Nous allons vers des Tchernobyls informatiques Interview de Paul Virilio par Guy Lacroix

Terminal. Au cours de votre carrière, vous avez abordé des domaines variés, qui vont du cinéma à la guerre, en passant par les médias. Aujourd'hui, dans votre dernier ouvrage : "L'art du moteur" (1), vous vous attaquez à l'informatique. Pourtant, derrière cet éclectisme apparent, il y a un fil conducteur : la vitesse.
Paul Virilio (P.V). Dans des pays comme le Japon, l'Allemagne ou les Etats Unis, il y a souvent un malentendu sur mon travail. Il est axé depuis l'origine sur ce que j'ai appelé la dromologie : une discipline qui s'intéresse aux effets de la vitesse dans différents domaines. Il s'agit aussi bien du domaine politique que du militaire, des moeurs ou de l'esthétique... Tout ce que je fais tourne autour de cette vision de l'importance de la vitesse et de son économie.
Aujourd'hui en me voyant atterrir dans les sciences de l'information, les gens se disent : "ah ! il va faire de l'informatique !". Pas du tout, je travaille toujours sur le même sujet : la vitesse. C'est simplement son point d'application qui évolue de livre en livre parce que la vitesse touche à tout. Je rappelle que la vitesse c'est la relativité, qui n'est pas un phénomène, mais la relation entre les phénomènes. Etre professionnel dans un domaine c'est être à la foi passionnel et obsessionnel. Je suis les deux. Mais je ne suis pas un fan de la vitesse, je ne suis pas Paul Morand !
Terminal. Quel a été votre itinéraire ?
P.V. C'est d'abord celui d'un autodidacte. J'étais passionné de peinture et donc d'esthétique. Mais, comme mon ami Georges Perec, je suis un enfant de la guerre. C'est elle qui a été mon université, dans une ville très bombardée : Nantes. Aussi, très vite, je me suis intéressé à cet espace de la guerre qui avait été l'espace de ma jeunesse et aussi l'espace de la terreur. J'étais passionné à la foi de physique et de philosophie et élève, en auditeur libre, de Merleau-Ponty, de Jean Wahl, de Jankélévich et plus tardivement de Raymond Aron. Je m'intéressais particulièrement à la Gestalt Theorie et à la phénoménologie de la perception et j'ai vu très vite qu'un point d'application pouvait en être l'espace militaire. Cela a été pour moi l'occasion de commencer un travail sur la seconde guerre mondiale qui m'a pris dix ans. L'étude des bunkers et de la stratégie de la guerre totale était une manière de rendre visible le caractère totalitaire de la guerre que j'avais vécu.
C'est cette double culture, à la foi philosophique et militaire (j'avais absorbé pratiquement tout ce qu'on pouvait lire sur la seconde guerre mondiale), qui m'a amené à percevoir progressivement l'importance du territoire comme lieu d'inscription de la technique à un moment donné de l'histoire. Pour moi, le territoire (je l'ai dit dans "l'insécurité du territoire" (2), qui était mon second livre) est façonné par les technologies de transport et de communication d'une époque. Tout cela m'a amené à m'intéresser à la ville, puis à l'architecture et je suis passé à l'urbanisme dans les années 1965/66.
J'ai continué à travailler dans l'urbanisme parce que c'est le lieu de la technique. A partir de là j'ai commencé à développer mon travail sur la Dromologie avec "Vitesse et politique" (3) qui a été mon troisième livre. C'est à ce moment que j'ai compris à quel point, parallèlement à la richesse qui est le nerf de la guerre, la vitesse était aussi l'autre nerf de la guerre. En fait, richesse et vitesse vont de pair, on ne peut pas les séparer.
Pour ce qui est de ma carrière, c'est à ce moment que j'arrive à l'Ecole Spéciale d'Architecture, à la demande des étudiants (j'étais très engagé dans les événements de 68). Je vais devenir un des directeurs de cette école, avec Anatole Kopp. Ensuite le seul directeur, puis vice président et enfin président. Cela fait un quart de siècle que je suis dans les lieux, je suis un vieil enseignant. Tous mes travaux se sont fait au contact des étudiants.
Terminal. Le titre de votre nouveau livre "l'art du moteur", laisse perplexe.
P.V. Il y a quatre moteurs : le moteur à vapeur, à explosion, électrique et le moteur informatique. Pour moi, ce sont les quatre grands moteurs qui font l'histoire. J'essaie de montrer que chaque moteur a provoqué non seulement une mutation de la production, mais aussi de la conception et de la vision du monde. "L'art du moteur", c'est l'art du quatrième moteur, le moteur informatique à inférence logique qui gère l'information, cette troisième dimension de la matière. En effet, jusqu'à Shannon, Wiener, Turing et tous les autres, la matière était seulement perçue sous l'angle de la masse et de l'énergie. A partir des années 1940-50, la matière est perçue sous une troisième forme : la troisième dimension de l'information. L'information est une forme d'énergie nouvelle. Il y a trois états de l'énergie : l'énergie potentielle -en puissance- l'énergie cinétique -en acte- et enfin l'énergie cybernétique, en information. Pour moi, la télématique c'est l'énergie informatique qui vient relayer l'énergie électrique. On est devant une révolution énergétique qui est au moins aussi importante que celle de l'énergie atomique.
Mon travail consiste à montrer comment avec la presse, puis la radio et la télévision, et enfin avec la digitalisation et les multimédias, on entraînait les populations vers un monde nouveau dont on vantait les mérites sans jamais se préoccuper des dégâts. C'est un pamphlet, un manifeste de l'écrit contre l'écran qui dénonce l'art du quatrième moteur. Parce que les moteurs précédents, à part le moteur électrique, ne pouvaient pas être identifiés à l'art. Je rappelle qu'au cinéma on dit "moteur" quand on commence un film. Donc, à partir du cinéma, le septième art a été un art du moteur, celui du moteur électrique de la caméra et de la cabine de projection. Le moteur informatique, lui, révolutionne tout. Ce qui a commencé avec le moteur de la caméra explose avec la télématique et le transfert instantané à distance des informations. On peut considérer qu'à côté de l'énergie électrique, il y a maintenant une énergie informatique.
Terminal. Cette identification de l'énergie et de l'information me gêne. Pour moi, l'information c'est justement ce qui se distingue de l'énergie. Une énergie est toujours indispensable comme support de l'information, mais des quantités différentes d'énergie peuvent porter la même information. Est-ce que vous n'être pas en train d'escamoter l'aspect organisationnel de l'information ? Il y a toujours énergie et information, mais on ne peut pas identifier l'une à l'autre. La difficulté est justement de les penser à la fois ensemble et différenciées. Autrement, on laisse échapper le plus important, la possibilité d'entrevoir la construction des représentations et l'élaboration du sens.
P.V. Evidemment, il y a toujours les deux. Mais étant donné que c'est live, que les deux fonctionnent à la vitesse absolue -la transmission du signal et le calcul convergent vers la même vitesse-, on ne peut plus les séparer. C'est une hypothèse que je lance et que je développe dans le livre. Celle d'une révolution énergétique qui va avec le temps réel. Car, sans l'ordinateur qui permet l'action et la régulation en temps réel, il est évident qu'on ne pouvait pas parler d'énergie. Il fallait que cela soit synchrone, qu'il y ait immédiateté. C'est ça le temps mondial. Pour moi cela éclaire Wiener.
Terminal. Qu'en est il de la téléaction ?
P.V. La télé-action, consiste à transférer à distance tous les sens de l'homme. Avec le gant à retour d'effort, on a pu transférer le tact. Aujourd'hui le costume de données permet déjà de serrer dans ses bras une personne à distance. Cette année on a inventé les capteurs olfactifs, il se prépare une télé-olfaction. Il ne manque plus que la télé-gustation.
Le transfert de l'être à distance remet en cause la base de la philosophie. Le fameux "être" s'accompagnait du "ici et maintenant". Pour vous et moi qui ne sommes pas des philosophes, être ici et maintenant on savait ce que ça voulait dire. Actuellement, le maintenant l'emporte sur le ici. Je peux être ailleurs tout en étant ici, mais dans le même temps. "Ici", espace réel, cède la place à "maintenant", temps réel. Le lieu ne compte plus, c'est important. Le temps réel est une manière d'entrer dans le temps mondial. L'immédiateté favorise la prédominance du "maintenant" sur le "ici". "Ici" n'est plus, tout est "maintenant".
Terminal. Ce serait donc la vitesse d'action et de réaction de la machine qui entraînerait la formation d'une sorte de continuum temporel artificiel ?
P.V. Nous sommes la première génération à avoir atteint les deux vitesses maximum. D'abord, dans les années soixante, la vitesse de libération de 28 000 kilomètres heure, qui nous permet d'échapper au milieu ambiant et de sortir de la terre. C'est une vitesse folle, parce qu'elle fait de nous des planètes virtuelles (certains ont proposé de faire des cimetières en orbite). L'autre vitesse, c'est bien sûr la vitesse absolue des ondes électromagnétiques de 300 000 km/seconde. On atteint le mur de la vitesse. C'est cela qui conditionne l'idée d'un temps mondial, le fait que l'information n'est plus seulement de l'information, mais de l'énergie. Claude Chappe, l'inventeur du télégraphe optique, disait : "Le télégraphe dissout le territoire et réduit la France à un point". Les technologies télématiques dissolvent le territoire du monde, (l'espace réel) et réduisent le monde à un point nodal (le Temps réel).
Terminal. A un moment donné, avec l'émergence du facteur vitesse, et la prédominance de la composante informationnelle, s'amorcerait un changement fondamental dans la technique, dont le militaire ne serait que la pointe avancée. Vous aviez parlé des prises successives de pouvoir des techniques ?
P.V. La prise de pouvoir c'est quand une technologie peut atteindre une vitesse supérieure par rapport au véhicule traditionnel. Il y en a eu de multiples. Le dressage des chevaux a été une prise de pouvoir sur les fantassins. Ceci est lié à un phénomène banal : celui de moindre action. Cela signifie qu'à partir du moment où on dispose d'un moyen de transport ou de transmission plus rapide et plus commode, le précédent est éliminé. Une vitesse supérieure discrimine puis élimine à terme les vitesse inférieures. Il y a une sélection artificielle, comme il y a une sélection naturelle. Les objets techniques se voient supplantés par d'autres. Je prends un exemple : Quand on se trouve devant un ascenseur et un escalier, tout le monde prend l'ascenseur : on monte plus rapidement mais surtout on économise sa force. C'est la même chose pour le cavalier. C'est une vitesse supérieure, mais c'est aussi un moindre effort. Tout cela, on le retrouve absolument partout. Dans les sociétés animales une vitesse supérieur est une arme.
Terminal. La vitesse révèle un nouvel univers potentiel ?
P.V. Absolument. Chaque foi qu'on atteint une vitesse supérieure on accède à une information nouvelle. Autrement dit, la vitesse sert non seulement à se déplacer d'un point à un autre, mais à voir et à entendre différemment. D'abord parce qu'on télescope des relations et que des éléments sont éliminés au profit d'autres, et puis parce qu'on saisit le monde différemment. L'aviation a modifié notre vision du monde. Chaque vitesse est un élément de renouvellement de l'information. Le monde n'est plus le même. Je donne toujours cet exemple : Quel est l'arbre véritable ? Celui perçu à l'arrêt (arrêt sur image), où l'on distingue chaque branche, chaque feuille, chaque ombre qui vibre ? Ou bien est ce que c'est l'arbre trouble que je vois défiler dans la lucarne du TGV ? En fait, les deux sont vrais. Simplement nous sommes venus d'une société où l'on mettait en oeuvre des vitesses très faibles, puis des vitesses relatives, et enfin la vitesse absolue des télécoms, celle des ondes électromagnétiques. Aujourd'hui on est obligé de considérer que la réalité (disons l'arbre) est à la foi l'objet net, géométrique (le dessin de Dürer absolument parfait), mais elle est aussi le chaos de l'arbre troublé par la vibration du déplacement rapide qui rend les premiers plans flous et les derniers plans nets. On peut étendre ce raisonnement à tous les niveaux.
Terminal. Pourrait-on dire, dans ce cas, que la simulation de la croissance de l'arbre par des méthodes mathématiques sur l'écran de l'ordinateur entre dans cette modification de la perception, qui est aussi un enrichissement de notre univers informationnel...
P.V. Oui, absolument, et ceci est permis par la vitesse du calcul et non par sa puissance. J'insiste, puissance est un terme métaphorique. Prenons l'exemple de l'information de la monnaie. Elle est passée de trois dimensions avec la pièce, à deux dimensions avec le billet à ordre, puis à zéro dimension avec l'impulsion électronique. Ce phénomène qui atteint une matérialité, la pièce de monnaie, atteint aujourd'hui toute matérialité. La disparition de la pièce de monnaie qu'on fait sauter dans sa main, c'est aussi le monde qui quelque part perd de son étendue au profit de l'intensité des échanges. La vitesse dissout l'espace au profit du temps, le temps réel domine l'espace réel.
Terminal. Vous avez parlé d'une sorte d'inversion actuelle du mouvement de colonisation, on serait passé en Europe d'un exo-colonialisme tourné vers l'extérieur à une forme d'endo-colonialisme qui s'attaquerait au tissu même de nos sociétés.
P.V. Effectivement, quand on s'intéresse au territoire on ne peut négliger la colonisation, parce que toute organisation d'une technologie nouvelle amène à conquérir un territoire plus grand. On nous a caché, parce que ça ne nous fait pas honneur, que la première et surtout la deuxième guerre mondiale sont inséparables de la revendication colonialiste de l'Allemagne et de sa puissance d'expansion. L'Europe a refusé les colonies à l'Allemagne. Hitler l'a dit dans ses textes : "Si on nous avait donné des colonies, je n'aurais pas fait la guerre". Dès qu'Hitler gagne, il construit des colonies à l'est : "Ostcolonisation". Les camps de concentration, avant d'être des camps de travail et d'extermination, ont été conçus comme des villes coloniales par Gustave Feder, qui était un urbaniste. Autrement dit, on crée les colonies sur place puisque on ne peut pas les avoir ailleurs. Et ceci explique ce retournement de l'Europe sur elle même qui, après avoir acquis et conquis le monde, se met à coloniser ses propres populations.
Ca commence avec le nazisme, mais à mon avis c'est un mouvement inévitable pour demain. Je pense que si la puissance européenne se développe, elle réinventera des colonies à domicile : des endo-colonies, et non plus des exo-colonies. Il y a là une explication du déclin de la socialité et de ce qu'on appelle la société à deux vitesses. Deux vitesses cela veut dire qu'il y a des gens qui sont soumis, qui sont dominés comme l'étaient les autochtones dans les colonies.
Terminal. Sous quelle forme voyez-vous s'installer cette endo-colonisation ?
P.V. Sous la forme de la ville. Si on regarde ce qui s'est passé on constate que l'étendue de l'espace réel a perdu de son importance devant la rapidité des télécommunications qui efface toute distance au profit du temps réel, du "live". Nous sommes la première société à vivre un temps mondial. Il se constitue un pouvoir nodal, c'est à dire que la ville tend à devenir le lieu du pouvoir (le lieu lui-même). Si on regarde ce qui se passe en Europe en ce moment, on voit bien qu'après la fin des frontières de l'espace national, il y a une reconcentration sur ce qu'on appelle les Euro-cités, avec constitution d'archipels de villes. L'état-cité tend à revenir, mais il s'agit d'une forme nouvelle d'Etat-cité et d'une nouvelle forme de pouvoir.
Terminal. Qui dépendrait des pôles technologiques ?
P.V. Le développement des grandes villes aujourd'hui ce n'est pas les "technopoles" réparties un peu partout, ce n'est pas la diaspora, c'est la surconcentration sur ce qu'on appelle en Angleterre et aux Etats Unis, le "HUB" (4). Il s'agit de la conjonction de trois équipements : une gare TGV pour les relations continentales, un aéroport international pour les relations mondiales, et un téléport pour les télécommunicatons. Le "HUB", c'est l'hyperville, la mégaville.
Toute l'Europe s'est construite sur la géopolitique et la géostratégie et tout d'un coup tout se rapatrie sur une nouvelle forme d'Etat-cité mondial : la métropolitique remplace la géopolitique. A côté de la concentration sur les villes réelles, Munich, Barcelone, Milan, Francfort, Amsterdam, Londres... Il y a constitution d'une ville mondiale virtuelle, d'une ville des villes qui est celle du temps réel parce qu'elle ne s'inscrit plus dans l'espace réel mais dans ce que les informaticiens appellent les télécontinents, c'est à /irtuelles. Mais en réalité, c'est une ville qui se constitue à travers Internet et d'autre réseaux. En tant qu'urbaniste je dis que la ville à venir est là, et son centre est une ville virtuelle, la ville-monde.
Terminal. Un centre qui n'a pas de centre et qui passe par une médiation machinique de l'information ?
P.V. Oui, un centre nodal virtuel avec une périphérie constituée des grandes villes (les hubs) et une grande banlieue formée par les zones abandonnées. Ici on retrouve la colonisation.
Terminal. Dans l'imagerie du télé travail, on repeuple les campagnes par des travailleurs qui peuvent participer à distance à l'activité des métropoles, grâce à l'alliance de l'ordinateur et des télécommunications.
P.V. Il y a eu une illusion du télétravail. Les nouvelles technologies font travailler les campagnes en Chine, mais pas dans l'Ardèche. Le déclin du paysannat va continuer inexorablement au profit d'une hyper-concentration dans des archipels de ville. Pour moi, il est en train d'arriver à l'Europe ce qui est arrivé au tiers monde avec la fin de l'opposition ville-campagne. Braudel le disait, le problème en Europe n'est pas un problème d'immigration, il y en a toujours eu et il y en aura toujours, mais, par contre, une Europe sans paysans, sans quelqu'un qui tient la terre, c'est du jamais vu. Et si ça arrive, on entrera dans l'au-delà de l'histoire de l'Europe, dans quelque chose qui ne ressemblera plus du tout à ce qu'on a connu depuis des siècles.
Terminal. Pourtant le télétravail existe, au moins comme potentiel.
P.V. On peut penser idéalement à une informatique conviviale. Mais moi je n'y crois pas parce que je pense que tout pouvoir est centralisateur. Je ne vous réponds pas exactement car c'est une question difficile, je pose des hypothèses de travail. On est au début de l'ère des multimédia, au début de ce nouveau lieu : le temps mondial qui est l'équivalent de la découverte d'une Amérique qu'il va falloir coloniser. Alors dans un premier temps, il y a des petits commandos inventifs, les hackers, les petits Macintosh, les Internet, les communautés virtuelles plus ou moins critiques qui débarquent dans ce télécontinent, dans cette immédiateté des échanges. Mais on sait très bien qu'ensuite arrive le pouvoir avec ses gros bataillons et qu'à ce moment là les petits ne pourront plus jouer dans la cour des grands.
Le phénomène de concentration et de capitalisation revient toujours d'une manière ou d'une autre. Soit à travers le religieux avec les Ayatollahs et l'intégrisme, soit à travers la science, qui en ce moment, est entrée elle aussi en crise. Après les débuts d'une science merveilleuse, inventive, avec des individus dans tous les coins qui cherchent, on reconcentre tout, on bureaucratise et on stérilise. On le voit dans l'université, dans le cinéma, partout. Le GATT culturel en est une image.
Je ne travaille pas sur l'immédiateté. Aujourd'hui, il y a encore du convivial. Mais je crois qu'avec un temps d'interactivité mondiale absolu, nous entrons dans une possibilité de société cybernétique, dans le sens critiqué par Wiener, et que la cybernétique sociale prendra le pas sur ce que le nazisme appelait le darwinisme social.
Terminal. Par l'alliance de la machine informationnelle et de nouvelles institutions ?
P.V. Absolument. Qui utiliseront cet effet de feed-back absolu, cette tyrannie du temps réel. Il y a eu une tyrannie de l'espace réel avec l'empire et la colonie. (Rome, pour aller vite). Aujourd'hui la tyrannie se déplace dans le virtuel, vers une nouvelle concentration. Autant la mondialisation des échanges d'homme à homme est une chose merveilleuse, autant l'interactivité mondiale est à mon avis une chose redoutable. Je suis internationaliste, mon père était émigré, et je ne suis pas en train de me replier sur le nationalisme. Je suis d'accord avec une citoyenneté du monde qui respecterait toutes les différences spatiales, culturelles... Mais je redoute la suprématie d'un temps mondial unique, d'un temps cosmique d'unification appliqué à la terre. Car l'unification est forcément tyrannique. C'est ça le vrai cyberspace, ce n'est pas le visio-casque. Il y a un grand danger et il faut se battre car cette évolution n'est pas fatale.
Terminal. C'est une vision pessimiste de notre futur immédiat, assez proche me semble-t'il du courant de pensée exprimé dans la science fiction par les écrivains cyberpunk.
P.V. J'ai failli être en relation avec Gibson, l'auteur du "Neuromancien" (5). On devaient faire un colloque cet automne à Houston, mais avec la sortie de mon livre je ne pouvais pas aller aux Etats-Unis.
Etant donné la faible culture technique des populations, et l'absence de démocratisation de la culture technique, je crains que les gens soient mûrs pour se faire avoir et faciliter ce qui menace à travers cette cybernétique sociale qui inquiétait tant Wiener. Quand je dis ça, je ne suis pas contre l'informatique. Pas plus que je ne suis contre le train. Il s'agit de l'équilibre de la critique. Je crois que la technique véhicule toujours son contraire. Chaque objet technique véhicule sa propre négativité. Je le répète sans arrêt, inventer le train c'est inventer le déraillement, et inventer l'électricité c'est aussi inventer l'électrocution. Il y a une négativité des technologies informatique. Il n'y a pas de technique pure. Toute technique est double. Il y a une possibilité de décentralisation évidente mais il y a, en même temps, la tendance inverse à la surconcentration. Les deux sont liés. C'est un problème politique.
Terminal. Le temps réel ne pose t'il pas un problème de fond aux démocraties, car comment, en effet, partager le pouvoir lorsque le temps manque ?
P.V. C'est la grande question. Toutes les vitesses relatives sont démocratisables. La voiture, l'avion ont été démocratisés. Mais la vitesse absolue, l'immédiateté, le "live", sont les caractéristiques de l'autocratie, c'est à dire de Dieu. Il y a un centre absolu. Tout voir, tout entendre, tout savoir c'est le divin, ce n'est pas l'humain. C'est l'autocratie même. Quand il n'y a plus que des réflexes conditionnés par l'immédiateté, il n'y a plus de démocratie possible.
Terminal. L'immédiateté condamnerait à la réaction au dépends de la réflexion, elle empêcherait le travail sur l'information ?
P.V. Elle empêche la réflexion en commun. La "démocratie télévisée" telle que la proposait Ross Perrot, avec la carte à puce qu'on glisse dans le moniteur télé, n'est pas une démocratie parce qu'on est seul devant son écran ou avec sa famille. C'est un réflexe. Il y a nécessité d'y réfléchir ensemble, pas seulement avec la famille. Parce que la démocratie c'est les autres. Si ce travail sur l'information manque, il n'y a pas de liberté. C'est une des grandes question qui se pose aujourd'hui.
Terminal. Est ce que l'informatique, en imposant un certain type d'approche et surtout de modélisation, ne commence pas par poser problème aux sciences ?
P.V. Tout a fait. Après les idéologies politiques, les sciences sont menacées par leurs technologies. A force de simuler les états du monde, le témoignage sur le fait disparaît. C'est une défaite des "faits scientifiques" qui ont fondé l'expérimentalisme à travers des médiations depuis la lunette de Galilée. Il y a une menace sur la science qui vient du primat de l'information technique, c'est à dire des médiums (les simulateurs, les capteurs, etc). C'est le cas de l'optique active et du redressement par ordinateur ou l'image est acquise par digitalisation et par calcul. On perd ce qui fait accident, ce qui est surprenant : l'imprévisible.
Autre exemple : Les recherches sur la réalité virtuelles sont en train de conditionner la recherche spatiale. La télérobotique offre la possibilité de visiter la Lune ou Mars sans y aller, à travers des robots qui sont commandés à partir du costume de données.
Terminal. En quoi cela est il négatif ?
P.V. Une fois de plus l'homme, comme corporeité, comme contact, est filtré. Et tellement filtré qu'à terme la science se passera de l'homme, comme pour la machine de vision. Toute la science est liée à l'observation. Les machines de vision ont commencées avec la chambre obscure qui permet la perspective, puis ont continuées avec la lanterne magique, l'appareil photographique, vidéographique, infographique pour arriver aujourd'hui à la caméra couplée à l'ordinateur, qui voit ainsi ce que la caméra lui montre. C'est ce qui permet aux missiles Cruise de se diriger sur leurs cibles. Ce n'est plus seulement la caméra d'analyse des contours pour une perceuse, c'est la machine à voir. La machine qui voit pour elle-même et non plus pour un spectateur.
Terminal. Elle voit cependant pour atteindre un but. Sa fonctionnalité lui a été imposée par l'homme.
P.V. Mais c'est l'ordinateur qui va la diriger en fonction de ce qu'il reçoit comme informations. C'est un exemple de perte pour l'homme et d'une prise d'autonomie de l'objet qui acquiert des sens pour lui-même, indépendamment de l'homme. On pourrait imaginer -j'extrapole- que la science fasse de même. Qu'elle aboutisse à une science pour la science, sans l'homme. C'est à dire qu'elle devienne une machine à faire la science.
Terminal. J'ai du mal à vous suivre.
P.V. A partir du moment où on arrive à faire acquérir des perceptions très sophistiquées à une machine, ainsi que des capacités de raisonnement avec les systèmes experts, pourquoi s'encombrer encore d'un homme ? Il y a une délégation de la science à la machine. Si on pousse à l'extrême, la science peut devenir auto-suffisante comme l'art : un art pour l'art, mais sans artiste. On aurait une science pour la science, sans scientifique.
Terminal. Des scientifiques réduits aux rôles de porteurs de mode d'emploi ?
P.V. Il y a déjà de ça dans les programmes informatique des expériences scientifiques. Il y a des simulations au sujet desquelles on se demande si ce n'est pas le logiciel qui a programmé le scientifique. Jusqu'où cette logique conditionne-t'elle l'expérience ? C'est une tendance qui est déjà présente, et c'est encore la bombe informatique qui le permet. C'est la cybernétique appliquée à la science. Au lieu que d'être l'automation du travail manuel ce serait l'automation du travail intellectuel.
Terminal. Aujourd'hui, quelle est l'influence des technologies de l'information sur le fonctionnement des institutions scientifiques ?
P.V. Je suis étonné de la médiatisation des résultats scientifiques qui a mon avis risquent de provoquer les mêmes dégâts que la médiatisation des oeuvres d'art. Elle crée une starification des chercheurs qui feront des expérience pour la galerie, comme on fait son intéressant sur une scène pour être applaudi par les spectateurs.
Terminal. Vers quelles pertes nous entraîne l'informatisation actuelle ? Que va-t'il se passer ?
P.V. Vous me demandez de prophétiser ! A mon avis on entre dans une période de déséquilibre qui va durer certainement une ou deux générations. Je ne crois pas au progrès historique, l'histoire ne va pas du mauvais au bon. Je crois aux grands mouvements, comme disaient les gens du XIX siècle. Le grand mouvement est chaotique, il n'y a pas un progrès linéaire exponentiel. L'histoire monte, revient, repart. Je crois qu'on entre dans une époque de régression, comme l'avait annoncé le major général Fuller disant : "la bombe atomique ramène les féodaux", autrement dit la prolifération nucléaire.
Terminal. Un peu comme en Yougoslavie ?
P.V. La guerre en Yougoslavie n'est pas une guerre civile publique, comme la guerre d'Espagne, avec des camps très marqués. C'est une guerre civile privée. Derrière les "responsables" affichés, il y a des chefs de guerre qui agissent pour leur propre compte. Ce n'est pas un hasard si cette situation a démarré en Yougoslavie, elle est partie de l'autogestion de la défense : "La défense populaire généralisée". Les armes lourdes étaient dans les casernes des grandes villes, mais dans tous les villages il y avait des caches d'armes et de munitions.
Avec la crise de l'état national en Europe de l'Ouest, et la fin de l'empire soviétique dans l'Europe de l'Est, on assiste à un retour aux féodalités. Ce ne sont pas exactement les mêmes en Yougoslavie qu'en Italie, mais je rappelle qu'en Italie les ligues sont aussi un retour à des pouvoirs qui ne sont plus des pouvoirs nationaux. Si on reprend ce que je disais tout à l'heure des villes de la Communauté Européenne, on s'aperçoit que derrière la décentralisation ce sont les maires des grandes Euro-cités qui sont les vrais chefs et tendent à l'autonomie. Ce qui nous amène les deux impôts avec une hausse de 7O% pour les impôts locaux dans certaines régions. Ce qui est absolument aberrant ! Qu'on se rappelle la phrase de Georges Frèche, maire de Montpellier : "demain entre le président de la République et les maires il n'y aura rien". C'est exactement la féodalité.
Mon sentiment est qu'on retourne à une situation de guerre privée en Europe (en Chine, il y en a toujours eu, et les seigneurs de la guerre sont en train d'y revenir avec certaines régions qui s'autonomisent). Il y a là un mouvement de dissolution des entités qui sont venues de l'histoire traditionnelle de l'Europe, celle des Empires, et un retour à des unités restreintes éparses, différentes suivant les cultures, l'économie... Et ce mouvement se trouve renforcé par les technologies de l'information.
Terminal. Vous aviez dit dans un de vos ouvrage que nous étions dans une société moins permissive que dissuasive, parce qu'en assimilant les obstacles moraux à des obstacles matériels on arrivait à un état de choses où les gens étaient incapables de décider par eux mêmes. Pourriez vous approfondir ?
P.V. C'est quelque chose qui touche de près aux médias et donc à l'information au sens large. Les sociétés anciennes étaient des sociétés où il y avait un champ d'obligations à travers des lois, des régles religieuses, une liturgie, etc, ou des impératifs catégoriels comme dans la société bourgeoise. Or ce champ d'obligations est en train de laisser la place à un champ d'incitations, ce qui crée une situation bien plus complexe.
Voici un exemple. On est au mois d'août, je lève les yeux au ciel et je vous dit : "Il fait beau". Je ne communique pas avec vous parce que vous êtes obligé de me dire "Oui, il fait beau". Donc ce n'est pas communiquer que de communiquer ce qui est clair : c'est commander. Par là, on arrive à un système où vous êtes obligé de dire ce que je veux. Aussi, Quand on me met un micro sous le nez en me disant "qu'est ce que vous pensez du racisme ?" je refuse de répondre, bien que je sois contre le racisme bien évidemment !
Tous les médias ont développé cette logique de communiquer ce qui est clair. On a appelé ce champ d'incitation : idéologies de la libération, de la tolérance, de la libre pensée. En réalité c'est un conditionnement rétroactif qui ne me commande pas apparemment, mais qui m'incite à dire ou à demander certaines choses. C'est le problème que pose la Publicité. Il n'y a rien de plus autoritaire. C'est un autre dressage au conformisme social plus sophistiqué que l'énoncé d'obligations.
De même Hollywood. Dans mon dernier livre, je prends l'exemple des accords Blum-Byrnes. En 1947, Blum va aux Etats Unis rencontrer Byrnes qui lui dit: "Avec le plan Marshall, on va vous aider pour le charbon et l'acier... Mais vous signerez bien le petit codicille sur le problème des films d'Hollywood ?" Or qu'est-ce qui reste aujourd'hui du charbon et de la sidérurgie, rien ! On s'est fait avoir ! On voit bien que la duplicité s'est jouée sur une intelligence matérialiste de l'Europe qui n'a pas compris qu'Hollywood était potentiellement plus puissante que le charbon et l'acier.
Terminal. L'industrie du spectacle serait une manière de mettre en forme ce qui échappe à une propagande musclée. Hollywood, en vendant de l'émotion, était "la" grande machine à produire de l'idéologie de l'Amérique ?
P.V. C'est une incitation publicitaire. L'immatériel était infiniment plus important que le charbon et l'acier sur le plan du conditionnement des moeurs. Je rappelle une phrase de Nixon : "L'Amérique n'est pas colonialiste, elle ne désire aucun territoire, elle veut seulement proposer un mode de vie". C'est le champ d'incitation, imposé par les films d'Hollywood, par le Coca-Cola, par tous les effets de suggestion et d'assujettissement de l'opinion. Le nouveau conditionnement "live", c'est ça ! Pas besoin de la guerre du Golfe. Aujourd'hui le pool Hollywood-Pentagone est relayé par le pool CNN-Pentagone.
Comme le disais Einstein à l'abbé Pierre dans les années soixante, il y a trois bombes. La première vient d'exploser, c'est la bombe atomique. La seconde, c'est la bombe de l'information (il ne disait pas informatique, mais on peut le dire aujourd'hui). La troisième est pour le siècle prochain, c'est la bombe démographique. Or la bombe informatique explose seulement maintenant à travers les multimédias et la digitalisation généralisée de toutes les informations. Le Tchernobyl informatique va pouvoir commencer.
Terminal. Tchernobyl, vous êtes vraiment très pessimiste ! Qu'entendez vous par là ?
P.V. La révolution postindustrielle entraînera des Tchernobyls. Ce sont les effet indirects du conditionnement. Je vais vous donner un exemple tout simple. Paul Mac Carteney, dans un interview au Nouvel Observateur, dit qu'il est un collectionneur d'anciennes tables de mixage électrique. Pourquoi ? Parce que les tables de mixage et le synthétiseurs électroniques sont trop parfaits. On ne peut pas obtenir le son de la guitare de Jimmy Hendrix avec ses parasites.
L'informatique est aussi un synthétiseur d'information. A travers la digitalisation on peut réduire les films, modifier une scène, etc, mais on lave la forme et le contenu, on le dévitalise. Quand je dis ça, je ne suis pas contre l'informatique, mais contre les effet négatifs de la digitalisation.
Terminal. L'informatique jouerait un rôle de filtre ?
P.V. Oui, inévitablement elle élimine quelque chose. Cette perte est capitalisable en ce moment, à travers la tentative de centralisation des multimédias dans les mains des américains. Au dernier salon du livre de Francfort, marqué par l'arrivé du livre électronique, quand Julian Dickens, le représentant anglo-saxon de SONY, dit : "Vous les éditeurs, est-ce que vous êtes des vendeurs de petit cartons collés avec dedans des petits papiers, ou des vendeurs d'informations ?" Cela signifie que, pour lui, il n'y a déjà plus de philosophie, de poésie, d'histoire ou de la littérature, mais seulement de l'information. C'est à dire de l'informatique, avec derrière un marché !
Terminal. Pour vous l'information qu'est ce que c'est ?
Je ne peux pas en donner une définition. En tout cas ce n'est pas celle de Claude Shannon. Si je commence à écrire des livres où je parle d'informatique, c'est parce que je me pose la question. Je m'intéresse à ce détournement apparemment mineur que cette technologie occasionne à l'information. Elle est en train de dévoyer l'information contenue dans la poésie. Réduire la poésie à de l'information en général, c'est aliéner l'information spécifique de la poésie. Je ne sais pas ce qu'est l'information de la poésie, mais je sais que quand on perd cette information là, on peut perdre toutes les autres.
Je le constate en architecture, un domaine que je connais bien. La CAO (conception assistée par ordinateur) élimine la richesse du dessin architectural dans des proportions catastrophiques. La plupart de mes étudiants me disent qu'on perd énormément de choses avec la palette graphique et les autres instruments informatiques. Ces outils sont extraordinaires pour gérer les problèmes techniques, mais pour tout ce qui touche à la qualité de l'espace, on risque de s'user les dents dessus et de perdre son talent. On doit travailler avec l'informatique, mais en même temps travailler contre. C'est notre vieille habitude d'intellectuel critique. C'est de cette manière qu'on peut aider l'informatique à être autre chose qu'un asservissement cybernétique.
Terminal. Vous voulez dire que l'architecte doit d'abord se construire une compétence spatiale, une faculté de recomposition personnelle de l'espace, que la manipulation de l'ordinateur ne permet pas d'acquérir ?
P.V. Complètement. Je fait faire à mes étudiants des dessins en image mentale avec un masque de relaxation. Ca les aide parce qu'ils s'aperçoivent qu'il existe deux mondes, celui des images mentales virtuelles, et celui des images instrumentales, virtuelles elles aussi. Et donc que l'un peut résister à l'autre. Si on travaille beaucoup en images mentales, on devient capable de maîtriser cette perte de l'image instrumentale qui apparait sur le moniteur.
Terminal. En cultivant sa propre singularité ?
P.V. Voilà. C'est pour cela que je dis que je suis du côté des hackers -non pas des pirates qui foutent la merde et qui ont envie de se faire du fric- mais de ceux qui sont à la foi dans la technique et contre la technique. Je suis en relation avec les hackers d'Amsterdam. Nous échangeons des articles et je les engueule parfois, en leur disant "Ne devenez pas des vrais pirates". Mais en même temps, ils ont raison d'être critiques. C'est eux qui font avancer les choses, comme les auteurs au cinéma. Ce sont les Scorcese, les Cassavetes qui ont fait progresser le cinéma américain, ce n'est pas Hollywood et les majors compagnies.
Terminal. On ne peut pas mettre de côté les technologies de l'information et dire "je ne veux pas en tenir compte" ?
P.V. L'enjeu aujourd'hui, ce sont les machines : les robots et tous ces objets extraordinairement puissants. Il ne faut pas les fuir, mais leur faire face. Il faut se battre avec l'ange car il n'y a de combat qu'avec lui, c'est la grandeur de l'homme. Mais c'est difficile à faire comprendre à quelqu'un qui n'a pas un minimum de culture technique. Les gens me disent "Vous êtes pessimiste, vous êtes contre la technique". Je réponds : "Non, c'est le contraire, vous ne comprenez rien !"
Terminal. On voudrait nous enfermer dans une fausse alternative, soit le rejet total, soit l'admiration et l'acceptation inconditionnelle des solutions techniques et organisationnelles choisies. Or il y a tout un univers de possibles entre les deux...
P.V. C'est l'effet de la publicité. On requiert l'admiration et l'acceptation béate du public ! Or toute technique a son envers. Prenons l'invention du chemin de fer, car elle a été l'occasion de révéler un nouveau type d'approche d'un objet technique mondial. A leurs débuts, les trains déraillaient tout le temps. Tout un tas de problèmes nouveaux se posent. Non seulement les voies ferrées ne ressemblent ni à une voie romaine ni à un chemin vicinal, mais il y a les vibrations (si importantes avec les ponts). Il y a surtout la question du trafic. Et pour cela il n'y a pas d'ingénieur. Et tout d'un coup, en prenant le déraillement comme objet, un corps d'ingénieurs va se créer qui invente l'ingénierie de trafic. Il étudie l'immatériel : le fait qu'un train est ici et l'autre là et qu'ils se croisent à telle heure. En utilisant le télégraphe optique -qui va devenir électrique- et en inventant le crocodile et le bock-systeme ils pourront réguler le trafic sans accident et favoriser ainsi l'accélération du développement des chemins de fer.
Aujourd'hui la question se pose d'une ingénierie du trafic informatique et de la prise en compte des retombées néfastes. Le programme trading qui a accéléré le crack de Wall Street en 1987 a amené la nécessité d'un coupe circuit. Timisoara ou la guerre du Golfe sont des déraillements provoqués inadmissibles. Ils ne doivent plus se reproduire.
Terminal. La manipulation des informations, la censure ont toujours existé, c'est un élément constitutif de tout pouvoir.
P.V. Bien sûr, mais ça a pris aujourd'hui une dimension mondiale. C'est ce que j'appelle un Tchernobyl de l'information.
Terminal. L'automation avec son cortège de chômeurs n'est elle pas déjà un premier Tchernobyl dans la mesure ou nos sociétés sont incapables d'absorber l'augmentation de la productivité des machines en répondant à l'innovation technique par une innovation sociale intelligente ?
P.V. Les responsables n'ont pas compris que nous affrontions un chômage structurel lié à la deuxième révolution industrielle basée sur l'informatique. On va vers une crise où il y aura des drames parce qu'il n'y a aucun homme politique à la hauteur de la situation. On ne peut plus se baser sur la vision socialiste ou capitaliste. Il faut révolutionner toute la société en inventant un nouveau rapport politique à l'industrie, à la science et à l'information puisque c'est elle qui est maintenant l'énergie de base.
Le chômage met à la rue des millions de gens. Ce qui veut dire que la paix sociale sera menacée. Je travaille beaucoup sur les problèmes des sans domiciles fixe. Le rapport en Europe entre le chômage et les sans domicile fixe est terrifiant. Il y a entre 17 et 2O millions de chômeurs en Europe de l'Ouest et, d'après les chiffres de l'union internationale des architectes, il y a environ 5 millions de gens à la rue. Ce ne sont pas des émigrés, parce que ceux-ci bénéficient encore des solidarités familiales ou tribales. Ce sont des autochtones. Dans la rue, à Paris intra-muros, il y a 4O OOO personnes. C'est atroce, mais ce n'est encore rien. Mais si demain il y en a 1OO OOO, comme dans les pays du Tiers Monde, ça saute.
Les gens à la rue en ce moment commencent à avoir des chiens pour survivre. Pour ne pas se faire violer et égorger, comme ces deux touristes qui ont dormi dans un square cet été, il faut une bête qui vous défende. Le chien est une arme. Du chien au pistolet à grenaille, on entre dans une situation qui ressemble à celle de l'Amérique latine, avec ces pauvres gosses dans les rues, qui sont devenus de véritables fauves. C'est une situation invivable. Là c'est l'urbaniste qui parle. Tout ça se tient, c'est encore un effet de la bombe informatique.
Terminal. Pour vous, l'information reste malgré tout l'avenir post technologique du monde ?
P.V. Absolument. Mais tout passe par une intelligence politique de l'informatique et on n'en voit pas les débuts. A part quelques prophètes de malheur, tels Norbert Wiener ou Joseph Weizenbaum, qui sont d'ailleurs aussi des prophètes de bonheur parce que ce sont des gens qui travaillent positivement en disant qu'il faut se battre avec l'ange de l'informatique, comme il faut se battre avec l'ange de l'énergie atomique.
Terminal. Comment expliquer ce blocage social et mental, cette extraordinaire incapacité à innover socialement devant les opportunités positives que pourrait aussi offrir l'informatique ?
P.V. C'est essentiellement une question de culture. La coupure entre l'art et la technique au XVIIIème siècle a été un drame épouvantable. L'art menait à la technique selon la vieille expression : les "Arts et métiers". Le peintre et le ferronnier étaient amis. Léonard de Vinci est à la foi un artiste et un scientifique. Ce n'est pas seulement un grand peintre, c'est aussi un grand architecte, un grand scientifique et un grand militaire. On pourrait donner de multiples exemples. On a coupé l'homme en deux au dix-huitième siècle avec la raison raisonnante d'un côté et la sensibilité de l'autre.
Certains le savent bien. La "Nouvelle alliance" de Prigogine et de Stengers (6) proposait de refaire se joindre l'art et la technique au grand bonheur de la science qui s'appauvrit de cette coupure. La science a besoin de la poésie (tous les physiciens le disent), et pas seulement de l'informatique.
Terminal. Cet impérialisme triomphant de l'informatique n'a-t'il pas aussi un bon côté, celui de nous obliger à nous poser des questions que nous aurions pas imaginé autrement -ne serait ce que pour nous défendre- d'avoir ébranlé un certain nombre d'évidences ? Je pense par exemple à la question de la pensée.
P.V. Notre époque est merveilleuse, elle est un peu comme la renaissance, le pire et le meilleur sont là. Tout dépends de nous. Si je parle de renaissance, c'est parce que nous sommes au seuil, nous aussi, d'une nouvelle vision du monde. Le temps mondial, dont on a parlé au début, est quelque chose de jamais vu.
C'est pour celà que quand on me dit "vous avez un service 24 heures sur 24", je réponds "va te faire voir". Parce que toutes les logiques 24 heures sur 24, nous font entrer dans le temps mondial sans qu'on ait un recul critique sur ce que ça veut dire comme concentration et comme accumulation de risques. On nous dit : "c'est bien n'est ce pas". Et bien, non, ce n'est pas forcément bien. La coupure est un élément extrêmement important. Le temps local est un temps de la conscience, j'ai besoin de dormir. On peut rester cinq jours sans dormir, mais dans quel état est on après ! J'ai envie de dire que le temps mondial est un temps sans sommeil social.
Terminal. Le mode de découpage des temps locaux peut être aussi un obstacle à la singularisation individuelle. Il impose lui aussi ses rythmes ses normes et ses rôle sociaux. Ce peut être aussi aussi un carcan. Je pense par exemple au travail. On peut vouloir travailler moins, ou à un rythme différent des autres. Ou travailler dans plusieurs domaines à la foi... La relativisation des temps locaux et des découpages sociaux, par le temps mondial, ne peut elle avoir aussi des aspects positifs ?
P.V. Bien sûr, il peut y avoir des effets positifs. Mais il y a un risque considérable que le temps mondial ne devienne le temps de base, et qu'il élimine toute coupure. Parce que ceux qui mettent en place ces systèmes ne sont pas plus garants de leur non nuisibilité que nous. Et il n'y en a pas beaucoup qui se préoccupent de la négativité.
Terminal. On trouve aussi dans l'écologie une prise en compte d'une interdépendance mondiale, même si elle n'est pas envisagée sous l'angle de la temporalité. Par rapport au préoccupations écologiques, comment vous situez vous ?
P.V. Je crois qu'il y a deux écologies importantes. Il y a celle que l'on appelle verte pour faire image, c'est à dire l'écologie des substances, la pollution de la Nature. Moi je parle d'une écologie que j'appelle grise, celle des distances. Il s'agit de la pollution de la grandeur-nature, des échelles d'espace et de temps. On ne peut pas séparer la pollution des substances de la pollution des distances. Par exemple, quand on nous dit "On est contre le TGV parce qu'il abîme la montagne Sainte victoire ou la vallée du Rhône", je dis "Oui, mais on ne peut pas séparer cette pollution là de celle des distances qui fait que Paris et Lyon sont à deux heures". Quelque chose se perd dans la grandeur-nature par la rapidité. Quelque chose s'acquiert aussi, bien évidemment.
Terminal. Toujours ce double mouvement.
P.V. Toujours, le positif et le négatif. Quand on traverse l'Atlantique en trois heures, on pollue la nature de l'Atlantique. Je ne dis pas que c'est mal. Mais on perd quelque chose. Résultat l'Atlantique -à part quelques sportifs qui passent à la rame et les transats en solitaire- n'est plus qu'une poubelle : il ne sert plus à l'homme. Il devient étranger, il se perd. Comme les campagnes qui se désertifient.
Il y a, à mon avis, une double dimension de l'écologie : matérialiste et "immatérialiste". Mais quand je dis immatérialiste, ça ne signifie pas que les milliers de mètres de l'Everest ou les centaines de kilomètres de la vallée du Rhône ne sont pas matériels, mais c'est aussi de l'espace temps. Ce n'est pas simplement de l'air, de l'eau ou de la flore ou de la faune. Je travaille dans mon prochain livre, sur cet aspect de la vitesse comme élément de pollution.

Notes et références bibliographiques

  1. Paul Virilio, "L'art du moteur", éditions Galilée, 1993.
  2. Paul Virilio, "L'insécurité du territoire", éditions Galilée, 1993.
  3. Paul Virilio, "Vitesse et politique", éditions Galilée, 1977.
  4. "HUB": le "Moyeu" qui permet à la roue de tourner.
  5. La plupart des ouvrages de William Gibson ont été traduits aux éditions J'ai lu.
  6. Ilya Prirogine et Isabelle Stengers, "La Nouvelle Alliance", Editions Gallimard 1979.