gore ("The National information infrastructure"), qui consiste en un cablage accéléré en fibre optique, pour tisser une trame en vue d'une communication multimédia qui semble toujours plus proche. L'idée de Théry est d'appliquer un volontarisme impliquant la puissance publique, France Télécom et l'ensemble des acteurs sectoriels. L'enjeu du multimédia universel (accessible à tous d'ici 2015) lui paraît susceptible de dynamiser le secteur, alors que la compétition est rude et que France Télécom est en quête d'identité. C'est aussi un projet politique, car c'est une conception interventionniste, qui dénote dans l'ensemble des projets de libéralisation des télécommunications qui sont développés depuis au moins dix ans. L'enjeu politique se mesure dans l'architecture du réseau : il s'agit de favoriser une infrastructure unique (supposant de fait ou de droit un monopole) et un accès universel entravant le développement de réseaux privés, dédiés à de grands utilisateurs.
Ce projet recèle différents avantages, notamment pour le gouvernement celui de tenter une relance keynésienne, en favorisant une dépense qualitative au profit d'une grande infrastructure au service de la compétitivité de la Nation.
Pour France Télécom, c'est un moyen de ressouder une organisation interne autour d'un grand projet fédérateur, alors que l'objectif de compétitivité ne se traduit pas en terme simple pour une ancienne administration. Le pilier central de ce scénario est en effet la persistance de la puissance d'un exploitant public, qui maintient certaines rigidités (notamment dans la relation d'emploi), à l'image de la tradition constitutive des grands réseaux.
L'unité de stratégie de France Télécom et de ses filiales permet d'affirmer la cohérence de l'offre de services. La répartition des segments du marché entre les différentes entités d'offre de France Télécom évite la confrontation concurrentielle au sein du groupe. Il existe une sorte de partenariat interne qui favorise la concertation et permet une répartition des compétences et des marchés.
Un service public offensif, doté de l'exclusivité pour les transmissions de la voix et des données, réalise des économies d'échelle et de variété, qui justifient le monopole selon la tradition pré-déréglementaire des télécommunications. L'infrastructure physique du réseau de télécommunications se justifie alors comme un monopole naturel. Pourtant, la subsistance des péréquations tarifaires inhérentes au service public, laisse un champ pour l'écrémage. Ce scénario suppose pratiquement un (improbable) retour sur l'autorisation de revente de capacités louées, car elle déstabilise l'équilibre tarifaire du monopole. C'est d'ailleurs la nécessaire limitation de la concurrence (de droit ou de fait (11) ) qui réduit la faisabilité de ce scénario. Une capture de l'autorité de réglementation au service de la politique industrielle et l'exploitant apparaît en effet nécessaire.
La concurrence est réglementairement restreinte (sauf pour les services dits Réseaux et Services à Valeur Ajoutée (12) ) pour permettre au réseau intégré d'atteindre sa masse critique. La réglementation demeure centrale dans l'organisation sectorielle en régissant notamment l'entrée. L'entrée sur le marché des transmissions de données reste très contrôlée, ne laissant place qu'à un monopole (ou un duopole déséquilibré).
Pour le grand public, même si les autoroutes font peur, l'infrastructure publique est un moyen plus sûr d'accès démocratique à l'information que le développement de réseaux privés. En réponse à Jacques Robin (13), on peut dire qu'un réseau accessible à tous (autant pour l'offre de services que pour leur utilisation), comme l'est aujourd'hui le Minitel, rend possible la diffusion (voir la maîtrise) des informations, mieux que des réseaux privés dominés par un oligopsone (14). Une tarification et des conditions d'accès équivalentes à celles établies pour les services Minitel sont essentielles à la réalisation d'un service universel affermi.
La construction européenne ne se limite pas dans un tel scénario à la création d'un marché ouvert ; il s'agit de créer les conditions de la prospérité commune. L'harmonisation des réglementations nationales et des normes techniques, l'accès équitable de tous aux technologies, et la constitution des infrastructures de l'économie s'ajoutent à la création d'un espace économique commun. Plus que la concurrence en Europe, c'est la compétitivité de l'Europe qui est fixée comme objectif de la politique industrielle de ce dernier scénario, le moins probable. La limitation de la concurrence aux seuls services renforce les exploitants des réseaux physiques et ouvre ainsi les portes à des stratégies coopératives.
Les télécommunications ne peuvent pas, dans ce scénario, être un avantage compétitif susceptible d'être capté par un nombre restreint de firmes, car l'exploitant diffuse ses produits et ses innovations, et les utilisateurs disposent d'un accès identique aux services. On reste dans le cadre d'une politique d'offre. Cette configuration est plus favorable à l'accès des petits utilisateurs professionnels (mais aussi des particuliers, des associations...) aux nouvelles technologies de l'information. Les télécommunications deviennent un avantage compétitif (et démocratique) pour l'ensemble de l'économie (et de la société) française.
En conclusion:
Quels choix politiques ?
La libéralisation du marché des télécommunications constitue a priori la logique dominante de la construction européenne, alors que l'harmonisation est un processus long et complexe qui se heurte à une forte inertie, face à une idée simple et unidimensionnelle : la concurrence. Une dynamique d'ouverture des marchés à la concurrence est lancée (notamment la concurrence sur le téléphone pour 1998), l'engagement européen étant fort. Dans ce sens, le scénario néo-libéral est en cours de réalisation, conduisant à une possible duplication des infrastructures. La configuration des réseaux risque alors d'être profondément duale, avec des services professionnels adaptés, hauts de gamme, mais captés par quelques très grands utilisateurs, et un service public peu évolué et d'accès plus onéreux du fait de la destruction du système de péréquations tarifaires.
Il reste cependant une part d'interprétation des textes par les opérateurs et la puissance publique, et les rapports de force se modifient rapidement : l'absence de politique industrielle, le primat des politiques de la concurrence et les directives européennes dans leur ensemble suscitent un vent de critiques croissant.
Les inquiétudes américaines face au morcellement des réseaux et l'absence de forces susceptibles de soutenir les projets de réseau large bande limitent les ardeurs européennes en faveur d'un scénario néo-libéral. C'est d'ailleurs pour ces raisons que le démantèlement de NTT au Japon a été repoussé à 1995. La présence d'un opérateur central pouvant assurer la cohérence des réseaux et supporter les grands défis techniques est un recours en cas d'échec du marché. Dans ce sens, la politique de soutien à la prééminence d'un "grand opérateur national de taille mondial" ne doit pas être considéré comme un chapitre clos. Il semble que, aussi libéral soit le discours (au Japon, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne), la dynamique sectorielle ne fait pas l'impasse sur l'existence d'une firme dominante. Les déréglementations dans ces trois pays n'ont finalement pas entravé l'existence de structures oligopolistiques (voire monopolistiques). L'engagement dans des grands projets ambitieux pour la constitution d'infrastructures haut débit en fibre optique (symbolisées par les discours sur les autoroutes de l'information), du Japon, des Etats-Unis et de l'Allemagne montre de façon générale l'importance de l'engagement de l'Etat et de l'exploitant en situation dominante (15).
L'ouverture complète des réseaux à la concurrence apparaît alors comme une solution souhaitée par les concurrents potentiels, mais inefficace tant pour les utilisateurs que pour les opérateurs français. Le mouvement global en faveur d'une ouverture du marché est confronté à une donnée forte de l'économie des télécommunications : le marché n'assure pas à lui seul l'efficacité en matière de réseau interactif.
Dans ce sens, un scénario moins libéral, infléchissant dans les faits la libéralisation, apparaît comme plus probable, si ce n'est plus souhaitable. Le poids des souverainetés nationales (notamment le difficile abandon des politiques de marché public (16) ), l'inertie de l'intervention de l'Etat et la domination encore réelle de l'opérateur orientent plutôt la trajectoire de l'organisation des télécommunications vers un scénario de compromis. La concurrence est ici reconnue pour les services, mais la soumission de l'infrastructure à un cahier des charges assure un réseau cohérent. France Télécom reste l'opérateur d'un réseau à accès universel, alors que les services peuvent être individualisés et autonomes. Dans ce scénario intermédiaire de compromis, la concurrence sur les services les plus évolués, est en mesure de limiter l'aptitude de France Télécom à développer une offre universelle pour les nouveaux services.
A l'échelle européenne dans le cadre d'une libéralisation déjà avancée, la faisabilité d'un réseau intégré à accès universel est peu probable. Si l'alliance de France Télécom avec Deutsche Telekom est un possible axe fort, une politique plus ambitieuse (à 12 ou 16) pour les autoroutes de l'information, paraît lointaine. Dans ce sens, le dernier scénario semble ne pouvoir se structurer que nationalement.
Sans regain politique, sans renouveau des relations de l'Etat avec l'exploitant et sans redécouverte des vertus de l'universalité, la dynamique nécessaire à la mise en oeuvre d'un grand projet universaliste ne pourra voir le jour. La publication du rapport Théry fait cependant resurgir une problématique volontariste, industrialisante qui correspond à ce scénario de service public offensif pour une offre de nouveaux services selon les principes de l'universalité, lui donnant une force qu'il semblait perdre et l'engageant dans un débat public (17). Pourtant, l'engagement de l'Etat dans un tel projet n'est pas acquis.
Mais finalement, l'actuelle conversion (ou tentative de conversion) en firme concurrentielle de France Télécom fait apparaître un très grand contraste dans les motivations et les stratégies des acteurs. Des questions essentielles restent en suspens et peuvent déboucher sur un immobilisme, qui ne ferait qu'accréditer le scénario néo-libéral qui repose sur une dynamique exogène (calendrier européen notamment). La recherche d'autonomie de l'exploitant face à une tutelle de l'Etat qui a été très forte, mais qui s'amenuise, paraît faire freiner France Télécom vis à vis du projet d'autoroutes de l'information, ce qui rend improbable la réalisation d'un scénario de service public offensif.

Notes

  1. Loi du 2/7/1990 sur l'organisation du service public des PTT et Loi du 29/12/1990 sur la réglementation (délimitation concurrence / monopole).
  2. Cela peut même aller comme aux Etats-Unis jusqu'au recul de l'accès au téléphone pour les bas revenus (baisse de 93% à 91% de la population raccordée au début des années 1980).
  3. Voir : Communication de la commission, Livre vert concernant le développement de la normalisation européenne: action pour une intégration technologique plus rapide de l'Europe, CCE, 1990.
  4. Trade Electronic Data Interchange Systems, TEDIS est un programme communautaire lancé en 1988, visant à favoriser l'EDI à usage commercial.
  5. Ministre des PTT du gouvernement Rocard, initiateur de la réforme de 1990.
  6. L'analyse économique considère qu'il y a un effet externe lorsque l'action d'un agent agit sur les autres agents. Pour les télécommunications, les externalités sont positives et déterminantes, car la décision d'un agent de se raccorder accroît les possibilités de communication des autres agents. Cela crée un effet d'attirance croissant, on parle d'effet d'avalanche.
  7. Réseau intégré à large bande.
  8. Comme le note Claude Julien dans Le Monde Diplomatique de septembre 1994: "Les bons apôtres du libéralisme sont en train de perdre, dans l'opinion et dans les faits, la bataille qu'ils avaient remportée voilà vingt ans et dont ils ont abondamment profité".
  9. Cohen Elie, Le colbertisme "high tech". Economie des Telecom et du grand projet, Hachette, 1992, 404 p.
  10. Théry G., Les autoroutes de l'information, La documentation franÿaise, 1994.
  11. Cf. British Telecom qui détient 90 % du marché après dix ans de concurrence.
  12. La réglementation parle de services télématiques ouverts à des tiers, tels les servcies d'EDI, de banques de données, de réservation aérienne...
  13. Qui exprimait notamment les risques d'"expropriation de la démocratie", Cf. Transversales Science/Culture, mars-avril 1994, n° 26.
  14. Les notions de monopole et d'oligopole représentent les situations avec respectivement un ou un nombre réduit d'offreur(s), et les notions de monopsone et d'oligopsone représentent les situations avec respectivement un ou un nombre réduit de demandeur(s).
  15. Il ne faut pas oublier que la situation de concurrence américaine laisse cependant des monopoles locaux d'une taille proche des opérateurs européens, et un opérateur (ATT) dont le chiffre d'affaires est deux fois plus important.
  16. La politique des marchés publics dans les télécommunications est un des fondements de la réussite d'Alcatel, qui est le premier producteur mondial d'équipement. Or le conflit actuel (Cf. Le Monde du 23/11/94) qui oppose Alcatel à France Télécom à propos de surfacturations du matériel de transmission et de commutation risque de laisser de profonds et dommageables stigmates. Comment en effet imaginer la préservation de liens privilégiés, alors que France Télécom se porte partie civile et que le PDG d'Alcatel-CIT est mis en examen et placé sous mandat de dépôt. Cette affaire apparaît, d'une part comme un résultat d'un processus de libéralisation et de mondialisation qui pousse les firmes à contrôler plus étroitement leurs coûts, d'autre part elle pourrait catalyser la désagrégation des liens entre l'exploitation et l'équipement. Derrière cela reste une question : France Télécom doit elle encore financer l'équipement et favoriser un "champion national" ?
  17. La publication en 1994 de l'ouvrage Les télécoms en questions (Editions de l'atelier) par A. Leray (collectif de cadres supérieurs des télécommunications devant garder l'anonymat par obligation de réserve) est un signe supplémentaire d'un attachement aux principes du service public et d'un refus de la conversion en firme du secteur concurrentiel.